Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 2 août 2019, et un mémoire enregistré
le 5 novembre 2020, M. F..., représenté par Me A..., demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté son recours gracieux tendant au versement d'une somme de 237 706 euros au titre de l'indemnisation de la perte de la patientèle de M. E... G... du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
3°) d'enjoindre au Premier ministre, dans un délai de deux mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, de procéder au réexamen de sa demande d'indemnisation complémentaire ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
M. F... soutient que :
- le jugement, qui n'est pas signé, est irrégulier ;
- la perte définitive de la clientèle du Dr G..., ce qui a nécessité sa reconstitution intégrale sur une période de plusieurs années, constitue un préjudice indemnisable ;
- il ne saurait être fait une différence de traitement entre les déportés qui ont péri, dont la perte de patientèle est par définition définitive et ceux qui, parce qu'ils ont survécu, ont pu reconstituer leur patientèle ;
- l'indemnisation de la perte de patientèle de M. E... G... à hauteur
de 15 000 euros qui est dérisoire en comparaison aux montants accordés à d'autres victimes pratiquant la même profession et eu égard à la valeur réelle de l'activité du cabinet dentaire, est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 octobre 2020, le Premier ministre conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
La clôture de l'instruction est intervenue le 27 novembre 2020.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 instituant une commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteur public,
- et les observations de Me A..., représentant M. F....
Considérant ce qui suit :
1. Mme D... G... a saisi le 27 novembre 2001 la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS) afin d'être indemnisée de la spoliation des biens de ses parents, M. et Mme E... et Germaine G.... Sur la recommandation de la commission du 27 juin 2003, le Premier ministre lui a accordé une indemnité d'un montant total de
150 000 euros, couvrant divers chefs de préjudice, et notamment la perte des biens corporels composant le cabinet dentaire de M. E... G..., mais il a considéré que la perte de biens incorporels ne pouvait être indemnisée en raison de la reprise de l'activité professionnelle de M. G... à la Libération. Saisie de demandes de réexamen par les ayants-droits de M. G..., parmi lesquels M. H...-E... F..., la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations a estimé, dans un avis du 16 mai 2017, que la perte de patientèle ouvrait droit à une indemnité spécifique. Le Premier ministre a suivi cette recommandation et a accordé au requérant au titre de la perte partielle de clientèle la somme de 15 000 euros.
2. M. F..., qui considère que cette somme, en ce qu'elle n'indemnise pas la perte totale de la clientèle subie par M. E... G... à la Libération, est insuffisante, a formé auprès du Premier ministre un recours gracieux tendant à ce que lui soit accordée une indemnité complémentaire de 222 706 euros. Ce recours ayant été implicitement rejeté, M. F... a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à annuler cette décision. Il relève régulièrement appel du jugement du 20 juin 2019 par lequel le tribunal de Paris a rejeté cette demande.
Sur la régularité du jugement attaqué :
3. Aux termes de l'article R. 7417 du code de justice administrative : " Dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, la minute de la décision est signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d'audience ". Il ressort des pièces du dossier que la minute du jugement attaqué a été signée conformément à ces dispositions. La circonstance que l'ampliation du jugement notifiée au requérant par le tribunal administratif de Paris ne comporte pas ces signatures est sans incidence sur sa régularité.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
4. Le décret du 10 septembre 1999 institue auprès du Premier ministre une commission chargée, aux termes de l'article 1er de ce décret, " d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy " et, à ce titre, " de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées ".
5. Le dispositif institué par les dispositions précitées aboutit, au terme d'une procédure de conciliation, à ce que la commission recommande, le cas échéant, au Premier ministre de prendre une mesure de réparation, de restitution ou d'indemnisation. Les décisions prises par le Premier ministre doivent notamment permettre la restitution à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit des biens dont ils ont été spoliés. Dans le cas où cette restitution est impossible, les propriétaires ou leurs ayants droit sont indemnisés selon les règles particulières issues du décret du 10 septembre 1999. Les décisions prises par le Premier ministre sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Elles peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d'erreur de droit, d'erreur de fait, d'erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir. Saisi de conclusions en ce sens, le juge administratif peut enjoindre à l'administration de prendre les mesures qu'impose nécessairement sa décision, notamment de procéder au réexamen des points encore en litige et de prendre, le cas échéant, une décision accordant en tout ou partie l'indemnisation demandée.
