Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée, sous le n° 19NC00334, le 1er février 2019, et un mémoire, enregistré le 23 janvier 2020, la SCI Picor, représentée par la SELAS C... Associés Grand-Est, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 6 décembre 2018 ;
2°) de condamner la commune de Tournes à lui verser la somme principale de 525 354,92 euros avec intérêts de droit à compter de la demande préalable du 15 mai 2017 ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Tournes une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'illégalité des décisions du maire de Tournes du 14 février 2014, retirant la décision implicite de non opposition à travaux, et du 31 mars 2015, lui refusant l'autorisation d'ouverture d'un établissement recevant du public, est constitutive d'une faute ;
- le tribunal a statué "extra petita" en rejetant la totalité de sa réclamation y compris quant au chef de préjudice pour lequel la commune n'a pas contesté le principe de l'indemnisation , il a en outre méconnu le principe du contradictoire en rejetant la requête aux termes de considérants sur lesquels elle aurait pu apporter sa réponse ;
- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, les fautes reprochées à la commune de Tournes sont à l'origine de son abandon du projet ;
- elle a subi un préjudice en engageant des dépenses en pure perte, pour un montant total de 25 354,92 euros ;
- elle a subi un autre préjudice en raison du manque à gagner et de la perte de chance, qui peut être évalué à 500 000 euros ;
Par un mémoire en défense enregistré le 13 décembre 2019, la commune de Tournes, représentée par la SCP Auberson Desingly, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que soit mis à la charge de la SCI Picor le versement de la somme de 2 000 au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Elle fait valoir que les moyens soulevés par la société requérante ne sont pas fondés.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 23 janvier 2020, M. A... B..., représenté par la SELAS C... Associés Grand-Est, demande que la cour fasse droit aux conclusions présentées par la SCI Picor.
Il soutient que c'est au nom de la SCI Picor et non en son nom propre qu'il est intervenu, de sorte que les sommes réclamées au titre des dépenses exposées en pure perte sont bien dues à la SCI Picor.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de l'urbanisme ;
- le code de la construction et de l'habitation ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Goujon-Fischer, premier conseiller,
- les conclusions de Mme Peton, rapporteur public,
- et les observations de Me C..., pour la SCI Picor.
Considérant ce qui suit :
1. Le 19 juillet 2013, la SCI Picor a souscrit une déclaration préalable de travaux, en vue de la rénovation d'un ensemble de bâtiments à usage industriel, situé 27 rue de la gare à Tournes, pour lequel elle bénéficiait d'une promesse de vente. Le silence gardé par la commune de Tournes pendant un mois a créé une décision implicite de non-opposition à la déclaration préalable. Le 25 septembre 2013, la commune de Tournes a reçu de la SCI Picor une demande d'autorisation d'aménager dans ces mêmes locaux un établissement recevant du public. Par un arrêté du 14 février 2014, le maire de Tournes a rejeté cette dernière demande. Le 31 mars 2015, le maire a par ailleurs retiré la décision implicite de non-opposition aux travaux. Ces décisions du maire ont été annulées par deux jugements du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 2 juillet 2015 et du 8 novembre 2016. La SCI Picor, ayant renoncé à son projet, a saisi en vain la commune d'une demande d'indemnité fondée sur l'illégalité fautive des décisions des 14 février 2014 et 31 mars 2015. Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté la demande indemnitaire de la SCI par un jugement n° 1701755 du 6 décembre 2018. La SCI Picor relève appel de ce jugement.
Sur l'intervention de M. B... :
2. M. B... a accompli, au nom et pour le compte de la SCI Picor, alors en cours de constitution, les diligences liées au dépôt de la déclaration de travaux et de la demande d'exploitation d'un établissement recevant du public. L'intéressé, qui ne se prévaut d'aucune autre qualité que celle de mandataire de cette société ni d'aucun intérêt propre susceptible d'être lésé par l'issue du présent contentieux indemnitaire, ne justifie pas d'un intérêt suffisant pour intervenir. Par suite, son intervention ne peut être admise.
