Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 3 décembre 2021, le préfet de police demande à la Cour :
1°) d'annuler les articles 2, 3 et 4 de ce jugement ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif de Paris.
Il soutient que :
- c'est à tort que le premier juge s'est fondé sur le risque " réel et avéré " d'une détérioration significative de l'état de santé du requérant en cas de transfert vers l'Italie pour considérer qu'il avait commis une erreur manifeste d'appréciation en refusant de faire application de la clause dérogatoire prévue à l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 ; en effet, M. B... n'a indiqué souffrir d'aucune pathologie lors de son entretien individuel ni n'établit que l'Italie ne serait pas en mesure de le prendre en charge au regard de son état de santé ; aucune aggravation potentielle de son état de santé en cas de retour en Italie n'est donc avérée, alors en tout état de cause qu'il n'est pas établi qu'une prise en charge médicale au moins équivalente à celle existante en France n'y serait pas disponible ;
- les autres moyens soulevés par M. B... en première instance ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 décembre 2021, M. B..., représenté par Me Chayé, demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1500 euros au titre des dispositions combinées de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la requête est dépourvue d'objet dès lors qu'il s'est vu délivrer par la préfecture de police, le 1er décembre 2021, une attestation de demande d'asile en procédure normale ;
- il a fait état des mauvais traitements subis en Italie ainsi que de son état psychologique dégradé lors de son entretien en préfecture, soit avant l'édiction de l'arrêté de transfert, ce qui est démontré par la fiche de vulnérabilité émise par l'OFII le 9 juin 2021 ;
- il existe un risque certain qu'il ne soit pas pris en charge en cas de retour en Italie dès lors qu'il a fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire italien en date du 18 septembre 2020 ;
- il s'en remet aux autres moyens invoqués par lui en première instance.
M. B... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d'aide juridictionnelle du tribunal judiciaire de Paris du 25 février 2022.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le règlement (CE) n° 1560/2003 de la Commission du 2 septembre 2003 ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Mantz,
- les conclusions de M. Baronnet, rapporteur public,
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., ressortissant tunisien né le 23 mars 1992, a déposé une demande d'asile en France le 9 juin 2021 auprès des services de la préfecture de police. La consultation du fichier Eurodac a révélé qu'il avait franchi irrégulièrement les frontières italiennes le 11 août 2020. La demande de prise en charge de M. B... formée par le préfet de police auprès des autorités italiennes le 21 juin 2021 a été implicitement acceptée. Par un arrêté du 4 octobre 2021, le préfet de police a ordonné le transfert de M. B... aux autorités italiennes. Par un jugement du 4 novembre 2021, le tribunal administratif de Paris a annulé cet arrêté et a enjoint à l'autorité précitée d'enregistrer la demande d'asile de M. B... en procédure normale dans un délai de dix jours. Le préfet de police relève appel de ce jugement.
Sur la fin de non-recevoir opposée par M. B... :
2. Les écritures de M. B... tendant au rejet de l'appel formé par le préfet comme " nul et sans fondement " dès lors que ce dernier, en lui remettant le 1er décembre 2021 une attestation de demande d'asile en procédure normale, aurait " acté l'annulation de l'arrêté de transfert prononcée par le jugement ", doivent être regardées comme tendant à lui opposer une fin de non-recevoir tirée de ce que la remise de cette attestation aurait rendu sa requête sans objet et, par suite, irrecevable.
3. Lorsque l'autorité administrative, en exécution d'un jugement d'annulation et d'injonction, prend une mesure d'exécution qui n'est motivée que par l'intention de se conformer à ce jugement, cette mesure d'exécution ne prive pas d'objet l'appel dirigé contre ce jugement.
4. S'il ressort des pièces du dossier que le préfet de police a délivré à M. B... une attestation de demande d'asile en procédure normale, cette mesure est intervenue en exécution du jugement du tribunal administratif de Paris du 4 novembre 2021 et n'excède pas ce qui était nécessaire à l'exécution de ce jugement. Dans ces conditions, cette mesure d'exécution ne prive pas d'objet l'appel dirigé contre ce jugement. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par M. B... doit être rejetée.
Sur le moyen d'annulation retenu par le tribunal :
5. Aux termes de l'article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " 1. Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l'un quelconque d'entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul Etat membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable. / 2. Lorsque aucun État membre responsable ne peut être désigné sur la base des critères énumérés dans le présent règlement, le premier État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite est responsable de l'examen (...) 1. Les Etats membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l'un quelconque d'entre eux (...) La demande est examinée par un seul Etat membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable. ". Par ailleurs, l'article 17 du même règlement dispose que : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'État membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité ". Il résulte de ces dispositions que si le règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 prévoit en principe dans le paragraphe 1 de son article 3 qu'une demande d'asile est examinée par un seul Etat membre et que cet Etat est déterminé par application des critères fixés par son chapitre III, dans l'ordre énoncé par ce chapitre, l'application des critères de détermination de l'Etat responsable de l'examen des demandes d'asile est toutefois écartée en cas de mise en œuvre de la clause dérogatoire énoncée au paragraphe 1 de l'article 17 du règlement, qui procède d'une décision prise unilatéralement par un Etat membre. Cette faculté laissée à chaque Etat membre par l'article 17 de ce règlement est discrétionnaire et ne constitue nullement un droit pour les demandeurs d'asile.
