Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 3 février 2020, le préfet de la Savoie demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Grenoble du 23 janvier 2020 ;
2°) de rejeter la demande présentée par Mme D... en première instance.
Le préfet de la Savoie soutient que :
- les dispositions de l'article L. 832-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile font obstacle à ce que l'étranger qui est titulaire d'un titre de séjour délivré à Mayotte et qui n'a pas obtenu l'autorisation spéciale visée par ces dispositions, puisse prétendre à la délivrance d'un titre de séjour dans les conditions de droit commun lorsqu'il gagne un autre département ;
- l'arrêté litigieux ne méconnaît pas l'article. 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 23 octobre 2020, Mme G... D... conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l'Etat la somme de 2 400 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa situation irrégulière est en partie due au fait que le préfet de police de Paris n'a pas exécuté le jugement du tribunal administratif de Paris lui enjoignant de lui délivrer un titre de séjour " vie privée et familiale " ; aucun visa ne lui a été réclamé lorsqu'elle a voyagé en direction de la France ; la jurisprudence a connu des revirements s'agissant de la nécessité de disposer d'un visa lorsqu'on est originaire de Mayotte ;
- ses enfants ne connaissent pas les Comores et l'un est de nationalité française ; l'arrêté litigieux méconnaît le 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant.
Le préfet de la Savoie a produit un nouveau mémoire le 26 novembre 2020, lequel, en application de l'article R. 611-1 du code de justice administrative, n'a pas été communiqué.
Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 14 octobre 2020.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
Le président de la formation de jugement ayant dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique le rapport de Mme A..., première conseillère ;
Considérant ce qui suit :
1. Mme D..., de nationalité comorienne, née le 7 juin 1975 aux Comores, a été bénéficiaire, en dernier lieu, d'un titre de séjour mention " liens personnels et familiaux zone Mayotte " valable du 5 janvier 2016 au 4 janvier 2017. Selon ses déclarations, elle est entrée sur le territoire métropolitain de la France le 26 août 2016, avec ses deux enfants, dont son fils aîné de nationalité française, alors mineur. Par un arrêté du 13 juillet 2017 dont la légalité a été confirmée par un arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 23 mai 2019, le préfet de police a refusé de lui délivrer un titre de séjour en tant que parent d'un enfant français. Mme D... a déposé, le 1er mars 2018, une nouvelle demande de titre de séjour en qualité de parent d'enfant français. Par un arrêté du 28 octobre 2019, le préfet de la Savoie a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de destination. Le préfet de la Savoie relève appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Grenoble a fait droit à la demande d'annulation de Mme D... et lui a enjoint de lui délivrer un titre de séjour portant la mention " vie privée et familiale ".
Sur la requête du préfet de la Savoie :
2. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sécurité publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
3. Il appartient à l'autorité administrative qui envisage de refuser de délivrer un titre de séjour à un étranger d'apprécier si, eu égard notamment à la durée et aux conditions de son séjour en France, ainsi qu'à la nature et à l'ancienneté de ses liens familiaux sur le territoire français, l'atteinte que cette mesure porterait à sa vie privée et familiale serait disproportionnée au regard des buts en vue desquels cette décision a été prise.
4. Il ressort des pièces du dossier que Mme D... est entrée en août 2016 sur le territoire métropolitain de la France, après avoir vécu à Mayotte où ses deux enfants sont nés en 2001 et 2003 et où elle a bénéficié de titres de séjour au titre de sa vie privée et familiale entre 2014 et 2016. Si ses deux enfants ont été scolarisés à leur arrivée en France et si son fils, né en 2001, a obtenu la nationalité française par déclaration en 2015, la requérante indique elle-même qu'ils n'ont aucun lien avec leur père qui bénéficie d'un titre de séjour en tant que conjoint d'une ressortissante française et réside à ce titre sur le territoire métropolitain de la France. Si Mme D... justifie travailler en qualité d'agent d'entretien depuis juillet 2019, elle ne justifie pas d'une intégration ancienne et particulièrement intense sur le territoire métropolitain de la France. Par suite, le préfet de la Savoie est fondé à soutenir que c'est à tort que, pour annuler son arrêté, le tribunal administratif de Grenoble a accueilli le moyen tiré de la méconnaissance de son droit au respect de sa vie privée et familiale.
