Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 21 mars 2018, Mme E..., représentée par Me C..., demande à la cour :
1°) de réformer ce jugement du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Lyon du 19 décembre 2017 ;
2°) d'annuler la décision du 4 décembre 2017 ;
3°) d'enjoindre au préfet du Rhône d'enregistrer sa demande d'asile dans un délai de quinze jours, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros, à verser à son conseil, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Elle soutient que :
- son transfert vers l'Italie est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation, ce pays n'ayant plus les moyens de répondre à ses obligations nées de la convention de 1951 et du droit de l'Union, et n'assurant plus aucun suivi des demandeurs d'asile sur son sol, même pas pour les personnes fragiles ou vulnérables, ce qu'elle est à double titre : parce qu'elle a un nourrisson et parce qu'elle a été victime de violences graves en Lybie ;
- il n'est pas établi que les autorités italiennes aient été valablement saisies, la décision contestée ne mentionnant pas à quelle date elles l'auraient été dans le respect des délais fixés par l'article 21 du règlement du 26 juin 2013 ;
- il n'est pas non plus établi que les prescriptions de l'article 10 du règlement nº 1560/2003, relatives aux conditions de sa réception en Italie seront respectées.
Par un mémoire en défense, enregistré le 13 septembre 2018, le préfet du Rhône conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que les moyens soulevés par l'appelante ne sont pas fondés.
Mme E... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 13 février 2018.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le règlement d'exécution (UE) n° 118/2014 de la Commission du 30 janvier 2014 ;
- l'arrêt n° 29217/12 du 4 novembre 2014 de la Cour européenne des droits de l'homme ;
- l'arrêt C 578/16 du 16 février 2017 de la Cour de justice de l'Union Européenne ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 modifiée ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Anne Menasseyre, présidente assesseure,
- les conclusions de M. Jean-Paul Vallecchia, rapporteur public,
- et les observations de Me C..., représentant Mme E... ;
Considérant ce qui suit :
1. Mme E..., ressortissante de la République démocratique du Congo, a présenté une demande d'asile au guichet unique d'accueil de la préfecture du Rhône le 1er août 2017. Le relevé de ses empreintes a fait apparaître que ces dernières avaient été relevées préalablement en Italie, pour franchissement irrégulier des frontières le 21 juin 2017. Par arrêté du 4 décembre 2017, notifié le 14 décembre suivant, le préfet du Rhône a ordonné son transfert aux autorités italiennes, responsables, selon lui, de l'examen de sa demande d'asile. Mme E... relève appel du jugement du 19 décembre 2017, en tant que, par ce jugement, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande dirigée contre cet arrêté.
2. Aux termes de l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Tout étranger présent sur le territoire français et souhaitant demander l'asile se présente en personne à l'autorité administrative compétente, qui enregistre sa demande et procède à la détermination de l'Etat responsable en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ou en application d'engagements identiques à ceux prévus par le même règlement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat ". Aux termes de l'article L. 742-1 de ce code : " (...) Le présent article ne fait pas obstacle au droit souverain de l'Etat d'accorder l'asile à toute personne dont l'examen de la demande relève de la compétence d'un autre Etat. ".
3. Aux termes de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dénommé règlement Dublin III : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement ". Le point 13 du préambule de ce règlement précise : " Conformément à la convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant de 1989 et à la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'intérêt supérieur de l'enfant devrait être une considération primordiale des États membres lorsqu'ils appliquent le présent règlement. Lorsqu'ils apprécient l'intérêt supérieur de l'enfant, les États membres devraient en particulier tenir dûment compte du bien-être et du développement social du mineur (...) ".
4. Même lorsque le droit international ou communautaire leur permet de confier cet examen à un autre Etat, les autorités françaises conservent la possibilité d'assurer le traitement d'une demande d'asile. Cette possibilité, qui s'exerce sous le contrôle du juge, leur est ouverte même en l'absence de raisons sérieuses de croire à l'existence de défaillances systémiques dans l'État membre responsable de l'examen de la demande d'asile, ainsi que cela résulte de l'arrêt C-578/16 PPU de la Cour de justice de l'Union européenne du 16 février 2017.
5. Au cas d'espèce, la décision de transfert a été prise le 4 décembre 2017, soit un mois et une semaine après la naissance, le 27 octobre 2017 à Feyzin, dans le Rhône, de la fille de l'appelante. Eu égard à l'âge du nourrisson, Mme E... et sa famille sont des personnes vulnérables au sens des normes qui régissent l'accueil des personnes demandant la protection internationale. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que c'est par un accord implicite que l'Italie a accepté de prendre en charge Mme E...après que les autorités françaises l'aient saisie le 25 août 2017.
