Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 25 octobre 2019 et le 2 septembre 2021, le ministre de l'économie, des finances et de la relance demande à la cour :
1° d'annuler le jugement attaqué ;
2° de remettre à la charge de la SAS Meubles Ikea France les retenues à la source et les pénalités correspondantes dues au titre des exercices clos en 2010 et en 2011 ;
3° à titre subsidiaire, de rectifier l'impôt dû à hauteur de 70% des redevances versées par la SAS Meubles Ikea France à la société Inter Ikea Systems BV, majoré de 80% au titre des dispositions du c) de l'article 1729 du code général des impôts ou, à titre subsidiaire de 40% au titre des dispositions du a) du même article.
Le ministre soutient que :
- eu égard à leur organisation, aux chaînes de détention et aux centres de décision, l'ensemble des structures composant les trois groupes forme un seul groupe économique, placé à l'époque sous la commune dépendance de M. B... C..., fondateur historique d'Ikea, et de sa famille ;
- il n'apparaît pas, à la lumière de plusieurs indices, que la société IIS BV exerce une activité effective justifiant spécifiquement le paiement d'une redevance au titre de la marque, contrairement à ce qu'attestent les autorités fiscales néerlandaises ; par suite, son interposition entre la SAS MIF et la fondation Interogo ne paraît pas justifiée ; si l'administration n'a jamais remis en cause la substance et l'activité économique de la société IIS BV contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, il n'en demeure pas moins que cette circonstance ne saurait interdire l'application de la procédure d'abus de droit ; l'objectif exclusivement fiscal du montage décrit est établi ; l'interposition de la société IIS BV n'est justifiée par aucun motif économique, organisationnel ou financier ;
- à titre subsidiaire, à défaut de reconnaissance de la réalisation d'un abus de droit par fraude à la loi, l'administration entend fonder le rappel sur l'inapplicabilité des stipulations de l'article 12 de la convention fiscale franco-néerlandaise en dehors de toute référence à un montage abusif en droit interne ; cette inapplicabilité est justifiée par le constat que la société IIS BV n'est pas le bénéficiaire effectif des redevances de franchise payées par la SAS MIF ;
- dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel, s'agissant des autres moyens invoqués en première instance par la SAS MIF, l'administration s'en remet à ses écritures produites devant le tribunal afin de conclure au bien-fondé des rectifications litigieuses.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas signée à Paris le 16 mars 1973, approuvée par le décret n° 74-310 du 11 avril 1974 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Bouzar, premier conseiller ;
- les conclusions de M. Met, rapporteur public ;
- et les observations de M. A..., pour le ministre de l'économie, des finances et de la relance ainsi que les observations de Me Gibert et Me Daluzeau, pour la SAS Meubles Ikea France.
Considérant ce qui suit :
1. La SNC Meubles Ikea France (MIF), devenue postérieurement aux années en litige la SAS MIF, qui exploite des magasins spécialisés dans le domaine du meuble et des accessoires pour le public et les professionnels, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité au titre de la période du 1er septembre 2009 au 31 août 2011 à l'issue de laquelle l'administration lui a notifié, selon la procédure de l'abus de droit prévue à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, des rectifications en matière de retenue à la source au titre des exercices clos en 2010 et 2011, par des propositions des 20 décembre 2013 et 1er août 2014. A la suite de l'avis émis le 26 octobre 2015 aux fins de recouvrer la somme de 95 912 185 euros, la SAS MIF a adressé à l'administration une réclamation préalable le 10 juin 2016 qui a été implicitement rejetée. Le ministre de l'économie, des finances et de la relance relève appel du jugement du 25 juin 2019 par lequel le tribunal administratif de Versailles a accordé à la SAS MIF la restitution de la somme de 95 912 185 euros correspondant aux retenues à la source mises à sa charge, en droits, majorations et intérêts de retard, au titre des exercices clos en 2010 et 2011.