3. Il ressort des pièces du dossier, en particulier d'une attestation du 8 juin 2021 établie par un praticien hospitalier du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat Claude-Bernard (AP-HP) que M. B... a déclaré avoir subi des violences physiques et psychiques par sa famille en Tunisie, en raison de son identité transgenre, ainsi que des violences physiques et sexuelles perpétrées par un individu qui, après lui avoir promis de l'aider, l'a séquestré pendant une durée de huit mois en Italie. Cette attestation mentionne également que l'intéressé " verbalise des idées suicidaires ". Les déclarations précitées ont été reprises de manière constante par M. B..., ainsi qu'il résulte notamment de la fiche d'évaluation de vulnérabilité de l'office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), en date du 9 juin 2021, ainsi que des certificats du même praticien précité en date des 15 juin 2021 et 18 août 2021. Un certificat du 14 octobre 2021 d'une psychologue clinicienne du service de psychiatrie de l'hôpital Avicenne à Bobigny (Seine-Saint-Denis), postérieur à l'arrêté attaqué mais permettant d'éclairer l'état de santé de l'intéressé à la date de ce dernier, confirme l'intensité de l'impact traumatique des événements vécus par lui, tant en Tunisie qu'en Italie, la nécessité d'une prise en charge multidisciplinaire, médicale, sociale et psychologique, ainsi que la gravité de son vécu. Elle indique également qu'" un retour en Italie ou en Tunisie pourrait mettre en danger l'intégrité physique et psychique de M. B... ". Les éléments produits permettent d'établir qu'au moment où a été prise la décision de remise à l'Italie, une prise en charge médicale de M. B..., rendue nécessaire par la gravité de son état de santé, se mettait en place. Par ailleurs, le requérant soutient avoir mentionné les mauvais traitements qu'il a subis en Italie lors de son entretien en préfecture le 9 juin 2021. Si le compte-rendu d'entretien, extrêmement bref, d'ailleurs non signé par l'agent qui l'aurait conduit, ne comporte pas d'éléments d'information relatifs à l'état de santé et aux mauvais traitements subis par M. B..., il est constant que ce dernier a fait l'objet, le même jour que l'entretien, de la fiche d'évaluation de vulnérabilité de l'OFII précitée qui mentionne, notamment, que l'intéressé a subi de " multiples traumatismes en Italie (physiques et psychologiques) " et qu'il y a fait une tentative de suicide, et qui le qualifie de personne " vulnérable +++ ". Dans ces conditions, en l'absence de toute réponse expresse à la demande de reprise en charge formulée par l'administration française, il n'existe aucune garantie que les autorités italiennes, qui ont au demeurant délivré à l'intéressé une mesure l'obligeant à quitter le territoire italien en date du 18 septembre 2020, seraient en mesure de prendre en compte son état de santé et le suivi médical qu'il requiert, alors qu'il ressort des pièces du dossier que le défaut de soins aurait pour lui des conséquences graves et susceptibles d'être irrémédiables.
4. Or, dans son arrêt du 16 février 2017 C.K., H.F. et A.S. c/ Slovénie (n° C-578/16), la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que " dès lors qu'un demandeur d'asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l'article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l'État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d'apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu'elles décident du transfert de l'intéressé (...) Il appartiendrait alors à ces autorités d'éliminer tout doute sérieux concernant l'impact du transfert sur l'état de santé de l'intéressé. Il convient, à cet égard, en particulier lorsqu'il s'agit d'une affection grave d'ordre psychiatrique, de ne pas s'arrêter aux seules conséquences du transport physique de la personne concernée d'un État membre à un autre, mais de prendre en considération l'ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient du transfert. ". Par suite, dans les circonstances particulières de l'espèce, eu égard à la particulière vulnérabilité de M. B..., de son jeune âge et des risques personnels pour sa santé, le préfet de police a entaché la décision de transfert en Italie prise le 4 octobre 2021 d'une erreur manifeste dans l'appréciation de la situation de l'intéressé en ne faisant pas usage de la faculté d'instruire sa demande d'asile en France en application des dispositions précitées du 1 de l'article 17 du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013.
5. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet de police n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par les articles 2, 3 et 4 du jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du Tribunal administratif de Paris a annulé son arrêté du 4 octobre 2021, lui a enjoint d'enregistrer la demande d'asile de M. B... en procédure normale et a mis à sa charge la somme de 1 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
6. M. B... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Son conseil peut ainsi se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, à la condition de renoncer à la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me Chayé, conseil du requérant, d'une somme de 1 100 euros dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et à l'article 108 du décret du 19 décembre 1991.
DECIDE :
Article 1er : La requête du préfet de police est rejetée.
Article 2 : L'Etat versera à Me Chayé, conseil de M. B..., la somme de 1 100 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et à l'article 108 du décret du 19 décembre 1991.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et à M. A... B....
Copie en sera adressée au préfet de police.
Délibéré après l'audience du 11 mars 2021, à laquelle siégeaient :
- Mme Heers, présidente,
- M. Mantz, premier conseiller,
- Mme Portes, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 mars 2022.
Le rapporteur,
P. MANTZLa présidente,
M. HEERS
La greffière,
V. BREMELa République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21PA06149