5. Il y a toutefois lieu pour la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par Mme D... tant en appel qu'en première instance.
En ce qui concerne la régularité externe de l'arrêté en litige :
6. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que le signataire de l'arrêté litigieux en date du 28 octobre 2019 avait reçu délégation pour ce faire par un arrêté du préfet de la Savoie du 29 juillet 2019. Le moyen tiré de l'incompétence du signataire de l'acte doit, par suite, être écarté.
7. En deuxième lieu, la décision litigieuse comprend les éléments de faits et de droit qui en sont le support nécessaire et est donc suffisamment motivée.
En ce qui concerne la régularité interne de l'arrêté en litige :
8. L'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile régit la délivrance de la carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " et prévoit notamment qu'elle est délivrée de plein droit, sauf menace pour l'ordre public, " 6° A l'étranger ne vivant pas en état de polygamie, qui est père ou mère d'un enfant français mineur résidant en France, à la condition qu'il établisse contribuer effectivement à l'entretien et à l'éducation de l'enfant dans les conditions prévues par l'article 371-2 du code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins deux ans, sans que la condition prévue à l'article L. 313-2 soit exigée ".
9. Le titulaire d'une telle carte de séjour, comme tout étranger séjournant régulièrement sur le territoire, peut en principe, ainsi que l'énonce l'article R. 321-1 du code, circuler librement " en France ", c'est à dire, conformément à ce qui résulte de l'article L. 111-3, en France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à la Réunion, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Mayotte.
10. Toutefois, l'article L. 832-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile limite la validité territoriale des titres de séjour délivrés à Mayotte, en disposant que " les titres de séjour délivrés par le représentant de l'Etat à Mayotte, à l'exception des titres délivrés en application des dispositions des articles L. 121-3, L. 313-4-1, L. 313-8, du 6° de l'article L. 313-10, de l'article L. 313-13 et du chapitre IV du titre Ier du livre III, n'autorisent le séjour que sur le territoire de Mayotte ".
11. En vertu du deuxième alinéa de cet article L. 832-2, " les ressortissants de pays figurant sur la liste (...) des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des Etats membres, qui résident régulièrement à Mayotte sous couvert d'un titre de séjour n'autorisant que le séjour à Mayotte et qui souhaitent se rendre dans un autre département doivent obtenir un visa. Ce visa est délivré, pour une durée et dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat, par le représentant de l'Etat à Mayotte après avis du représentant de l'Etat dans le département où ils se rendent, en tenant compte notamment du risque de maintien irrégulier des intéressés hors du territoire de Mayotte et des considérations d'ordre public ". L'article R. 832-2 du même code précise que : " L'étranger qui sollicite le visa prévu à l'article L. 832-2 présente son document de voyage, le titre sous couvert duquel il est autorisé à séjourner à Mayotte, les documents permettant d'établir les conditions de son séjour dans le département de destination, les moyens d'existence lui permettant de faire face à ses frais de séjour ainsi que les garanties de son retour à Mayotte. / Sauf circonstances exceptionnelles, ce visa ne peut lui être délivré pour une durée de séjour excédant trois mois (...) ".
12. Sous la qualification de " visa ", ces dispositions instituent une autorisation spéciale, délivrée par le représentant de l'Etat à Mayotte, que doit obtenir l'étranger titulaire d'un titre de séjour délivré à Mayotte dont la validité est limitée à ce département, lorsqu'il entend se rendre dans un autre département. La délivrance de cette autorisation spéciale, sous conditions que l'étranger établisse les moyens d'existence lui permettant de faire face à ses frais de séjour et les garanties de son retour à Mayotte, revient à étendre la validité territoriale du titre de séjour qui a été délivré à Mayotte, pour une durée qui ne peut en principe excéder trois mois.
