Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 11 décembre 2020 et 5 janvier 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la Cour :
1°) de réformer le jugement n° 2000251 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 6 octobre 2020, en ramenant à 386 119 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à verser à M. A... ;
2°) de rejeter les conclusions incidentes de M. A....
Il soutient que :
- M. A... a été écroué au centre pénitentiaire de Faa'a Nuutania du 28 octobre 2010 au 29 décembre 2010 et du 11 juin 2011 au 4 juillet 2017 ;
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en faisant application d'un barème journalier non progressif et excessif ;
- hormis les périodes où l'intéressé a disposé de moins de 3 m2 d'espace personnel, les conditions de détention n'étaient pas indignes et la responsabilité de l'Etat n'est pas engagée ;
- la prescription quadriennale a été opposée à bon droit par les premiers juges.
Par un mémoire en défense et d'appel incident enregistré le 27 novembre 2021, M. A..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête du garde des sceaux, ministre de la justice ;
2°) de réformer le jugement n° 2000251 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 6 octobre 2020, en portant à la somme de 6 234 375 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à lui verser ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 150 000 francs CFP au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
4°) de dire que les sommes seront versées sur le compte Carpa de son conseil.
Il soutient que :
- les moyens de la requête ne sont pas fondés ;
- le quantum de l'indemnité qui lui a été allouée est insuffisant pour réparer le préjudice qu'il a subi au cours de la période de détention retenue par le tribunal ;
- ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania ne respectaient pas la dignité inhérente à la personne humaine et le droit à l'intimité de la vie privée ;
- il existait une surpopulation carcérale très importante jusqu'à l'ouverture du nouveau centre de détention de Tatutu à Papeari en mai 2017 ;
- il a été détenu au centre pénitentiaire de Nuutania du 28 octobre 2010 au 29 décembre 2010 et du 11 juin 2011 au 4 juillet 2017 ;
- la responsabilité pour faute de l'Etat est engagée en raison d'une méconnaissance de l'article D. 189 du code de procédure pénale, de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- il n'a jamais bénéficié d'un encellulement individuel et, au contraire, a toujours été dans des cellules surpeuplées, ne disposant jamais d'un espace individuel supérieur à 2,5 m2 hors mobilier ;
- aucun travail ni aucune activité ne sont proposés en méconnaissance des articles 717-3 et D. 432-2 du code de procédure pénale ;
- les toilettes sont situées dans la cellule ; il n'y a aucun système d'aération ;
- les cellules sont insalubres en méconnaissance des articles D. 349 à 351 du code de procédure pénale ; il n'existe aucune ventilation malgré le climat tropical, la chaleur et l'humidité ; les locaux sont infestés de rats et de cafards ; la luminosité naturelle est insuffisante ; l'accès à l'eau dans les cellules se fait par le biais de tuyaux rouillés qui délivrent un liquide souillé ;
- quand bien même ses conditions de détention n'atteindraient pas le niveau de gravité requis pour emporter une violation de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elles constitueraient néanmoins une méconnaissance de l'article 8 de cette convention et de l'article 9 du code civil ;
- la prescription quadriennale ne peut pas lui être opposée, celle-ci ne pouvant courir qu'à partir de la fin de sa détention.
M. A... a été admis à l'aide juridictionnelle totale par une décision du 18 mai 2021.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Doré, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania du 28 octobre 2010 au 29 décembre 2010 et du 11 juin 2011 au 4 juillet 2017, en raison d'une évasion ayant duré 5 mois et 11 jours. Par un courrier réceptionné le 21 octobre 2019, il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. A... a saisi le tribunal administratif de la Polynésie française, en sollicitant le versement de la somme de 13 495 898 francs CFP. Le garde des sceaux, ministre de la justice fait appel du jugement du 6 octobre 2020 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. A... une somme de 600 000 francs CFP et demande que cette indemnité soit ramenée à de plus justes proportions. Par la voie de l'appel incident, M. A... demande au contraire à la Cour de porter la somme qui lui a été allouée à 6 234 375 francs CFP.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
3. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne l'existence d'une transaction :
4. Le garde des sceaux, ministre de la justice soutient sans contredit qu'une transaction est intervenue entre les parties concernant la réparation du préjudice subi par M. A... pendant la période d'incarcération allant du 28 octobre 2010 au 3 septembre 2013, une somme de 351 000 francs CFP lui ayant été allouée. Dès lors, ainsi que l'a relevé le tribunal administratif de la Polynésie française, M. A... n'était pas recevable à demander une nouvelle indemnité au titre de ce préjudice.
