Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 5 avril 2019 et le 5 août 2020, M. A..., en son nom propre et en sa qualité d'ayant-droit de M. B... A..., son défunt père, représenté par Me C..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 4 février 2019 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 707 164,93 euros ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le jugement est entaché d'irrégularité dès lors que le ministre des armées a présenté un mémoire en défense, quelques heures avant la clôture de l'instruction, sans que ne lui soit accordé un délai supplémentaire pour y répondre, en méconnaissance du principe du contradictoire ;
- ce jugement est également entaché d'irrégularité en raison de la motivation retenue par les premiers juges pour écarter le moyen tiré de ce que le ministre de la défense ne pouvait pas opposer la prescription quadriennale, qui ne permet pas de comprendre le raisonnement qu'ils ont adopté ;
- ce jugement est également insuffisamment motivé dès lors qu'il ne permet pas de connaître la date à laquelle la prescription serait acquise, ni même le point de départ du délai de prescription ;
- le jugement ne répond pas au moyen tiré de ce que la prescription ne court pas contre le créancier qui ne peut agir conformément aux dispositions de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968 ;
- le jugement est entaché d'une erreur de droit dès lors qu'il a estimé que la loi de 1968 pouvait s'appliquer avant son entrée en vigueur ;
- il est entaché d'une erreur de droit et d'une erreur de fait au regard de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968 ;
- en raison des déclarations d'intention trompeuses formulées par l'Etat français depuis de nombreuses années, les exposants n'ont pas pu faire valoir leurs droits dans les quatre ans suivant leur arrivée sur le sol métropolitain ;
- dès lors que la jurisprudence avant le 3 décembre 2018 a toujours refusé d'indemniser ces populations, la prescription n'était pas acquise à la date de sa demande ;
- la cour doit examiner l'intégralité des demandes formées en première instance, qui sont maintenues dans le cadre de cette instance ;
- le jugement n'est pas suffisamment motivé s'agissant du rejet des conclusions indemnitaires relatives aux préjudices liés à l'absence de dispositions prises par la France, après les accords d'Evian, pour protéger en Algérie les harkis et leurs familles ;
- les premiers juges ont violé le principe de non rétroactivité des lois en faisant application de la loi du 31 décembre 1968 pour des faits qui lui étaient antérieurs.
Par un mémoire en défense, enregistré le 22 juillet 2020, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que :
- le moyen tiré de la méconnaissance du principe du contradictoire manque en fait dès lors que le requérant, qui n'a pas usé de sa faculté de présenter un mémoire en réplique, a pu présenter des observations orales à l'audience ;
- le jugement est suffisamment motivé ;
- elle a pu opposer la prescription quadriennale, qui s'applique aux créances nées antérieurement à la date de son entrée en vigueur et non encore atteintes de déchéance à cette même date ;
- si le moyen tiré de la prescription quadriennale est écarté, elle oppose la déchéance quadriennale issue de l'article 9 de la loi de finances du 29 janvier 1831, à la créance de M. A... ;
- elle s'en remet à ses écritures de première instance s'agissant des autres moyens invoqués par M. A....
Par ordonnance du 24 juillet 2020, la clôture d'instruction a été reportée au 7 août 2020 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi du 29 janvier 1831 portant règlement du budget et des dispositions sur la déchéance des créanciers de l'Etat modifiée ;
- la loi n° 45-0195 du 31 décembre 1945 ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Antoniazzi, premier conseiller,
- et les conclusions de M. Michel, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. D... A..., né en 1964, dont le père a été supplétif de l'armée française en Algérie, a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne de condamner l'Etat à lui verser la somme de 707 164,93 euros en réparation de préjudices subis par lui et son père résultant, d'une part, de l'abandon de son père en Algérie lors de l'indépendance algérienne alors même qu'il y était victime d'exactions en sa qualité d'ancien supplétif dans l'armée française, d'autre part, des conditions d'accueil indignes en France de son père harki et de sa famille rescapée dans le camp Joffre à Rivesaltes, où lui-même est né en 1964. Par un jugement du 4 février 2019, dont il relève appel, sa demande a été rejetée.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ".
3. Il ressort des termes du jugement contesté que les premiers juges ont répondu, de manière suffisamment motivée d'une part, en faisant droit à l'exception de prescription quadriennale opposée par la ministre des armées, en écartant notamment la circonstance invoquée par M. A... selon laquelle ce dernier était dans l'ignorance légitime de sa créance et d'autre part, en rejetant les conclusions indemnitaires relatives aux préjudices liés à l'absence de dispositions prises par la France, après les accords d'Evian, pour protéger en Algérie les harkis et leurs familles. Les premiers juges, qui n'étaient pas tenus de répondre à l'ensemble des arguments avancés par les parties, n'ont ainsi pas entaché leur jugement d'une insuffisance de motivation. Par suite, M. A... n'est pas fondé à soutenir que ce jugement serait entaché d'irrégularité.