6. S'agissant d'une entreprise, l'indemnisation doit permettre de réparer sa perte définitive, en prenant en compte l'ensemble des éléments corporels et incorporels. Lorsqu'un fonds de commerce a été restitué à son propriétaire ou à ses ayants droit, les éléments incorporels de ce fonds retournent dans le patrimoine de la victime ou entrent dans celui de ses ayants droit. Par suite, dans une telle hypothèse, la perte éventuelle de la valeur de biens incorporels ne peut en principe être regardée comme constituant une spoliation au sens du décret précité
du 10 septembre 1999. Il en va toutefois différemment si la perte de tout ou partie des éléments incorporels présente un caractère définitif.
7. Au cas d'espèce, au terme de la demande de réexamen qu'il a présentée en 2016, le Premier ministre a accordé à M. F... une indemnité complémentaire de 15 000 euros au titre de la perte partielle définitive de patientèle du cabinet dentaire du Dr G.... Il ressort des pièces du dossier et notamment de l'avis de la Commission d'indemnisation que si M. G... a pu réintégrer ses locaux professionnels dès sa libération du camp de Drancy, sa reprise d'activité a été ralentie par la dévastation du cabinet et la disparition définitive d'une partie de sa patientèle. En revanche, il ne ressort pas des pièces du dossier que malgré l'interruption des activités du cabinet dentaire entre 1940 et 1945, la perte de la patientèle qui est progressivement revenue chez son praticien aurait été totale et définitive. Pour accorder une indemnité
de 15 000 euros, le Premier ministre s'est fondé sur l'avis de la Commission d'indemnisation qui a pris en compte notamment le chiffre d'affaires du cabinet, sa situation, la réputation acquise par ce chirurgien-dentiste, et les délais dans lesquels il était parvenu à compenser la perte définitive d'une partie de sa patientèle. Contrairement à ce que soutient le requérant, il ne ressort pas d'une comparaison avec l'indemnisation accordée à d'autres chirurgiens-dentistes qui, s'ils exercent la même activité ne le font pas nécessairement dans des situations comparables, que cette somme aurait présenté un caractère arbitraire et que la perte définitive d'une partie des actifs incorporels aurait été, en l'espèce, sous-évaluée. Il ne ressort pas non plus des pièces du dossier que le Premier ministre, en fixant le montant des indemnités, aurait traité les ayants droit des victimes de spoliations mortes en déportation de manière plus favorable que les ayants droit des victimes qui ont survécu, les éléments pris en compte présentant un caractère objectif lié aux caractères du fond et à ses conditions d'exploitation. Ainsi donc, étant par ailleurs rappelé que le manque à gagner liée à l'impossibilité d'exploiter un cabinet ne saurait être assimilé à une spoliation de biens indemnisable, la décision du Premier ministre d'accorder à M. F... une indemnité de 15 000 euros n'est pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation. Le rejet du recours gracieux de M. F... tendant à ce que cette indemnité soit portée à la somme totale
de 237 706 euros ne l'est pas davantage.
8. Il résulte de ce qui précède que M. F... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
9. Le présent arrêt, qui rejette les conclusions à fin d'annulation présentées par M. F..., n'appelle aucune mesure d'exécution. Par suite, les conclusions à fin d'injonction présentées par le requérant doivent être rejetées.
Sur les conclusions aux fins d'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que réclame M. F....
D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. F... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. H...-E... F... et au Premier ministre.
Délibéré après l'audience du 5 janvier 2021, à laquelle siégeaient :
- M. C..., premier vice-président,
- M. B..., président assesseur,
- Mme Jayer, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 janvier 2021.
Le rapporteur,
Ch. B...Le président,
M. C...
Le greffier,
A. DUCHER
La République mande et ordonne au Premier ministre, en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 10PA03855
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N°19PA02582