Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 11 septembre 2020 et le 8 décembre 2020, le préfet de la Charente-Maritime demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Poitiers ;
2°) de rejeter les demandes présentées par M. et Mme E... devant le tribunal.
Il soutient que :
- le premier juge a retenu l'existence d'une atteinte à la vie privée et familiale des demandeurs en se fondant sur des éléments qui n'avaient été jugés suffisants, à l'occasion de la contestation d'une précédente mesure d'éloignement, ni par le tribunal ni par la cour ;
- c'est à tort que le magistrat désigné par le président du tribunal administratif a retenu que l'aînée des enfants présenterait un niveau scolaire " exceptionnel " sur la base d'une unique attestation ; le diplôme universitaire en administration et management public dont Mme est titulaire depuis 2017 ne lui donne pas de bonnes perspectives d'emploi ; le premier juge ne pouvait retenir que les demandeurs témoigneraient de leur insertion par leur activité professionnelle et que la famille justifierait d'une bonne intégration dans la société française, alors que M. et Mme E... se sont soustraits à de nombreuses mesures d'éloignement, confirmées par la juridiction administrative, et que leur activité professionnelle est en réalité marginale ; les promesses d'embauche dont se prévalent les demandeurs, qui émanent pour quelques heures des personnes constituant leur comité de soutien, sont dépourvues de valeur ;
- les arrêtés qu'il a édictés à l'encontre des demandeurs ne portent pas une atteinte disproportionnée à leur vie privée et familiale ;
- les autres moyens soulevés par les demandeurs devant le tribunal ne sont pas fondés ainsi qu'il l'a exposé dans ses écritures de première instance.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 13 octobre 2020 et le 18 décembre 2020, M. et Mme E..., représentés par la SCP Breillat - Dieumegard - Masson, concluent au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 2 000 euros, à verser à leur conseil, soit mise à la charge de l'Etat au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Ils soutiennent que :
- le moyen soulevé par le préfet de la Charente-Maritime n'est pas fondé ; ils justifient être parfaitement intégrés en France où se situe le centre de leur vie privée et familiale et où sont nées leurs filles, qui n'ont jamais vécu en Arménie ; Mme E... a été adoptée par une ressortissante française ;
- à titre subsidiaire, les arrêtés litigieux méconnaissent l'article 3 de la convention internationale des droits de l'enfant compte tenu de ce que leurs enfants n'ont connu que la France et que leur fille aînée y suit une scolarité particulièrement brillante ;
- ils sont entachés d'incompétence ;
- ils sont entachés d'un défaut de motivation et le préfet n'a pas procédé à un examen particulier de leur situation faute d'avoir examiné leur demande de titre de séjour ;
- le préfet n'a pas procédé au double examen au titre de la vie privée et familiale et au titre de l'activité professionnelle qu'implique une demande présentée sur le fondement de l'article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- les décisions portant obligation de quitter le territoire français sont dépourvues de base légale compte tenu de l'illégalité des refus de séjour ;
- elles sont insuffisamment motivées et entachées d'un défaut d'examen particulier de leur situation ;
- elles méconnaissent les dispositions du I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile faute d'accompagner des décisions de refus de séjour ;
- elles méconnaissent l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- les décisions leur refusant un délai de départ volontaire sont insuffisamment motivées ;
- les décisions fixant le pays de renvoi sont dépourvues de base légale en raison de l'illégalité des décisions d'éloignement ;
- elles sont insuffisamment motivées ;
- elles méconnaissent l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales compte tenu de ce qu'ils seraient isolés en cas de retour dans leur pays d'origine ;
- les décisions portant interdiction de retour sur le territoire français sont insuffisamment motivées et entachées d'un défaut d'examen de leur situation personnelle ;
- les décisions les assignant à résidence sont dépourvues de base légale en raison de l'illégalité des décisions portant obligation de quitter le territoire français ;
- elles sont insuffisamment motivées et sont entachées d'un défaut d'examen de leur situation ; rien ne permet de s'assurer que ces décisions ont été édictées après les mesures d'éloignement dont ils ont fait l'objet ;
- les modalités d'assignation à résidence décidées par le préfet sont entachées d'erreur d'appréciation.
M. et Mme E... ont été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par des décisions du 12 novembre 2020.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale des droits de l'enfant ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020.
La présidente de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B... D...,
- et les observations de Mme E..., en présence de sa famille d'adoption.