4. En second lieu, aux termes de l'article R. 611-1 du code de justice administrative : " (...) La requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties avec les pièces jointes (...). / Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s'ils contiennent des éléments nouveaux ". Aux termes de l'article R. 613-2 du même code : " Si le président de la formation de jugement n'a pas pris une ordonnance de clôture, l'instruction est close trois jours francs avant la date de l'audience indiquée dans l'avis d'audience prévu à l'article R. 711-2. Cet avis le mentionne. (...) ". Selon l'article R. 613-4 de ce code : " Le président de la formation de jugement peut rouvrir l'instruction par une décision qui n'est pas motivée et ne peut faire l'objet d'aucun recours. Cette décision est notifiée dans les mêmes formes que l'ordonnance de clôture. / La réouverture de l'instruction peut également résulter d'un jugement ou d'une mesure d'investigation ordonnant un supplément d'instruction (...) ".
5. Il ressort des pièces de la procédure devant le tribunal que la ministre des armées a produit un second mémoire le 18 janvier 2019, jour de la clôture de l'instruction en application des dispositions de l'article R. 613-2 du code de justice administrative, l'affaire ayant été inscrite à l'audience du 22 janvier 2019. Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a communiqué ce mémoire à M. A... le même jour. La mention, contenue dans le courrier joint à la communication de ce mémoire, lui indiquant que les observations éventuelles que susciterait ce mémoire devraient être produites " dans les meilleurs délais ", n'a pas eu pour effet de reporter la date de clôture de l'instruction. Ce mémoire, qui contenait des observations en réponse au moyen relevé d'office par le tribunal et apportait des précisions sur l'exception quadriennale opposée dans le premier mémoire en défense et sur les préjudices invoqués par M. A..., ne faisait état d'aucun élément nouveau de droit ou de fait sur lequel le tribunal a fondé son jugement. Par suite, alors même que M. A... n'aurait pas disposé d'un temps suffisant pour répliquer à ce second mémoire, il n'est pas fondé à soutenir que le caractère contradictoire de l'instruction a été méconnu.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne les préjudices résultant de l'absence de protection des familles de supplétifs de l'armée française contre les interventions des autorités algériennes :
6. Le requérant soutient que les autorités françaises n'ont pas pris les mesures nécessaires à empêcher l'incarcération, en Algérie, de son père, avant qu'il ne soit rapatrié en France. Toutefois, comme l'a jugé le tribunal administratif, les préjudices ainsi invoqués ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne sauraient, par conséquent, engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute.
En ce qui concerne les préjudices résultant d'un séjour dans un camp d'hébergement et de transit :
7. D'une part, aux termes de l'article 148 de la loi du 31 décembre 1945, abrogeant et remplaçant l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831 : " Sont prescrites et définitivement éteintes au profit de l'Etat, des départements, des communes et des établissements publics toutes créances qui, n'ayant pas été acquittées avant la clôture de l'exercice auquel elles appartiennent, n'ont pas pu être liquidées, ordonnées et payées dans un délai de quatre années à partir de l'ouverture de l'exercice ". Selon l'article 10 de la loi du 29 janvier 1831, modifié par le décret du 30 octobre 1935 : " Les dispositions de l'article précédent ne seront pas applicables aux créances dont l'ordonnancement et le paiement n'auraient pu être effectués, dans les délais déterminés, par le fait de l'administration ".
8. D'autre part, aux termes de l'article 9 de la loi du 31 décembre 1968 susvisée : " Les dispositions de la présente loi sont applicables aux créances nées antérieurement à la date de son entrée en vigueur et non encore atteintes de déchéance à cette même date. Les causes d'interruption et de suspension prévues aux articles 2 et 3, survenues avant cette date, produisent effet à l'égard de ces mêmes créances ". En application de cet article, les dispositions de cette loi ne sont pas applicables aux créances atteintes de déchéance avant le 1er janvier 1969.
9. Il résulte de l'instruction que M. B... A... a séjourné à compter de son rapatriement en France le 21 juin 1962 avec sa famille, en sa qualité de supplétif dans l'armée française, dans un camp du Larzac, puis, jusqu'à sa fermeture en 1964, dans le camp d'hébergement Joffre situé à Rivesaltes, où M. D... A... est né. Si ce dernier recherche la responsabilité de l'Etat à raison des conditions de vie indignes réservées à sa famille dans ce camp, la nature et l'étendue des conséquences dommageables de cette faute étaient, en tout état de cause, connues dès 1964, année au cours de laquelle ils ont quitté le camp. Contrairement à ce que soutient le requérant, le fait générateur de la créance n'est pas constitué par la reconnaissance juridictionnelle de la responsabilité de l'Etat pour faute à raison des conditions de vie indignes subies par les harkis dans les camps, ni par les promesses consenties par le gouvernement français pour reconnaître la tragédie vécue par les intéressés. Il suit de là qu'en application de l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831 modifié par l'article 148 de la loi du 31 décembre 1945, les créances nées au cours des années 1962, 1963 et 1964 étaient, à la date de l'entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1968, déchues, sans que la circonstance que M. A... était mineur au moment où les créances sont nées ait pu faire obstacle au déclenchement du délai de la déchéance. Dès lors, la ministre des armées a pu, à bon droit, opposer la déchéance quadriennale aux créances qui seraient nées au cours de ces années.
10. Il résulte de ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à se plaindre que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande.
Sur les frais liés à l'instance :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, une somme au titre des frais exposés par M. A... et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... A... et à la ministre des armées.
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N° 19NC01047