Sur la régularité du jugement :
3. Il appartenait au tribunal, dès lors qu'il était saisi des conclusions indemnitaires de la SCI Picor dirigées contre la commune de Tournes, de vérifier, même d'office, si les conditions d'engagement de la responsabilité de la commune étaient remplies en l'espèce, notamment celle tenant à l'existence d'un lien de causalité direct entre l'illégalité fautive des décisions du maire de Tournes des 14 février 2014 et 31 mars 2015 et les préjudices subis par la société à la suite de son renoncement au projet de location, pour lequel elle avait souscrit une déclaration de travaux et une demande d'autorisation d'aménager un établissement recevant du public. Par suite, la circonstance que la commune de Tournes avait, dans ses écritures de première instance, accepté d'indemniser la SCI Picor à hauteur des frais d'architecte que cette dernière indiquait avoir exposés en pure perte ne faisait pas obstacle à ce que le tribunal, ayant conclu à l'absence de ce lien de causalité, rejette les conclusions de la société tendant à l'indemnisation de ces frais.
4. En fondant son jugement sur l'absence de lien de causalité direct entre les fautes imputées à la commune de Tournes et le préjudice allégué par la SCI Picor, le tribunal a seulement relevé qu'une des conditions de la mise en jeu de la responsabilité de la commune n'était pas remplie. Par suite, les exigences de la contradiction n'impliquaient pas, à peine d'irrégularité du jugement, que les parties à l'instance soient invitées préalablement à présenter des observations sur ce motif de rejet.
5. Il résulte de ce qui précède que le jugement attaqué n'est entaché d'aucune des irrégularités invoquées par la SCI Picor.
Sur le bien-fondé du jugement :
6. Il résulte de l'instruction que, le 10 avril 2013, M. B..., agissant au nom et pour le compte de la SCI Picor, en cours de constitution, a conclu avec la société Warehouse un compromis avec promesse de vente d'un ensemble de bâtiments à usage industriel, comprenant un entrepôt situé 27 rue de la gare à Tournes. Ce compromis était affecté d'une condition suspensive tenant à l'obtention avant le 10 octobre 2013 d'un permis de construire destiné à la rénovation de cet ensemble immobilier. Le silence gardé par la commune de Tournes sur la déclaration de travaux déposée par la SCI Picor le 8 août 2013 a fait naitre, le 8 septembre 2013, une décision implicite de non-opposition aux travaux. Toutefois, dans une lettre adressée au directeur départemental des territoires le 17 septembre 2013, le maire de Tournes avait fait connaître son opposition au projet, confirmée lors d'une réunion en mairie le 10 décembre 2013. La SCI Picor produit en appel un avenant, daté du 28 décembre 2013, au compromis de vente conclu avec la société Warehouse, assorti d'une nouvelle condition suspensive tenant à l'obtention des autorisations administratives nécessaires à la modification du bâtiment cédé pour l'exploitation d'un local de divertissement et reportant le délai de régularisation de l'acte authentique au 30 septembre 2014 afin de permettre à la SCI Picor d'obtenir l'autorisation d'aménagement d'un établissement recevant du public ainsi que le financement nécessaire au projet. Le 14 février 2014, le maire de Tournes a refusé de faire droit à la demande d'autorisation d'aménager un établissement recevant du public, déposée le 25 septembre 2013 par la SCI Picor. Le 31 mars 2015, il a en outre procédé au retrait de la décision de non opposition à la déclaration de travaux.
7. Par un premier jugement du 2 juillet 2015, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a annulé la décision du maire de Tournes du 14 février 2014 refusant à la SCI Picor l'autorisation d'exploiter un établissement recevant du public, au motif que ni la circonstance que la SCI Picor n'avait pas déposé de demande de permis de construire, ni la sécurité publique aux abords de l'établissement, n'étaient susceptibles de justifier légalement ce refus au regard de la législation relative aux établissement recevant du public. Par un second jugement, du 8 novembre 2016, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a annulé la décision du 31 mars 2015 par laquelle le maire de Tourne avait retiré la décision implicite de non opposition à la déclaration de travaux, au motif que ce retrait était intervenu illégalement au-delà du délai de trois mois prévu par l'article L. 424-5 du code de l'urbanisme et sans qu'aucune fraude ne puisse être imputée au pétitionnaire. Les décisions des 14 février 2014 et 31 mars 2015, annulées comme illégales par ces deux jugements revêtus de l'autorité absolue de la chose jugée, sont de nature à engager la responsabilité de la commune à l'égard de la SCI Picor à raison des préjudices résultant directement de ces illégalités fautives. Il résulte des faits exposés au point 6 que, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, la renonciation de la SCI à son projet trouve son origine directe dans les décisions des 14 février 2014 et 31 mars 2015. Par suite, la SCI Picor est fondée à soutenir que c'est à tort que, par son jugement du 6 décembre 2018, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande.