Considérant ce qui suit :
1. M. et Mme E..., ressortissants arméniens nés respectivement le 30 septembre 1987 et le 3 mai 1988, sont entrés en France le 16 janvier 2013 afin d'y solliciter l'asile. Leurs demandes, traitées selon la procédure prioritaire, ont été rejetées par des décisions de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides du 10 juin 2013, confirmées par la Cour nationale du droit d'asile le 28 mars 2014. Les intéressés ont fait l'objet d'arrêtés portant refus de séjour et éloignement du territoire français le 26 juillet 2013, annulés pour incompétence par un arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 23 juin 2014, puis le 4 août 2014, le 12 février 2016 et le 18 juin 2018. Le 12 août 2019, ils ont saisi le préfet de la Charente-Maritime de demandes de titres de séjour portant la mention " vie privée et familiale ". Par deux arrêtés du 30 juillet 2020, le préfet de la Charente-Maritime leur a fait obligation de quitter sans délai le territoire français, a fixé le pays de renvoi et les a interdits de retour sur le territoire français pour une durée de trois ans. Le préfet a également prononcé à l'encontre de M. et Mme E..., le même jour, deux mesures d'assignation à résidence. Le préfet de la Charente-Maritime relève appel du jugement du 12 août 2020 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Poitiers a annulé ces quatre arrêtés du 30 juillet 2020.
2. Au termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
3. Il est constant que M. et Mme E... sont entrés en France le 16 janvier 2013, et y résidaient depuis sept années et demi à la date des arrêtés attaqués. S'il ressort des pièces du dossier qu'ils n'ont exercé une activité professionnelle que marginale depuis leur arrivée sur le territoire national, où ils se sont maintenus irrégulièrement en dépit de plusieurs mesures d'éloignement édictées à leur encontre, ils justifient par les nombreuses attestations qu'ils produisent être remarquablement intégrés dans la vie locale et associative de leur commune, à laquelle ils contribuent activement. Les intéressés justifient également avoir noué des liens particulièrement intenses avec une famille saintaise qui les a hébergés durant plusieurs mois à leur arrivée et dont la mère de famille a indiqué, circonstance postérieure aux arrêtés attaqués mais dont il peut être tenu compte dès lors qu'elle permet d'éclairer une situation de fait existante à leur date, qu'elle a entrepris une procédure d'adoption simple au bénéfice de Mme E.... En outre, il ressort des pièces du dossier que M. et Mme E... maîtrisent désormais parfaitement le français, et cette-dernière a obtenu en France un master " administration, économique et sociale " spécialité " administration et management public ", son directeur de mémoire la qualifiant " d'étudiante exemplaire ". Ils bénéficient tous les deux de multiples promesses d'embauche, qui ne sauraient être regardées comme dépourvues de toute valeur du seul fait qu'elles émaneraient de connaissances. Par ailleurs, le couple a eu deux enfants sur le territoire français et il ressort des pièces du dossier que l'aînée, la jeune C... âgée de sept ans à la date des arrêtés attaqués, poursuit sa scolarité avec une particulière réussite, le conseil des maîtres d'école ayant décidé, après la réalisation de tests psychologiques ayant révélé des facultés intellectuelles remarquables, de l'orienter en CE2 à la rentrée de l'année scolaire 2020-2021, après qu'elle ait débuté l'année scolaire précédente en CP. Dans les conditions très particulières de l'espèce, compte tenu de la durée de séjour en France des intéressés et de l'intensité des liens qu'ils ont créés sur le territoire national, il y a lieu de regarder le centre de leurs intérêts privés et familiaux comme situé en France. Dans ces conditions, c'est à bon droit que le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Poitiers a retenu que les arrêtés attaqués portaient au respect de la vie privée et familiale de M. et Mme E... une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels ils ont été pris, et qu'ils ont méconnu l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
4. Il résulte de ce qui précède que le préfet de la Charente-Maritime n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Poitiers a annulé ses arrêtés du 30 juillet 2020.
5. M. et Mme E... ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, leur conseil peut se prévaloir des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative
et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce,
de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 200 euros, à verser à la SCP Breillat - Dieumegard - Masson sous réserve de son renoncement à percevoir la somme correspondant
à la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête du préfet de la Charente-Maritime est rejetée.
Article 2 : L'Etat versera à la SCP Breillat - Dieumegard - Masson une somme de 1 200 euros
au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve de son renoncement à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur, à M. A... E..., à Mme F... épouse E... et à la SCP Breillat - Dieumegard - Masson.
Copie en sera adressée au préfet de la Charente-Maritime.
Délibéré après l'audience du 23 mars 2021 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
Mme B... D..., conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 27 avril 2021.
La présidente,
Catherine Girault
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 20BX03031