Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 23 avril 2019, M. E..., représenté par Me A..., demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Paris n° 1715844 en date du 11 septembre 2018 ;
2°) d'annuler la décision du ministre de la justice en date du 3 août 2017 ;
3°) de mettre à la charge de l'État le versement à son conseil d'une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sous réserve que son conseil renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Il soutient que :
- l'article R. 711-3 du code de justice administrative et la circulaire du vice-président du Conseil d'Etat du 9 janvier 2009 ont été méconnu, le sens des conclusions communiqué aux parties avant l'audience n'ayant pas été suffisamment précis ;
- le jugement n'a pas été signé, en méconnaissance de l'article R. 741-7 du code de justice administrative ;
- les premiers juges ont omis de répondre au moyen tiré de l'incompétence de la signataire de la décision contestée ;
- les délégations de signature n'ont pas été affichées à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré ;
- la décision contestée n'est pas une mesure d'ordre intérieur, car elle porte atteinte à ses droits et libertés fondamentaux ;
- son éloignement géographique entraîne une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi qu'à son droit à la réinsertion sociale ;
- la décision contestée méconnaît les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale relatives aux droits de l'enfant.
La requête a été communiquée au garde des sceaux, ministre de la justice qui n'a pas présenté de mémoire en défense.
M. E... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Paris du 22 février 2019.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant signée à New-York le 26 janvier 1990 ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lapouzade, rapporteur,
- les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. E..., incarcéré à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, où il purge une peine de 20 ans de réclusion criminelle, a contesté la décision du 3 août 2017 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté sa demande de transfert, au titre du rapprochement familial, vers des centres de détention en région parisienne où résident sa soeur, son ancienne compagne et leur enfant. Il fait appel du jugement du 11 septembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Eu égard à leur nature et à leurs effets sur la situation des détenus, les décisions refusant de donner suite à la demande d'un détenu de changer d'établissement ne constituent pas des actes administratifs susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus. Doivent être regardées comme mettant en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus, les seules décisions qui portent à ces droits et libertés une atteinte qui excède les contraintes inhérentes à leur détention.
3. M. E... fait valoir que la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré est très éloignée du domicile de sa compagne et de leur fils, né en 2015, qui résident à Limeil-Brévannes (94), ainsi que de celui de sa soeur, qui réside à Dugny (93), et qu'eu égard à leurs faibles ressources les trajets constituent un obstacle à l'exercice de leur droit de visite. Contrairement à ce qu'a soutenu l'administration en première instance, M. E... en justifie, par la production de courriers et de justificatifs de domicile. D'ailleurs, si M. E... était titulaire de treize permis de visite actifs, seule sa compagne lui a rendu visite en 2016, et seulement à deux reprises depuis son transfert à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, les 30 et 31 juillet 2016 et le 18 septembre 2016. Dans ces conditions, quand bien même M. E... a des contacts téléphoniques avec ses proches, la décision contestée met en cause les droits fondamentaux de M. E.... Elle est, dès lors, susceptible de recours pour excès de pouvoir. Par suite et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de régularité soulevés dans la requête, c'est à tort que le tribunal a rejeté comme irrecevable la demande dont il était saisi. Son jugement en date du 11 septembre 2018 doit, dès lors, être annulé.
4. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. E... devant le tribunal administratif de Paris.
Sur la légalité de la décision du 3 août 2017 :
5. En premier lieu, Mme B... D..., signataire de la décision attaquée, attachée d'administration, en fonctions au bureau de gestion de la détention et des missions extérieures de la direction de l'administration pénitentiaire, qui a notamment pour mission, aux termes de l'article 2 de l'arrêté du 30 juin 2015 fixant l'organisation en bureaux de la direction de l'administration pénitentiaire, " l'affectation des condamnés ", a reçu délégation, par arrêté du 20 mars 2017, à l'effet de signer au nom du garde des sceaux, ministre de la justice, tous actes et décisions à l'exclusion des arrêtés et décrets. Cet arrêté a été publié au Journal officiel de la République française du 22 mars 2017. Cette publication a constitué une mesure de publicité suffisante pour rendre les dispositions de la délégation de signature opposables aux tiers, notamment à l'égard de M. E..., sans qu'un affichage dans les locaux de la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré ne soit nécessaire. Dès lors, Mme D... était compétente pour signer la décision du 3 août 2017 rejetant la demande de transfert de M. E... et le moyen tiré de l'incompétence du signataire, qui manque en fait, ne peut qu'être écarté.