Sur l'évaluation du préjudice :
8. En premier lieu, la SCI Picor est fondée à demander l'indemnisation des frais, dont elle justifie du montant, exposés en pure perte du fait de l'illégalité fautive affectant les décisions du maire de Tournes des 14 février 2014 et 31 mars 2015.
9. La SCI Picor est fondée à cet égard à demander l'indemnisation des honoraires réglés au cabinet d'architecture Techniques Design Architectures, dont elle justifie par une note d'honoraires du 30 septembre 2013 pour un montant TTC non contesté de 13 395,20 euros, du coût de l'étude réglé à la chambre de commerce et d'industrie des Ardennes, s'élevant à 1 509,72 euros, laquelle, bien que relative à l'exploitation commerciale d'un local de divertissement, était directement liée au projet de la société de louer ses locaux à une société en vue de cette exploitation commerciale, ainsi que de la perte du dépôt de garantie subie à l'occasion du projet d'acquisition des murs pour un montant de 5 000 euros et du coût des émoluments relatifs à la demande de toute pièce pour l'intervention du notaire rédacteur en cas de non réalisation de la vente, pour un montant de 300 euros, ces sommes ayant été réglées par M. B... au nom et pour le compte de la SCI Picor.
10. En revanche, la demande de la société requérante tendant au remboursement de ses frais d'avocat, évalués à 5 000 euros selon les relevés d'honoraires qu'elle présente, n'est assortie d'aucune précision sur la part de ces honoraires liés à des diligences qui n'auraient pas été prises en compte par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, à l'occasion des deux instances qui ont conduit à l'annulation des décisions du maire de Tournes. Il y a lieu, par suite, de rejeter la demande d'indemnisation portant sur ce chef de préjudice.
11. En second lieu, l'ouverture du droit à indemnisation est subordonnée au caractère direct et certain des préjudices invoqués. La perte de bénéfices ou le manque à gagner ayant découlé de l'impossibilité, pour la SCI Picor, de réaliser son projet de réhabilitation de l'ensemble immobilier situé 27 rue de la gare à Tournes et sa location en vue de l'exploitation d'un local de divertissement revêt un caractère éventuel. La SCI Picor ne justifie d'aucune circonstance particulière permettant de faire regarder ce préjudice comme présentant, en l'espèce, un caractère direct et certain, notamment au regard des incertitudes que l'étude de la chambre de commerce et d'industrie a pu faire naitre quant aux perspectives de la SCI Picor de donner ses locaux à bail à une société susceptible de réaliser un bénéfice par l'exploitation d'un établissement de divertissement à Tournes. Il y a lieu, dès lors, de rejeter sa demande d'indemnisation de ce chef de préjudice.
12. Il résulte de tout ce qui précède que la SCI Picor est seulement fondée à demander le versement, à titre d'indemnisation, d'une somme de 20 204,92 euros.
Sur les frais liés à l'instance :
13. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens, ou à défaut la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ".
14. Ces dispositions font obstacle à ce que soit mis à la charge de la SCI Picor, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme demandée par la commune de Tournes au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de cette commune le versement à la SCI Picor d'une somme de 2 000 euros au titre des mêmes dispositions.
DECIDE :
Article 1er : L'intervention de M. B... n'est pas admise.
Article 2 : La commune de Tournes versera à la SCI Picor la somme de 20 204,92 euros à titre d'indemnisation.
Article 3 : La commune de Tournes versera à la SCI Picor la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 6 décembre 2018 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié sera notifié à la SCI Picor, à la commune de Tournes et à M. B....
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N° 19NC00334