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
5. Alors que la prescription quadriennale n'a pas été opposée en première instance et n'a pas été retenue par les premiers juges, M. A... ne peut utilement soutenir que le point de départ du délai de prescription devait être reportée à sa sortie de prison et le garde des sceaux, ministre de la justice ne peut pas plus utilement faire valoir qu'elle aurait été opposée à bon droit.
En ce qui concerne la période allant du 4 septembre 2013 au 7 janvier 2015 :
6. Il résulte de l'instruction, notamment du mémoire produit par le ministre en première instance, que M. A... a, au cours de cette période, été affecté dans des cellules non rénovées. Il résulte de l'instruction, notamment des rapports produits par l'intéressé et des pièces relatives aux travaux de rénovation produites par l'administration, que ces cellules ne comportaient aucun système d'aération, alors qu'il y régnait une température et une humidité excessives, qu'elles étaient dotées de toilettes dont les modalités de cloisonnement interdisaient toute forme d'intimité et induisaient des risques en matière d'hygiène et que l'eau délivrée par des installations rouillées était impropre à la consommation. L'administration elle-même a reconnu devant les premiers juges que durant cette période, M. A... a été incarcéré dans des conditions indignes lui ouvrant droit à indemnisation, quand bien même il ressort du tableau d'affectation au dossier que M. A... a été incarcéré au cours de cette période avec un seul codétenu dans une cellule double de 10,78 m2 et qu'aucune situation de sur-occupation n'était donc caractérisée.
En ce qui concerne la période allant du 8 janvier 2015 au 20 août 2015 :
7. Au cours de cette période, il résulte du tableau d'affectation produit par l'administration que M. A... a occupé une cellule de 5,18 m² qu'il a partagé avec un codétenu. La sur-occupation durant cette période a été telle que les conditions de détention de M. A... ne peuvent qu'être regardées comme attentatoires à la dignité humaine.
En ce qui concerne la période allant du 20 août 2015 au 4 juillet 2017 :
8. Il résulte de l'instruction que M. A... a, au cours de cette période, occupé des cellules ayant été rénovées et que les travaux de rénovation ont consisté à remplacer les réseaux d'adduction d'eau afin de remédier à l'impureté de l'eau qui avait été relevée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté lors de l'inspection réalisée en décembre 2012, à poser du carrelage au sol et dans les sanitaires, qui comprennent un bac à douche et des toilettes séparées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau du reste de la cellule. Si l'intéressé soutient, sans plus de précision, que la luminosité naturelle des cellules était insuffisante, il résulte de l'instruction que les cellules de 10,78 m² disposent de deux fenêtres de 80 cm de hauteur et 1,85 m de longueur et que les cellules de 5,18 m² sont équipées d'une fenêtre de mêmes dimensions. L'intéressé n'est pas non plus fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène des détenus, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet. Il résulte également de l'instruction qu'afin de lutter contre la présence de nuisibles qui prolifèrent en raison du climat tropical et des déchets jetés par les fenêtres par les détenus, l'administration mène des campagnes de désinfection trimestrielles contre les cafards et organise l'intervention hebdomadaire d'une entreprise de dératisation. Il n'est pas contesté que l'intéressé était autorisé à sortir de sa cellule plusieurs heures par jour. Enfin, si M. A... fait valoir qu'il n'avait pas la possibilité de travailler, il ne produit aucune pièce pour en justifier alors qu'il ressort des rapports au dossier qu'un nombre important de détenus avait accès au travail.
