2° Sous le n° 439607, par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 16 mars 2020 et 14 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la ministre des armées demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.
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Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Guillaume Leforestier, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de Mme B... ;
Considérant ce qui suit :
1. Les pourvois du président du CIVEN et de la ministre des armées sont dirigés contre le même arrêt. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme B..., arrivée à Tahiti à l'âge de cinq ans, alors que son père était affecté au lycée Paul Gauguin de Papeete, y a résidé de septembre 1963 à juin 1972, période durant laquelle vingt-huit essais nucléaires de type atmosphérique - en sus d'un essai de sécurité - ont été réalisés à Mururoa et Fangataufa, du 2 juillet 1966 au 30 juin 1972. Mme B... a développé un cancer de la thyroïde à l'âge de dix-neuf ans, soit quatre années après son départ de Polynésie française. L'intéressée a présenté une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Par une décision du 11 février 2015, le ministre de la défense a rejeté sa demande. Par un arrêt du 14 janvier 2020 contre lequel le CIVEN et la ministre des armées se pourvoient en cassation, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé le jugement du 17 octobre 2016 du tribunal administratif de Montpellier rejetant la demande de Mme B... tendant à l'annulation de la décision du 11 février 2015 du ministre de la défense et à la condamnation de l'Etat à réparer les préjudices subis, mis à la charge de l'Etat la réparation des préjudices subis par Mme B... au titre de la pathologie radio-induite dont elle est atteinte et ordonné, avant dire droit, une expertise médicale.
3. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " I. - Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. / II.- Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ; / 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes du I de l'article 4 de la même loi : " Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) ".
4. En vertu du V du même article 4, dans sa rédaction résultant de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dont les dispositions sont applicables aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel de la République française : " V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité (...) ".
5. Aux termes du premier alinéa du V du même article, dans sa rédaction issue du 2° du I de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 : " Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique ". Aux termes du I de l'article R. 1333-11 du code de la santé publique : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 ". Enfin, aux termes de l'article 57 de la loi du 17 juin 2020 relative à diverses dispositions liées à la crise sanitaire : " Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, le b du 2° du I de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 est applicable aux demandes déposées devant le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 précitée ".
6. En modifiant les dispositions du V de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010 issues de l'article 113 de la loi du 28 février 2017, l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 a élargi la possibilité, pour l'administration, de combattre la présomption de causalité dont bénéficient les personnes qui demandent une indemnisation lorsque les conditions de celle-ci sont réunies. Il doit être regardé, en l'absence de dispositions transitoires, comme ne s'appliquant qu'aux demandes qui ont été déposées après son entrée en vigueur, intervenue le lendemain de la publication de la loi du 28 décembre 2018 au Journal officiel de la République française.
7. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que Mme B... a déposé sa demande d'indemnisation au CIVEN le 27 juillet 2010. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 qu'en faisant application des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 dans leur rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018, alors qu'à la date à laquelle elle a statué étaient applicables les dispositions issues de la loi du 28 février 2017, la cour administrative d'appel de Marseille a méconnu le champ d'application de la loi. Dès lors, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des pourvois, l'arrêt attaqué doit être annulé. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
8. Il résulte des dispositions de la loi 5 janvier 2010 citées au point 5, dans leur rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018, applicables, en vertu de l'article 57 de la loi du 17 juin 2020, à la date à laquelle le Conseil d'Etat règle au fond la présente affaire, que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv. Si, pour le calcul de cette dose, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv.
9. Il résulte de l'instruction que Mme B... a séjourné dans des lieux et pendant une période définie par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. La pathologie dont elle souffre figure sur la liste annexée au décret du 15 septembre 2014. Elle bénéficie donc d'une présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenue de sa maladie.
10. Toutefois, il résulte de l'instruction, et en particulier des informations produites par la ministre des armées, d'une part, que les relevés mensuels de " dosimétrie d'ambiance " utilisés pour la radioprotection lors des essais nucléaires français en Polynésie font état de radiations nulles à Tahiti pour les années 1966 à 1968 et 1972 à 1973, d'autre part, que les " doses efficaces engagées ", telles qu'établies par une étude du Commissariat à l'énergie atomique de 2006 dont la méthodologie a été approuvée par l'agence internationale de l'énergie atomique dans son rapport de 2009-2010 relatif à l'exposition du public aux radiations en Polynésie française suite aux essais atmosphériques nucléaires français, et qui prennent en compte tant l'exposition externe que la contamination interne, n'ont pas révélé de rayonnements ionisants supérieurs à la limite de 1 mSv par an pour la période où Mme B... résidait à Papeete, ces mesures faisant état de doses absorbées à la thyroïde pour les îles de la Société de 0,06 mSv en 1966, 0,18 mSv en 1967 et 1968, 0,20 mSv de 1969 à 1972. Par ailleurs, il est constant que Mme B... n'occupait pas de fonctions radiologiquement exposées et vivait à plus de 1 200 kilomètres des sites d'expérimentation nucléaires de Mururoa et de Fangataufa, et que les conditions météorologiques, notamment de précipitation et de vent, dans lesquelles se sont déroulés les vingt-sept essais atmosphériques en cause ont permis de réduire le risque d'exposition à rayonnements ionisants au sol. Il suit de là que sa situation ne nécessitait pas l'organisation de mesures de surveillance individuelle complémentaires.
11. Dans ces conditions, eu égard aux niveaux de radiations mentionnés au point 10, la ministre des armées doit être regardée comme apportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressée a été inférieure à la limite de 1 mSv et qu'ainsi la présomption de causalité instaurée par la loi du 5 janvier 2010 dont elle bénéficie doit être renversée.
12. Il résulte de ce qui précède que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 17 octobre 2016, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande.
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme que demande Mme B... à ce titre soit mise à la charge de l'Etat.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 14 janvier 2020 de la cour administrative d'appel de Marseille est annulé.
Article 2 : La requête de Mme B... est rejetée.
Article 3 : Les conclusions de Mme B... présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, à la ministre des armées et à Mme A... B....