Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 4 juillet 2014, M. C..., représenté par Me E..., demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulon du 24 avril 2014 ;
2°) de faire droit à ses conclusions de première instance ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que sa créance n'est pas prescrite.
Vu :
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 ;
- la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 ;
- la loi n° 68-1290 du 31 décembre 1968 ;
- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;
- l'arrêté du 28 février 1995, pris en application de l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale, fixant le modèle type d'attestations d'exposition et les modalités d'examen dans le cadre du suivi post-professionnel des salariés ayant été exposés à des agents ou procédés cancérigènes ;
- l'arrêté du 21 décembre 2001 relatif à la liste des professions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat du ministère de la défense ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Pena,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de MeD..., substituant MeE..., représentant
M.C....
1. Considérant que M. C..., ouvrier d'Etat au sein de la direction des chantiers navals (DCN) de Toulon du 31 août 1970 au 31 mars 2004, a été d'abord employé en qualité de chaudronnier tuyauteur du 31 août 1970 au 12 juillet 2000 puis d'ouvrier de magasinage du 13 juillet 2000 au 31 mars 2004 ; que, par un courrier du 26 avril 2010, il a sollicité auprès du ministre de la défense la réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence qu'il a subis du fait de la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents contre l'exposition aux poussières d'amiante ; qu'à la suite du silence gardé par l'administration sur sa demande, M. C... a introduit devant le tribunal administratif de Toulon un recours tendant à l'indemnisation de ces dommages ; que M. C... interjette appel du jugement du 24 avril 2014 du tribunal administratif de Toulon qui a rejeté sa requête ;
Sur la prescription quadriennale :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics, alors applicable aux créances détenues sur les établissements publics hospitaliers en matière de responsabilité médicale : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. / Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public " ; qu'aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : (...) / Tout recours formé devant une juridiction relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance (...) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée " ;
3. Considérant qu'en vertu des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, une plainte contre X avec constitution de partie civile de même qu'une constitution de partie civile tendant à l'obtention de dommages et intérêts effectuée dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, interrompt le cours de la prescription quadriennale dès lors qu'elle porte sur le fait générateur, l'existence, le montant ou le paiement d'une créance sur une collectivité publique ;
4. Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que le fait générateur de la créance que M. C... prétend détenir sur l'Etat est constitué par la carence fautive de ce dernier en sa qualité d'employeur dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
5. Considérant, d'autre part, que contrairement à ce qu'ont jugé les premiers juges, M. C... a eu connaissance de l'étendue du risque à l'origine du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence dont il demande réparation et dans lesquels est incorporé le préjudice d'anxiété à compter de l'arrêté interministériel du 21 décembre 2001 relatif à la liste des professions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat du ministère de la défense publié le 28 décembre 2001 ayant inscrit la profession qu'il exerçait, en l'occurrence celles de chaudronnier-tuyauteur et d'ouvrier de magasinage, et les ateliers de la direction des constructions navales de Toulon où il a travaillé (Division bâtiments de surface puis division stock), permettant la mise en oeuvre à son égard du régime légal de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ; qu'ainsi, en application des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, le délai de prescription a commencé à courir le
1er janvier 2002 ;
6. Considérant, enfin, qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite du décès de M. B... survenu le 11 février 2002 des suites d'une affection pulmonaire en lien avec l'inhalation de poussières d'amiante, les consortsB..., en leur qualité d'ayants droit du défunt ayant travaillé en qualité d'ouvrier à la DCN de Brest ont déposé en février 2005 une plainte contre X avec constitution de partie civile ; que cette action tendait notamment à la recherche de responsabilité des auteurs au sein de l'Etat chargés de veiller à la sécurité des salariés exposés aux poussières d'amiante dans l'exercice de leur activité professionnelle au sein de la direction des constructions navales (DCN) ; que cette action doit être regardée comme relative à la créance des intéressés sur l'Etat ; que le fait générateur de cette créance est ainsi la carence fautive reprochée à l'Etat dans l'absence de mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
7. Considérant que, dans la mesure où les créances dont se prévalent les ayants droit de M. B... et M. C... ont pour origine le même fait générateur, l'action juridictionnelle intentée par les ayants droit de M. B... en 2005, toujours pendante devant le tribunal de grande instance de Paris selon les écritures non démenties de l'intéressé, a interrompu la prescription quadriennale en ce qui concerne M. C... ; qu'ainsi c'est à tort que le tribunal administratif de Toulon a rejeté la requête de l'intéressé au motif que sa créance envers l'Etat était prescrite ; qu'il y a lieu, par conséquent, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Toulon ;
Sur la responsabilité :