2. Si une convention bilatérale conclue en vue d'éviter les doubles impositions peut, en vertu de l'article 55 de la Constitution, conduire à écarter, sur tel ou tel point, la loi fiscale nationale, elle ne peut pas, par elle-même, directement servir de base légale à une décision relative à l'imposition. Par suite, il incombe au juge de l'impôt, lorsqu'il est saisi d'une contestation relative à une telle convention, de se placer d'abord au regard de la loi fiscale nationale pour rechercher si, à ce titre, l'imposition contestée a été valablement établie et, dans l'affirmative, sur le fondement de quelle qualification. Il lui appartient ensuite, le cas échéant, en rapprochant cette qualification des stipulations de la convention, de déterminer - en fonction des moyens invoqués devant lui ou même, s'agissant de déterminer le champ d'application de la loi, d'office - si cette convention fait ou non obstacle à l'application de la loi fiscale.
Sur l'application de la loi fiscale :
3. Aux termes de l'article 182 B du code général des impôts dans sa rédaction alors applicable : " I Donnent lieu à l'application d'une retenue à la source lorsqu'ils sont payés par un débiteur qui exerce une activité en France à des personnes ou des sociétés, relevant de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés, qui n'ont pas dans ce pays d'installation professionnelle permanente : / (...) / b. Les produits définis à l'article 92 et perçus par les inventeurs ou au titre de droits d'auteur, ceux perçus par les obtenteurs de nouvelles variétés végétales au sens des articles L623-1 à L623-35 du code de la propriété intellectuelle ainsi que tous produits tirés de la propriété industrielle ou commerciale et de droits assimilés ; / (...) / II Le taux de la retenue est fixé à 33 1 / 3 %. ". Par ailleurs, les produits mentionnés à l'article 92 sont définis, aux termes du 3° du 2. de cet article dans sa rédaction alors applicable, comme " Les produits perçus par les inventeurs au titre soit de la concession de licences d'exploitation de leurs brevets, soit de la cession ou concession de marques de fabrique, procédés ou formules de fabrication ".
4. En l'espèce, il résulte de l'instruction que la SNC MIF, qui exerce son activité en France, a conclu avec la société Inter Ikea Systems BV (IIS BV), qui n'a pas d'installation professionnelle permanente en France, un contrat de franchise en vertu duquel elle bénéficiait notamment, en tant que franchisée, du droit d'exploiter dans ses magasins l' " Ikea Retail System " (le concept Ikea), l' " Ikea Food System " (vente alimentaire) et les " Ikea Proprietary Rights " (la marque Ikea). En contrepartie, la SNC MIF versait à la société IIS BV une redevance de franchise égale à 3% du montant des ventes nettes réalisées en France, ces sommes s'étant établies à 68 276 633 euros et 72 415 329 euros au titre des exercices clos en 2010 et 2011. Ces redevances étaient par conséquent passibles de la retenue à la source prévue par les dispositions précitées de l'article 182 B du code général des impôts.
Sur l'application de la convention fiscale :
5. Cependant, aux termes de l'article 12 de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune, signée à Paris le 16 mars 1973 : " 1. Les redevances provenant de l'un des Etats et payées à un résident de l'autre Etat ne sont imposables que dans cet autre Etat ", le terme " redevances " désignant, aux termes du point 2. de cet article 12, " les rémunérations de toute nature payées pour l'usage ou la concession de l'usage (...) d'une marque de fabrique ou de commerce (...) ". Par ailleurs, en vertu de l'article 4 de cette convention, l'expression " résident de l'un des Etats " désigne toute personne qui, en vertu de la législation de cet Etat, est assujettie à l'impôt dans cet Etat, en raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue.
6. En l'espèce, il en résulte que les redevances de franchise versées par la SNC MIF à la société ISS BV, qui est assujettie à l'impôt aux Pays-Bas, étaient imposables dans cet Etat. Par suite, ces stipulations faisaient obstacle à ce que l'administration exigeât de la SNC MIF qu'elle s'acquitte, à raison de ces redevances, des retenues à la source prévues par les dispositions de l'article 182 B du code général des impôts.