6. En deuxième lieu, M. E... a été affecté à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré le 6 juillet 2016. Le garde des sceaux, ministre de la justice, a donc pu, sans erreur de fait, indiquer dans la décision contestée du 3 août 2017 qu'il y avait été affecté " très récemment ".
7. En troisième lieu, aux termes de l'article 717 du code de procédure pénale dispose : " Les condamnés purgent leur peine dans un établissement pour peines. (...) ". Aux termes du 1er alinéa de l'article 718 de ce code : " La répartition des condamnés dans les prisons établies pour peines s'effectue compte tenu de leur catégorie pénale, de leur âge, de leur état de santé et de leur personnalité ". L'article D. 70 du même code dispose : " Les établissements pour peines, dans lesquels sont reçus les condamnés définitifs, sont les maisons centrales, les centres de détention, les centres de semi-liberté et les centres pour peines aménagées (...) ". Aux termes de l'article D. 71 du même code : " Les maisons centrales et les quartiers maison centrale comportent une organisation et un régime de sécurité renforcé dont les modalités internes permettent également de préserver et de développer les possibilités de réinsertion sociale des condamnés (...) ". Aux termes de l'article D. 72 du même code : " Les centres de détention comportent un régime principalement orienté vers la réinsertion sociale et, le cas échéant, la préparation à la sortie des condamnés (...) ".
8. Il ressort des pièces du dossier que M. E... a été condamné, pour des faits de viol, à une peine de 20 ans de réclusion criminelle le 23 mai 2008 par la Cour d'assise du Puy de Dôme, assortie d'une période de sûreté échue le 31 décembre 2018 et que sa fin de peine était fixée, à la date de la décision contestée, au 3 janvier 2023. Il en ressort également que M. E... a été inscrit au registre des détenus particulièrement surveillés prévu par l'article D. 276-1 du code de procédure pénale en raison de la nature, de la gravité et de la médiatisation des faits pour lesquels il a été condamné d'une part, de sa dangerosité criminologique d'autre part et enfin en raison d'une tentative d'agression d'un membre du personnel survenue en janvier 2014. Le garde des sceaux, ministre de la justice, fait valoir sans être contredit que ces éléments, qui caractérisent le profil pénal et pénitentiaire de M. E..., justifient son maintien en " maison centrale ", alors que M. E... a demandé son transfert vers des " centres de détention ". En outre, si M. E... se prévaut de sa situation familiale exposée au point 3, la distance séparant la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré du lieu de résidence de ses proches permet le maintien des visites et ne rend pas impossible l'exercice par l'intéressé de son droit à une vie privée et familiale, alors qu'il ressort des pièces du dossier que cet établissement dispose d'unités de vie familiale (UVF), permettant des visites dont la durée allant de 6 heures à 72 heures peut justifier de longs trajets. Dans ces conditions, le garde des sceaux, ministre de la justice a pu, sans entacher sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation, refuser le changement d'affectation demandé par M. E....
9. En quatrième lieu, l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Selon l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ".
10. Si la décision litigieuse est de nature à rendre plus difficile l'exercice par M. E... de son droit à conserver une vie familiale en détention, l'atteinte portée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, notamment à son droit à la réinsertion sociale, n'est, compte tenu des circonstances exposées au point 8 ci-dessus et eu égard aux contraintes pesant sur l'administration pénitentiaire dans l'affectation des détenus, pas disproportionnée au regard des motifs pour lesquels cette décision a été prise. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté. Pour les mêmes motifs, la décision contestée n'a pas davantage méconnu les stipulations précitées de l'article 3 de la convention internationale des droits de l'enfant.
11. Il résulte de ce qui précède que M. E... n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision du 3 août 2017 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé de prononcer son transfert de la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré vers le centre de détention de Melun, le centre de détention de Val-de-Reuil ou le centre de détention du centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin. Par voie de conséquence, ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ne peuvent qu'être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1715844 du 11 septembre 2018 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : La demande présentée par M. E... devant le tribunal administratif de Paris est rejetée.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête d'appel de M. E... est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... E... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 22 octobre 2020, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Diémert, président-assesseur,
- M. Gobeill, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 19 novembre 2020.
Le president-assesseur
S. DIÉMERTLe président,
J. LAPOUZADE Le greffier,
A. LOUNIS
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 19PA01395 2