8. Considérant, d'une part, que le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante comporte des dispositions interdisant l'exposition des travailleurs à l'amiante au-delà d'un certain seuil et impose aux employeurs de contrôler la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail, de nature à réduire le risque de maladie dans les établissements concernés ; que M. C... n'établit pas, ainsi qu'il lui appartient de le faire, que les préjudices dont il demande réparation trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat dans l'édiction de mesures législatives ou réglementaires destinées à imposer aux employeurs des mesures de prévention ;
9. Considérant, en revanche, que la carence de l'Etat, employeur de personnels exposés aux poussières d'amiante, dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité propres à les soustraire à ce risque d'exposition, est de nature à engager sa responsabilité ; que cette carence a exposé ces personnels à un risque sanitaire grave dès lors qu'il ressort de l'ensemble des données scientifiques accessibles ou produites au dossier que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons, traversent ceux-ci jusqu'à la plèvre, sans que l'organisme puisse les éliminer, et peuvent provoquer à terme, outre des atteintes graves à la fonctionnalité respiratoire, des pathologies cancéreuses particulièrement difficiles à guérir en l'état des connaissances médicales ; que le double dispositif de l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité et de la surveillance post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax tous les deux ans prévu à l'annexe II de l'arrêté du 28 février 1995 a été mis en place après que le législateur a reconnu le lien établi de façon statistiquement significative entre une exposition aux poussières d'amiante et la baisse d'espérance de vie ; qu'en l'espèce, M. C... soutient, sans être contredit, que l'Etat n'a pris aucune disposition particulière en matière d'hygiène et de sécurité se rapportant à l'amiante dans les établissements de la DCN ; qu'il en résulte que la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur est, en l'espèce, engagée envers lui ;
10. Considérant, d'autre part, que la décision d'ouverture du droit du travailleur au bénéfice de ce double dispositif de l'allocation et de la surveillance post-professionnelle vaut reconnaissance pour l'intéressé de l'existence d'un lien établi de façon statistiquement significative entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie ; que cette circonstance suffit ainsi, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade et par là-même d'une espérance de vie diminuée, et à être ainsi la source d'un préjudice indemnisable en tant que tel au titre du préjudice moral, en relation directe avec la carence fautive de l'Etat ; qu'en outre, pour évaluer le montant accordé en réparation de ce poste de préjudice, il appartient au juge de tenir compte, dans chaque espèce, de l'ampleur de l'exposition personnelle du travailleur aux poussières d'amiante ; que doivent ainsi notamment être prises en considération, tant les conditions d'exposition, lesquelles dépendent largement de la nature des fonctions de l'intéressé et des circonstances particulières de leur exercice, que la durée de cette exposition ;
Sur les préjudices :
11. Considérant que M. C... estimant que son espérance de vie a été diminuée notablement du fait de l'absorbation par ses poumons de poussières d'amiante pendant ses années d'activité professionnelle, soutient vivre depuis dans un état d'anxiété justifiant une réparation à ce titre de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence fondée sur la carence fautive susmentionnée de son employeur ;
En ce qui concerne le préjudice moral :
12. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. C... a travaillé dans des ateliers relevant de la DCN l'exposant aux poussières d'amiante pendant trente-et-un ans, soit une suffisamment longue période pour pouvoir, d'une part, le faire bénéficier du régime de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, d'autre part, l'inclure dans le dispositif préventif prévu par l'arrêté susvisé du 28 février 1995, dont l'annexe II prévoit une surveillance post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax, tous les deux ans ; qu'en outre, en qualité de chaudronnier-tuyauteur , il a été au contact direct de l'amiante sans aucune protection ; que, dès lors, au regard de ces conditions d'exposition à l'amiante, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral de l'intéressé, qui vit dans la crainte de développer subitement une pathologie grave, en fixant le montant de sa réparation à la somme de 15 000 euros tous intérêts compris à la date du présent arrêt ;
En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :
13. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. C... ne verse au dossier que trois comptes rendus de scanner thoracique réalisés les 21 novembre 2005, 15 mai 2009 et 10 juillet 2013, ainsi qu'une attestation insuffisamment circonstanciée d'une amie ; que ces seuls éléments qui ne démontrent pas qu'il a dû subir des examens médicaux à une fréquence telle qu'elle aurait généré des perturbations de sa vie quotidienne ni qu'il souffrirait d'une perte d'élan vital, ne permettent pas d'établir que la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents aux poussières d'amiante est à l'origine chez l'intéressé de troubles dans les conditions d'existence ;
Sur les conclusions à fin d'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Considérant qu'aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation " ; qu'en application des dispositions précitées il ya lieu de condamner l'Etat à verser M. C... la somme de 2 000 euros au titre des frais qu'il a exposé dans la présente instance ;
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 24 avril 2014 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. C... la somme de 15 000 euros tous intérêts compris à la date du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à M. C... la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... C...et au ministre de la défense.
Délibéré après l'audience du 21 juin 2016, où siégeaient :
- M. Gonzales, président,
- M. Renouf, président-assesseur,
- Mme Pena, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 12 juillet 2016.
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N° 14MA03264