Sur l'existence d'un abus de droit :
7. Aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ". Il résulte de ces dispositions que, lorsque l'administration use de la faculté qu'elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu'elle établit que ces actes ont un caractère fictif ou que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. Il en va ainsi lorsque la norme dont le contribuable recherche le bénéfice procède d'une convention fiscale bilatérale ayant pour objet la répartition du pouvoir d'imposer en vue d'éliminer les doubles impositions et que cette convention ne prévoit pas explicitement l'hypothèse de fraude à la loi. Enfin, l'administration fiscale apporte cette preuve par la production de tous éléments suffisamment précis attestant du caractère fictif des actes en cause ou de l'intention du contribuable d'éluder ou d'atténuer ses charges fiscales normales. Dans l'hypothèse où l'administration s'acquitte de cette obligation, il incombe ensuite au contribuable, s'il s'y croit fondé, d'apporter la preuve de la réalité des actes contestés ou de ce que l'opération litigieuse est justifiée par un motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer ses charges fiscales normales.
8. En l'espèce, il résulte de l'instruction, ainsi qu'exposé plus haut, que la SNC MIF a conclu avec la société IIS BV un contrat de franchise en vertu duquel elle bénéficiait notamment, en tant que franchisée, du droit d'exploiter dans ses magasins l' " Ikea Retail System " (le concept Ikea), l' " Ikea Food System " (vente alimentaire) et les " Ikea Proprietary Rights " (la marque Ikea). En contrepartie, la SNC MIF versait à la société IIS BV une redevance de franchise égale à 3% du montant des ventes nettes réalisées en France, ces sommes s'étant établies à 68 276 633 euros et 72 415 329 euros au titre des exercices clos en 2010 et 2011. Le service vérificateur, après avoir relevé que la société IIS BV reversait 70% de ces redevances de franchise à la fondation Interogo, propriétaire des " Ikea Proprietary Rights " (la marque Ikea) jusqu'au 20 décembre 2011, fondation qui est située au Liechtenstein où elle ne paie aucun impôt direct, a considéré que la société IIS BV n'était pas la bénéficiaire effective des redevances versées par la SNC MIF et que l'interposition de la société IIS BV entre la SNC MIF et la fondation Interogo était exclusivement destinée à faire bénéficier, de manière frauduleuse, lesdites redevances de l'exonération des retenues à la source par application des stipulations de l'article 12 de la convention fiscale franco-néerlandaise. L'administration, qui a ainsi considéré que le versement des redevances de franchise par la SNC MIF à la société IIS BV a procédé de la volonté de rechercher le bénéfice d'une application littérale de l'article 12.1 précité de la convention fiscale franco-néerlandaise à l'encontre des objectifs poursuivis par les Etats parties à la convention, inspirée par aucun autre motif que celui d'éluder les charges fiscales que la SNC MIF aurait normalement supportées si elle avait versé les redevances au bénéficiaire effectif, a soumis 70% de ces redevances de franchises à la retenue à la source prévue à l'article 182 B du code général des impôts.
