Par un recours et deux mémoires, enregistrés le 2 février 2016, le 21 juin 2017 et
le 15 février 2018, le ministre des armées demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 26 novembre 2015;
2°) de rejeter la demande présentée par M. D...devant le tribunal administratif de Toulouse.
Le ministre des armées soutient que s'il n'est pas contesté que la demande de l'intéressé entre dans le champ d'application de la présomption de causalité prévue par le dispositif législatif, le cancer du côlon présenté par M. D...n'a pas été causé par sa participation aux essais nucléaires français en Algérie. En effet, il est démontré que ce dernier, qui a bénéficié d'une surveillance dosimétrique de l'exposition externe le 17 mai 1961, n'a reçu, comme le personnel du 620ème groupe des armes spéciales (GAS) implanté à Reggane lors de l'essai Gerboise verte du 25 avril 1961 et les jours suivants, aucune dose cumulée supérieure ou égale à 5000 milliRems, qui était la norme à ne pas dépasser pour le " personnel directement affecté " et, n'a pas non plus été exposé à une contamination interne compte-tenu de son éloignement de la zone de tirs pendant les essais souterrains contemporains de son séjour en Algérie et de son mode d'alimentation qui était contrôlé. Il est ainsi démontré que la maladie dont il souffre résulte exclusivement d'une cause étrangère aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.
Par cinq mémoires en défense, enregistrés le 29 avril 2016, les 24 avril, 19 juin,
19 juillet et 9 octobre 2017, M. D...représenté par MeC..., conclut dans le dernier état de ses écritures, au rejet de la requête et demande que soit mise à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient qu'en application de la loi du 5 janvier 2010, modifiée par
l'article 113 de la loi du 28 février 2017, d'application immédiate, et de ses décrets d'application, M. D...qui a séjourné à Reggane dans le Sahara du 18 Janvier 1961
au 10 Avril 1963 et est atteint d'un cancer du côlon, pathologie inscrite dans la liste des maladies radio induites, remplit les conditions de présomption de causalité et que le ministre ne renverse pas cette présomption dès lors qu'il n'établit pas que la pathologie résulterait " exclusivement d'une cause étrangère " à son exposition aux rayonnements ionisants.
Par un mémoire, enregistré le 18 juillet 2017, le CIVEN s'associe aux conclusions du ministre des armées.
Les parties ont été informées, par lettre du 26 septembre 2017, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce que la cour, saisie d'un recours de plein contentieux, entendait régler le litige sur le terrain des dispositions de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 qui suppriment la condition tenant à l'existence d'un risque non négligeable à laquelle était subordonnée l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, et notamment son article 113 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative ;
- l'avis du Conseil d'État n° 409777 du 28 juin 2017.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de M. Katz, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B...D..., appelé du contingent en 1960, a été affecté en Algérie,
du 18 janvier 1961 au 10 avril 1963, sur la base de Reggane au sein du 620ème groupement des armes spéciales au centre saharien d'expérimentation militaire. Au cours de cette période, quatre tirs nucléaires souterrains ont été réalisés, les 7 novembre 1961 (Agathe),
1er mai 1962 (Beryl), 18 mars 1963 (Emeraude) et le 30 mars 1963 (Améthyste), ainsi qu'un essai aérien le 25 avril 1961 (Gerboise verte). Un cancer du côlon lui a été diagnostiqué en 1999. Il a présenté une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Le ministre de la défense, alors compétent, après consultation du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), a rejeté cette demande le 22 novembre 2011 au motif que le risque attribuable aux essais nucléaires français dans la survenance de la maladie de M. D...pouvait être considéré comme négligeable. Le ministre relève appel du jugement
du 26 novembre 2015 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a annulé sa décision
du 22 novembre 2011 et a enjoint au CIVEN de présenter à M. D...une proposition d'indemnisation dans le délai de trois mois.
Sur le moyen soulevé d'office :
2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./ Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné :/ 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres (...) ".
3. L'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction antérieure à la loi du 28 février 2017, disposait : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) / V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) ".
4. Aux termes de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, applicable aux instances en cours au lendemain de la publication de cette loi, comme en l'espèce : " I.- Au premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les mots et la phrase : " à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé. " sont supprimés./ II.- Lorsqu'une demande d'indemnisation fondée sur les dispositions du I de l'article 4 de la loi n° 2010-2
du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l'objet d'une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la présente loi, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s'il estime que l'entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Il en informe l'intéressé ou ses ayants droit s'il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l'actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s'il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d'indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi./ (...)".
5. Par lettre du 26 septembre 2017, la cour a communiqué aux parties le moyen relevé d'office tiré de ce que, saisie d'un recours de plein contentieux, elle entendait régler le litige sur le terrain des dispositions de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 rappelées ci-dessus, lesquelles ont supprimé les dispositions du premier alinéa du V de l'article 4 de
la loi du 5 janvier 2010, relatives à la condition tenant à l'existence d'un risque non négligeable à laquelle était subordonnée l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
6. Il résulte des dispositions précitées que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.
7. Il est constant que M. D...a séjourné à Reggane du 18 janvier 1961
au 10 avril 1963, soit dans l'une des zones et pendant une période définies à l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. Il résulte de l'instruction qu'il a développé un cancer du côlon, maladie inscrite sur la liste mentionnée à l'article 1er de cette même loi, et annexée au décret
du 15 septembre 2014. Il bénéficie donc d'une présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenue de sa maladie.
8. Le ministre fait valoir que si les essais nucléaires souterrains contemporains du séjour de M.D..., Beryl et Améthyste, n'ont pas été totalement confinés, l'intéressé était
situé à 500 km au sud-ouest d'In-Ecker où ces tirs en galerie ont été réalisés, lesquels n'ont provoqués qu'une retombée vers l'Est, soit à l'opposé de son lieu d'affectation. Toutefois, il ne conteste pas que M. D...était affecté et participait aux opérations de décontamination de véhicules et de personnel et qu'il n'a fait l'objet durant son séjour en Algérie d'aucune surveillance interne. Le ministre soutient également que la base de Reggane n'a pas été survolée par le nuage à la suite de l'essai aérien Gerboise verte réalisé le 25 avril 1961, et que l'intéressé a bénéficié d'une surveillance médico-radiologique au titre de la surveillance de l'irradiation externe, le 17 mai 1961 dont la dose s'est avérée nulle. Ces éléments ne peuvent cependant suffire à établir que M. D...n'aurait subi au cours de son séjour aucune exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires et qu'ainsi sa pathologie résulterait exclusivement d'une cause étrangère à celle-ci susceptible de renverser la présomption de causalité dont bénéficie l'intéressé. Il suit de là que le ministre n'est pas fondé à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a annulé sa décision du 22 novembre 2011 de rejet de la demande d'indemnisation présentée par M.D....
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État une somme de 1 200 euros au titre des frais exposés par M. D...et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le recours du ministre des armées est rejeté.
Article 2 : L'État versera à M. D...une somme de 1 200 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3: Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. B...D....
Une copie sera adressée au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Délibéré après l'audience du 3 avril 2018, à laquelle siégeaient :
M. Éric Rey-Bèthbéder, président,
M. Didier Salvi, président-assesseur,
Mme Aurélie Chauvin, premier conseiller.
Lu en audience publique le 15 mai 2018.
Le rapporteur,
Aurélie A...
Le président,
Éric Rey-BèthbéderLe greffier
Vanessa Beuzelin
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 16BX00499