Par un jugement n° 2005285/5-3 du 30 septembre 2020, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 15 janvier 2021, et un mémoire en réplique, enregistré le 25 janvier 2022, Mme E..., représentée par Me Koszczanski, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du Tribunal administratif de Paris du 30 septembre 2020 ;
2°) d'annuler l'arrêté mentionné ci-dessus du 13 février 2020 ;
3°) d'enjoindre au préfet de police de lui délivrer un titre de séjour ou à défaut de procéder au réexamen de sa situation et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans le délai de deux mois, suivant la notification de la décision à intervenir, sous astreinte de
150 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat au profit de Me Koszczanski, une somme de
1 500 euros au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la décision de retrait de ses cartes de résident et de refus de renouvellement de titre de séjour est entachée d'erreur de droit, car son conjoint est français alors que les articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA), notamment l'article
L. 314-5, sur lesquels se fonde le préfet ne concernent que les étrangers ;
- à titre subsidiaire, la situation de polygamie ne peut lui être opposée car elle est la première épouse de M. E... ;
- la décision de refus de renouvellement de titre de séjour porte une atteinte disproportionnée à son droit à une vie familiale normale ; elle méconnaît l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que la circulaire du ministre de l'intérieur du 25 avril 2000 ; elle est entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;
- contrairement à ce que soutient le préfet de police, les conclusions à fin d'annulation de la décision portant obligation de quitter le territoire français ne sont pas devenues dépourvues d'objet ;
- la décision portant obligation de quitter le territoire français méconnaît l'article
L. 511- 4 5° du CESEDA ;
- ladite décision méconnaît l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 décembre 2021, le préfet de police conclut au non-lieu à statuer partiel en ce qui concerne les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi et au rejet du surplus des conclusions de la requête.
Il soutient que :
- la délivrance d'un récépissé de demande de carte de séjour valable du 13 août au
12 décembre 2021 a eu pour effet d'abroger implicitement mais nécessairement les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi, ce qui conduit à un non- lieu à statuer partiel s'agissant de ces décisions ;
- les moyens dirigés contre les autres décisions en litige sont infondés.
Par une décision du 11 décembre 2020, le bureau d'aide juridictionnelle a accordé l'aide juridictionnelle totale à Mme E....
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 93-325 du 13 août 1993 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Pagès ;
- les conclusions de Mme Mach, rapporteure publique ;
- et les observations de Me Petit pour Mme B... épouse E....
Considérant ce qui suit :
1. Mme F... B... épouse E..., ressortissante sénégalaise née le
31 décembre 1958, déclare être entrée en France en juillet 1975. Elle était titulaire de cartes de résident, valables du 28 juillet 1995 au 27 juillet 2005 et du 28 juillet 2005 au 27 juillet 2015 en qualité de conjointe d'un ressortissant français. Elle en a sollicité le renouvellement en juillet 2015 et en dernier lieu le 4 novembre 2019. Par un arrêté du 13 février 2020, le préfet de police a procédé au retrait de l'ensemble de ses cartes de résident et a refusé de lui renouveler son titre de séjour en lui faisant obligation de quitter le territoire français. Mme E... relève appel du jugement du 30 septembre 2020 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté.
Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision portant retrait des cartes de résident et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête :
2. Mme B... soutient que la décision portant retrait de ses cartes de résident est entachée d'erreur de droit pour défaut de base légale.
3. Aux termes de l'article L. 314-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction alors en vigueur, dont la deuxième phrase est devenue l'article L. 433-2 : " La carte de résident est valable dix ans. Sous réserve des dispositions des articles L. 314-5 et L. 314-7, elle est renouvelable de plein droit. ". Aux termes de l'article L. 314-5 du même code, alors en vigueur, issu de la loi du 24 août 1993, devenu les articles L. 432-3 et L. 432-10 : " Par dérogation aux dispositions des articles L. 314-8 à L. 314-12 la carte de résident ne peut être délivrée à un ressortissant étranger qui vit en état de polygamie ni aux conjoints d'un tel ressortissant (...). Une carte de résident délivrée en méconnaissance de ces dispositions doit être retirée. ". Aux termes du 2° de l'article R. 311-14 du même code, devenu le 5° de l'article R. 432-3 : " Le titre de séjour est retiré ; (...) 2° Si l'étranger titulaire d'une carte de résident vit en France en état de polygamie ; dans ce cas, la carte de résident est également retirée au conjoint (...). " Il résulte des dispositions précitées, telles qu'éclairées par la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, que le retrait des cartes de résident qu'elles prévoient concerne les ressortissants étrangers et leurs conjoints et non les conjoints de ressortissant français.
4. En l'espèce, d'une part, la décision de retrait a été prise le 13 février 2020, soit plus de 24 ans après le premier octroi de carte de résident et plus de 14 ans après le second. D'autre part, il est constant que M. E..., décédé depuis lors, était français. Or, les dispositions précitées du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile autorisant le retrait sans condition de délai des cartes de résident concernent les ressortissants étrangers et leurs conjoints et non les conjoints de ressortissant français, comme il a été dit au point précédent. Par suite, à supposer même que les décisions accordant une carte de résident à Mme B... auraient été illégales, le préfet de police ne pouvait légalement les retirer, sans texte l'y autorisant, sans condition de délai, au seul motif que leur délivrance aurait été illégale.
