Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire ampliatif enregistrés les 15 et 25 février 2021 et des mémoires en réplique enregistrés le 11 mai 2021 et les 7 et 28 décembre 2021, M. A..., représenté par Me Kaigre, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer l'ordonnance n° 2000316 du 29 janvier 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie en condamnant l'Etat à lui verser une provision de 2 348 300 francs CFP en réparation du préjudice moral résultant de ses conditions de détention depuis 12 janvier 2018, somme à parfaire au jour du prononcé ;
2°) d'assortir cette somme des intérêts au taux légal à compter de son recours administratif préalable et des intérêts des intérêts en application de l'article 1154 du Code civil ;
3°) d'enjoindre à l'Etat de verser la somme due dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 10 000 francs CFP par jour de retard ;
4°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 90 000 francs CFP au titre de l'article 475-1 du code de justice administrative, à défaut de fixer le nombre d'unité de valeur revenant à l'avocat concluant, désigné au titre de l'aide judiciaire.
Il soutient que :
- le calcul retenu par le juge des référés n'est pas conforme à la jurisprudence et à l'importance de la violation de ses droits et du préjudice subi ;
- le juge des référés a interrompu l'évaluation de l'indemnité due au jour de la saisine alors que le préjudice invoqué par le détenu présente un caractère continu et évolutif.
Par un mémoire en défense enregistré le 6 mai 2021, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Doré, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... est détenu depuis le 12 janvier 2018 au centre pénitentiaire de Nouméa. Le 15 juin 2020, il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estimait avoir subi du fait de ses conditions de détention. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. A... a saisi le 6 octobre 2020 le juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, en sollicitant le versement d'une provision d'un montant de 1 206 000 francs CFP. M. A... fait appel de l'ordonnance du 29 janvier 2021 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a limité à 599 646 francs CFP la provision qui lui a accordée et demande que cette indemnité provisionnelle soit portée à la somme à parfaire de 2 348 300 francs CFP.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable (...) ". Il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui paraît revêtir un caractère de certitude suffisant.
3. Aux termes de l'article L. 511-2 du code de justice administrative : " Sont juges des référés les présidents des (...) cours administratives d'appel ainsi que les magistrats qu'ils désignent à cet effet (...) / Lorsque la nature de l'affaire le justifie, le président du tribunal administratif (...) peut décider qu'elle sera jugée, dans les conditions prévues au présent livre, par une formation composée de trois juges des référés, sans préjudice du renvoi de l'affaire à une autre formation de jugement dans les conditions de droit commun ".
4. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
5. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
6. Il résulte de l'instruction et des énonciations non contestées des points 5 à 8 de l'ordonnance attaquée que les conditions de la détention du requérant au sein du centre pénitentiaire de Nouméa constituent, eu égard à leur nature et à leur durée, une épreuve qui excède les conséquences inhérentes à la détention, y compris durant les périodes où M. A... a disposé de plus de 3 m² d'espace personnel. Ces conditions de détentions caractérisent une atteinte à la dignité humaine constitutive d'une faute engendrant, par elle-même, un préjudice moral qu'il incombe à l'Etat de réparer. L'administration ne produisant aucun élément de nature à justifier d'un changement dans les conditions de détention de M. A..., qui fait notamment valoir que les travaux ordonnés par la décision du Conseil d'Etat n° 439444 du 19 octobre 2020 n'ont pas été réalisés, il y a lieu de retenir une période d'indemnisation courant du 12 janvier 2018, date de son incarcération, jusqu'à la date du présent arrêt.
7. Compte-tenu de la nature de ces manquements et de leur durée, M. A... peut se prévaloir d'une créance non sérieusement contestable de 2 340 000 francs CFP, tous intérêts compris. Il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité.
8. Il résulte de ce qui précède que M. A... est fondé à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a limité à la somme de 599 646 francs CFP l'appréciation de la créance non sérieusement contestable que détient M. A... à raison du préjudice moral résultant de ses conditions de détention. Il y a lieu de porter cette somme à 2 340 000 francs CFP, tous intérêts compris, et de réformer l'article 1er du jugement attaqué du tribunal en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Sur les frais liés à l'instance :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 90 000 francs CFP en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : La somme de 599 646 francs CFP que l'Etat a été condamné par l'ordonnance n° 2000316 du 29 janvier 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie à verser à M. A... est portée à 2 340 000 francs CFP, tous intérêts compris.
Article 2 : Cette ordonnance est réformée en ce qu'elle a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à M. A... la somme de 90 000 francs CFP au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 13 janvier 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Diémert, président-assesseur,
- M. Doré, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 3 février 2022.
Le rapporteur,
F. DORÉLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
C. POVSE
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 21PA00777 2