6. Il ressort des pièces du dossier que le Danish Refugee Council et l'Organisation Suisse d'aide aux réfugiés (OSAR) ont publié le 9 février 2017 un rapport démontrant des défaillances de l'Italie dans les conditions d'accueil et l'accès à la procédure d'asile pour les familles avec enfants mineurs et pour les autres personnes vulnérables qui sont transférées vers l'Italie en vertu du règlement Dublin. Le bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU a publié, à travers les réseaux IRIN, un bilan de la situation en Italie pour les demandeurs d'asile, qui fait apparaître que les capacités d'accueil des réfugiés et migrants en Italie sont saturées et que le régime d'asile de ce pays est soumis à une pression considérable. Dans l'affaire n° 29217/12 du 4 novembre 2014, la Cour européenne des droits de l'Homme a relevé que les capacités d'accueil de l'Italie étaient alors localement défaillantes, sans qu'il s'agisse pour autant d'une défaillance systémique. La Cour a considéré que cette situation n'empêchait pas l'adoption de décisions de transfert, mais obligeait le pays qui envisageait une procédure de remise, lorsqu'elle porte sur une personne particulièrement vulnérable, et notamment s'agissant d'une famille avec de jeunes enfants, à obtenir au préalable, avant toute exécution matérielle, une garantie individuelle concernant une prise en charge adaptée à l'âge des enfants ainsi que la préservation de l'unité familiale.
7. Il résulte de ce qui précède que la décision du préfet du Rhône a pour objet et pour effet de transférer l'appelante et son nourrisson vers l'Italie, pays qui se trouve toujours confronté à un afflux sans précédent de migrants et peine à répondre à la pression considérable qui pèse sur son régime d'asile, tout particulièrement s'agissant des personnes en situation de vulnérabilité. Ce transfert a été décidé après accord implicite de l'Italie sans que l'administration, n'obtienne aucune précision sur les conditions spécifiques de prise en charge de l'appelante et de son bébé. L'administration n'avait aucune information détaillée et fiable quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d'hébergement et à la préservation de l'unité familiale, et ne disposait pas, dès lors, d'éléments suffisants pour être assurée qu'en cas de renvoi vers l'Italie, la requérante et sa fille seraient prises en charge d'une manière adaptée à l'âge de l'enfant. Dans ce contexte particulier, l'intéressée est fondée à soutenir qu'en décidant, au vu de l'existence d'un franchissement irrégulier de la frontière italienne cinq mois et demi auparavant, de la remettre aux autorités italiennes en vue de l'examen de sa demande d'asile, sans mettre en oeuvre la clause discrétionnaire prévue par l'article 17 précité du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013, le préfet du Rhône, qui ne démontre pas avoir pris suffisamment en compte l'intérêt de l'enfant, a entaché son arrêté de transfert d'une erreur manifeste d'appréciation. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, la décision du 4 décembre 2017 doit être annulée.
8. Il résulte de ce qui précède que Mme E... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande en tant qu'elle portait sur la décision de transfert du 4 décembre 2017.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. Aux termes de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile : " Si la décision de transfert est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues au livre V. L'autorité administrative statue à nouveau sur le cas de l'intéressé. ".
10. Les dispositions précitées n'ont pas pour objet ni pour effet de faire obstacle à la mise en oeuvre, par le juge, sur demande du requérant, des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative. Selon ces dispositions, lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction prescrit, par cette même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution.
11 Eu égard au motif de l'annulation de la décision de transfert de Mme E... vers l'Italie, et en l'absence de modification dans la situation, cette annulation implique nécessairement que les autorités françaises soient responsables de l'examen de sa demande d'asile. Par suite, il y a lieu d'enjoindre au préfet du Rhône de lui délivrer, le temps de cet examen, l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile justifiant de l'examen par les autorités françaises de la demande d'asile de l'intéressé et de fixer à quinze jours à compter de la notification du présent arrêt, le délai de délivrance de cette attestation.
Sur les frais liés au litige :
12. L'avocat de Mme E... peut se prévaloir des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me C... de la somme de 1 000 euros. Conformément aux dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 modifiée, le recouvrement en tout ou partie de cette somme vaudra renonciation à percevoir, à due concurrence, la part contributive de l'Etat.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du magistrat désigné du tribunal administratif de Lyon du 19 décembre 2017, en tant qu'il est relatif à la décision de transfert du 4 décembre 2017 et la décision de transfert du 4 décembre 2017 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au préfet du Rhône de délivrer à Mme E..., dans un délai de quinze jours à compter de la notification du présent arrêt, l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 1 000 euros à Me C... en application du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Me C... renoncera, s'il recouvre cette somme, à percevoir la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme E... est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E..., au préfet du Rhône, au ministre de l'intérieur et à Me C....
Copie en sera adressée au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Lyon.
Délibéré après l'audience du 25 septembre 2018, à laquelle siégeaient :
Mme Menasseyre, présidente assesseure, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
Mme B..., première conseillère,
Mme A..., première conseillère.
Lu en audience publique, le 16 octobre 2018.
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N° 18LY01077