5. Dès lors, Mme E... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté sa demande dirigée contre la décision de retrait de cartes de résident.
Sur la décision de refus de renouvellement de titre de séjour :
6. En premier lieu, Mme B... invoque une erreur de droit du fait que l'article L. 314-5 précité du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile lui est inapplicable. Toutefois, la décision attaquée ne se fonde pas sur cet article mais sur un principe selon lequel le droit français prohibe la polygamie. Ce moyen doit donc être écarté comme inopérant.
7. En second lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : "1°) Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2°) Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique et au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d'autrui".
8. Les stipulations précitées de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peuvent être utilement invoquées pour faire perdurer en France une situation de polygamie.
9. Il ressort des pièces du dossier que le préfet de police a demandé le 27 septembre 2018 au directeur de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne de diligenter une enquête. Une visite au domicile de la requérante a été effectuée dans ce cadre le 16 octobre 2018. Le rapport d'enquête, daté du 18 octobre 2018, indique que l'époux de la requérante, M. D... E..., est marié avec cette dernière, épousée le 3 mars 1972, et avec Mme C... E..., épousée dans les années 1980, qu'il vit avec ces dernières sous le même toit et deux des cinq enfants A... la seconde épouse. Mme F... E..., auditionnée par les services de police le 15 novembre 2018, a reconnu cette situation de bigamie. Dans ces conditions, Mme B..., en situation de polygamie à la date de la décision attaquée, ne peut utilement se prévaloir des stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
10. Du fait de cette situation de polygamie, nonobstant l'ancienneté de sa présence en France, Mme B... n'est pas fondée à soutenir que la décision susvisée est entachée d'erreur manifeste d'appréciation. Enfin, l'intéressée ne saurait utilement se prévaloir de la circulaire du ministre de l'intérieur du 25 avril 2000 qui définit des orientations générales au demeurant pour le renouvellement des cartes de résident obtenues par des ressortissants étrangers polygames avant l'entrée en vigueur de la loi du 24 août 1993. Ces deux moyens doivent donc également être écartés.
11. Il résulte de ce qui précède que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande dirigée contre la décision de refus de renouvellement de séjour.
Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision portant obligation de quitter le territoire français et de la décision fixant le pays de renvoi :
12. Le préfet de police soutient que la délivrance d'un récépissé de demande de carte de séjour valable du 13 août au 12 décembre 2021 à Mme B..., postérieurement à l'introduction de la requête, a eu pour effet d'abroger implicitement mais nécessairement les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi, et conclut au non-lieu à statuer partiel s'agissant de ces décisions.
13. Mme B... soutient toutefois que les conditions pour prononcer un non-lieu à statuer ne sont pas réunies. Or, d'une part, la délivrance d'un récépissé de demande de carte de séjour valable du 13 août au 12 décembre 2021 à Mme B... a bien eu pour effet d'abroger implicitement mais nécessairement les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi, sans que le non renouvellement de ce récépissé au-delà du
12 décembre 2021 ait une incidence. D'autre part, ces décisions n'ont pas reçu d'exécution, contrairement à ce que soutient Mme B..., la circonstance qu'elle soit en situation irrégulière sur le territoire français ne résultant pas de cette mesure d'éloignement mais du refus de séjour. Enfin, la requérante se prévaut du fait que ce récépissé n'a pas été délivré spontanément par l'administration mais en exécution d'une ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Paris du 22 juillet 2021. Cependant, si le juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-3 du code de justice administrative, a effectivement enjoint au préfet de police de délivrer un rendez-vous à Mme B... pour qu'elle puisse déposer sa demande de titre de séjour et recevoir le récépissé correspondant, il est, en tout état de cause, constant que cette ordonnance est devenue définitive. Il y a donc lieu d'accueillir l'exception de non-lieu à statuer partiel.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
14. Le présent arrêt, qui prononce un non-lieu à statuer partiel, s'agissant des décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi, et qui annule la décision retirant les cartes de résident mais non celle de refus de renouvellement de titre de séjour, n'implique pas nécessairement que l'administration délivre un titre de séjour à la requérante ni qu'elle réexamine sa situation administrative. Il y a donc lieu de rejeter les conclusions à fin d'injonction.
Sur les conclusions au titre des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative :
15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au profit de Me Kosczanski sous réserve que cette dernière renonce à la part contributive de l'Etat.
DÉCIDE :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions à fin d'annulation de l'arrêté du
13 février 2020 du préfet de police pris à l'encontre de Mme B... en ce qui concerne les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de renvoi.
Article 2 : L'arrêté du 13 février 2020 du préfet de police pris à l'encontre de Mme B... est annulé en tant qu'il a procédé au retrait de ses cartes de résident.
Article 3 : Le jugement n° 2005285/5-3 du 30 septembre 2020 du Tribunal administratif de Paris est réformé en tant qu'il est contraire au présent arrêt.
Article 4 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros à Me Kosczanski sous réserve que cette dernière renonce à la part contributive de l'Etat.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F... B... et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet de police.
Délibéré après l'audience du 1er février 2022 à laquelle siégeaient :
- M. Célérier, président de chambre,
- M. Niollet, président assesseur,
- M. Pagès, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 15 février 2022.
Le rapporteur,
D. PAGES
Le président,
T. CELERIER
La greffière,
Z. SAADAOUI
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21PA00237