9. Le ministre soutient que la fondation Interogo doit être regardée comme la bénéficiaire effective des redevances de franchise versées par la SNC MIF à la société IIS BV. Cependant, ainsi que la SAS MIF le démontre, la société IIS BV, créée en 1983, dispose de son propre personnel et de bureaux. Propriétaire du concept de franchise Ikea, son activité consiste à assurer le développement permanent de ce concept et de sa concession sous franchise à des franchisés établis dans plusieurs pays du monde. A cette fin, elle dispose dans la ville de Delft, aux Pays-Bas, d'un magasin d'essai Ikea dans lequel elle développe le concept Ikea (" Ikea Retail System ") ainsi que d'un centre de formation pour former le personnel des franchisés, ces derniers étant des sociétés qui appartiennent ou non à l'un des groupes Ikea. De plus, le forfait de 70% dont s'acquitte IIS BV auprès d'Interrogo ne prend pas exclusivement pour assiette les seules redevances correspondant à la marque Ikea (" Ikea Proprietary Rigths ") mais toutes les redevances de franchise, incluant la rémunération du concept Ikea (" Ikea Retail system ") et celle de l'activité de vente de produits alimentaires (" Ikea Food System "), auxquelles s'ajoutent les frais pour l' " Ikea Business College " ainsi que " le revenu net lié au catalogue moins les contributions marketing payées aux franchisés ". Il en résulte que le forfait de 70% doit être regardé comme un prix acquitté par la société IIS BV à la fondation Interrogo correspondant aux droit d'exploiter la marque concédée par cette fondation à ISS BV. Par conséquent, contrairement à ce que soutient le ministre, la société IIS BV, qui ne saurait être regardée comme la simple mandataire de la fondation Interrogo, est la bénéficiaire effective des redevances de franchise que lui versait la SNC MIF, sans qu'y fasse obstacle la circonstance qu'elle consacre une partie du montant de ces redevances au paiement d'un prix acquitté auprès de la fondation Interogo pour la mise à sa disposition de la marque Ikea, nécessaire au développement de son activité de franchiseur. Dans ces conditions, l'abus de droit allégué par le ministre ne peut être regardé comme établi.
10. Dès lors, sont inopérantes les allégations du ministre selon lesquelles les groupes Inter Ikea, Ingka et Ikano, qui constituent ce qu'il dénomme " l'empire Ikea ", sont interdépendants du fait de l'influence qu'exercerait la famille C... dans leurs instances dirigeantes, alors au demeurant qu'il est constant que l'administration n'a pas entendu mettre en œuvre les dispositions de l'article 57 du code général des impôts relatives au transfert indirect de bénéfices à l'étranger. Sont également inopérantes la circonstance alléguée selon laquelle la SNC MIF s'approvisionnait exclusivement auprès de la société suisse Ikea Supply AG, membre également du groupe Ingka. Au surplus, ainsi que l'a relevé le tribunal, la SAS MIF établit que la société IIS BV a conclu des contrats de franchise aux conditions similaires avec des entreprises qui n'appartiennent ni au groupe Ingka ni au groupe Inter Ikea.
11. Il résulte de ce qui précède que le ministre, qui n'établit pas que le contrat de franchise conclu entre la SNC MIF et la société IIS BV correspond à un montage artificiel dans le but exclusif d'éluder la retenue à la source, en recherchant le bénéfice de l'application littérale des stipulations de la convention fiscale franco-néerlandaise, n'est pas fondé à soutenir que l'administration pouvait mettre en œuvre la procédure d'abus de droit fiscal prévue à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales et soumettre à la retenue à la source, prévue à l'article 182 B du code général des impôts, les redevances versées par la SNC MIF en les regardant comme ayant bénéficié directement à la fondation Interogo.
Sur l'inapplicabilité alléguée par le ministre des stipulations de l'article 12 de la convention fiscale en dehors de toute référence à un montage abusif :
12. Si le ministre soutient que, indépendamment de la procédure de l'abus de droit, les stipulations de l'article 12 de la convention fiscale ne sont pas applicables, il ne résulte pas de l'instruction, pour les motifs exposés précédemment, que la société IIS BV n'est pas la bénéficiaire effective de 70% redevances de franchise versées par la SAS MIF.
13. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Versailles a accordé à la SAS MIF la restitution d'un montant de 95 912 185 euros correspondant aux retenues à la source mises à sa charge, en droits, majorations et intérêts de retard, au titre des exercices clos en 2010 et 2011. Par suite, sans qu'il y ait lieu par conséquent d'examiner ses conclusions subsidiaires en matière de majorations, sa requête doit être rejetée.
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à la SAS MIF au titre des frais exposés par cette dernière et non compris dans les dépens. Les conclusions de la SAS MIF tendant à la condamnation de l'Etat aux dépens doivent en revanche être rejetées comme dépourvues d'objet.
DECIDE :
Article 1er : Le recours du ministre de l'économie, des finances et de la relance est rejeté.
Article 2 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros à la SAS Meubles Ikea France sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
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N° 19VE03571