13. Les dispositions de l'article L. 832-2, qui subordonnent ainsi l'accès aux autres départements de l'étranger titulaire d'un titre de séjour délivré à Mayotte à l'obtention de cette autorisation spéciale, font obstacle à ce que cet étranger, s'il gagne un autre département sans avoir obtenu cette autorisation, puisse prétendre dans cet autre département à la délivrance d'un titre de séjour dans les conditions de droit commun et en particulier de plein droit de la carte de séjour temporaire telle que prévue à l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
14. Il est constant qu'en l'espèce, Mme D... n'a pas sollicité ni obtenu l'autorisation spéciale prévue par les dispositions précitées. Elle n'est donc, en tout état de cause, pas fondée à demander le bénéfice de plein droit de la carte de séjour temporaire telle que prévue à l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, quand bien même, à la date de sa seconde demande de titre de séjour en tant que parent d'un enfant français, son titre de séjour délivré par les autorités de Mayotte était expiré.
15. Aux termes du 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ".
16. Ainsi qu'il a été dit ci-dessus au point 4, Mme D... ne peut se prévaloir, à l'appui de ses conclusions dirigées contre la décision de refus de titre de séjour et la décision portant obligation de quitter le territoire français, d'une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, la seule scolarisation de ses enfants ne suffit pas à caractériser une méconnaissance par les décisions en cause des stipulations du 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant.
17. En revanche, dès lors qu'il ressort des pièces du dossier que Mme D... et ses enfants ont vécu à Mayotte la majeure partie de leur vie, la décision fixant comme pays de destination de la mesure d'éloignement le pays dont Mme D... a la nationalité, c'est-à-dire les Comores, ou tout autre pays non membre de l'UE ou avec lequel ne s'applique pas l'acquis de Schengen et où elle est légalement admissible, et qui exclut donc un retour à Mayotte, méconnaît les stipulations précitées tant de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que du 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant et a pu être à bon droit annulée par le tribunal administratif.
18. Il résulte de ce qui précède que le préfet de la Savoie est seulement fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a annulé ses décisions refusant à Mme D... un titre de séjour et l'obligeant à quitter le territoire français et lui a enjoint de lui délivrer un titre de séjour.
Sur les conclusions relatives aux frais non compris dans les dépens :
19. Il résulte des dispositions combinées des articles 37, 43 et 75 de la de la loi susvisée du 10 juillet 1991, ainsi que des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, que le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle ne peut demander au juge de condamner à son profit la partie perdante qu'au paiement des seuls frais qu'il a personnellement exposés, à l'exclusion de la somme correspondant à la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle confiée à son avocat, mais que l'avocat de ce bénéficiaire peut demander au juge de condamner la partie perdante à lui verser la somme correspondant à celle qu'il aurait réclamée à son client, si ce dernier n'avait eu l'aide juridictionnelle, à charge pour l'avocat qui poursuit, en cas de condamnation, le recouvrement à son profit de la somme qui lui a été allouée par le juge, de renoncer à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
20. D'une part, Mme D..., pour le compte de qui les conclusions de la requête tendant à la condamnation de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être réputées présentées, n'allègue pas avoir exposé de frais autres que ceux pris en charge par l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle totale qui lui a été allouée. D'autre part, l'avocat de Mme D... n'a pas demandé la condamnation de l'Etat à lui verser la somme correspondant aux frais exposés qu'il aurait réclamée à sa cliente si cette dernière n'avait bénéficié d'une aide juridictionnelle totale sous réserve de sa renonciation à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
21. Dans ces conditions, les conclusions de la requête tendant à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 2 400 euros à verser à Mme D... au titre de L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Grenoble est annulé en tant qu'il a annulé les décisions du préfet de la Savoie du 28 octobre 2019 refusant à Mme D... un titre de séjour et l'obligeant à quitter le territoire français et en tant qu'il lui a enjoint de lui délivrer un titre de séjour à Mme D....
Article 2 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à Mme G... D... et au ministre de l'intérieur. Copie en sera adressée au préfet de la Savoie et au procureur de la République près le tribunal judiciaire de Grenoble en application de l'article R. 751-11 du code de justice administrative.
Délibéré après l'audience du 17 décembre 2020, à laquelle siégeaient :
M. Pruvost, président de chambre,
Mme B..., présidente-assesseure,
Mme A..., première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 janvier 2021.
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N° 20LY00466
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