9. Dans ces conditions, alors que M. A... se borne à se prévaloir des considérations générales d'un rapport de la commission de surveillance du centre pénitentiaire de Nuutania, dressé le 16 septembre 2009, d'un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté faisant suite à une visite au cours de l'année 2012 et d'un rapport parlementaire sur les problématiques pénitentiaires en outre-mer daté de mars 2014, il ne résulte pas de l'instruction qu'après la réalisation des travaux de rénovation qui se sont achevés en décembre 2014, les graves problèmes d'insalubrité relevés dans ces rapports, caractérisés par l'absence d'isolation des toilettes, le manque de lumière naturelle, l'impureté de l'eau transitant par des tuyauteries vétustes et la présence de rats et de cafards, ont persisté.
10. En outre, il résulte de l'instruction, et notamment des rapports susmentionnés et d'articles de presse produits par M. A..., qu'il existait une sur-occupation chronique des cellules, avec un taux d'occupation de 238,2 % au 1er janvier 2014 et un pic de 456 détenus en août 2015 pour une capacité initialement prévue de 165 places, à laquelle il n'a été mis fin que par l'ouverture d'un nouveau centre de détention à Papeari. A cet égard, il résulte du tableau d'affectation que M. A... a, au cours de la période susvisée, occupé une cellule de 12,17 m² qu'il a partagé avec un codétenu pendant 21 jours, avec deux codétenus pendant 8 jours, avec trois codétenus pendant 76 jours, des cellules de 10,82 m² qu'il a partagés avec un codétenu pendant 110 jours et des cellules de 10,78 m² qu'il a partagé avec deux codétenus pendant 11 jours et un codétenu pendant 9 jours. Le reste du temps de la période susvisée, il a bénéficié d'un encellulement individuel.
11. Or, la sur-occupation de la cellule est de nature à aggraver les atteintes à l'intimité des détenus liées au dispositif de cloisonnement incomplet des toilettes et l'insalubrité liée au manque d'aération, dans un contexte local marqué par un climat chaud et humide.
12. Toutefois, s'agissant des périodes où M. A... a été contraint de partager sa cellule avec 2 ou même 3 codétenus, disposant ainsi d'un espace personnel réduit, il résulte de l'instruction qu'à l'exception d'une période de 11 jours, M. A... a été soumis à un régime de détention dit " portes ouvertes " permettant aux détenus de disposer de la clé de leur cellule et de circuler dans le bâtiment entre 5h00 et 18h05 et d'accéder à la cour de promenade le matin et l'après-midi. En outre, M. A... a, au cours de cette période, disposé de plusieurs permissions de sortir. Ainsi, il ne résulte pas de l'instruction que M. A... aurait, au cours de la période en cause, été contraint de passer plus de 20 heures par jour en cellule comme il le prétend. Compte tenu de ce régime particulier, les conditions de détention de M. A... durant cette période ne caractérisent pas une atteinte à la dignité de la personne humaine.
13. Dans ces circonstances, les conditions de détention de M. A... ne doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine et révélant ainsi l'existence d'une faute de l'Etat de nature à engager sa responsabilité que durant une période allant du 4 septembre 2013 au 20 août 2015.
14. Compte tenu, de la nature des manquements relevés, de leur durée et eu égard à l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps, à compter seulement du 11 juin 2011 en raison de l'évasion de M. A..., il sera fait une juste appréciation de son préjudice moral en le fixant à la somme de 1 728 000 francs CFP. Il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité.
Sur les frais liés à l'instance :
15. M. A... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Millet, avocat de M. A..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 90 000 francs CFP à verser à Me Millet.
DECIDE :
Article 1er : La somme de 600 000 francs CFP que l'État a été condamné à verser à M. A... par le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 2000251 du 6 octobre 2020 est portée à 1 728 000 francs CFP.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 2000251 du 6 octobre 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Me Millet, avocat de M. A..., une somme de 90 000 francs CFP au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve qu'il renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : La requête du garde des sceaux, ministre de la justice et le surplus des conclusions de M. A... sont rejetés.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. B... A....
Délibéré après l'audience du 24 février 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Gobeill, premier conseiller,
- M. Doré, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 24 mars 2022.
Le rapporteur,
F. DORÉLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
Y. HERBER
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 20PA03904 2