Procédure devant la cour
Par une requête, enregistrée le 22 novembre 2018, Mme D..., représentée par Me A..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Grenoble du 14 septembre 2018 ;
2°) d'annuler cet arrêté ;
3°) d'enjoindre au préfet de l'Isère de l'admettre à déposer sa demande d'asile ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Elle soutient que :
- l'arrêté de remise est insuffisamment motivé ;
- le principe du contradictoire n'a pas été respecté et ses observations n'ont pas été prises en compte au fur et à mesure de la procédure ;
- l'article 5 du règlement n° 604/2013 ne peut être considéré comme respecté à défaut de mention de l'identité de l'agent spécialement habilité ayant effectué l'entretien ;
- l'arrêté, fondé à tort sur les dispositions de l'article 18 1. b) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, est entaché d'un défaut de base légale ;
- les clauses humanitaires et discrétionnaires du règlement (UE) n° 604/2013 auraient dû conduire la France à se reconnaître responsable de l'examen de sa demande d'asile ;
- les délais mentionnés au 4° de l'article 23 du règlement (UE) n° 604/2013 n'ont pas été respectés ;
- faute de preuve de l'envoi d'une demande de reprise en charge avant l'expiration du délai de 2 mois et de 3 mois aux autorités italiennes, la France est redevenue compétente ;
- aucune décision implicite ne peut être née du silence puisqu'aucune demande de prise en charge n'a été transmise aux autorités italiennes ;
- au regard de l'article 26 paragraphe 2 du règlement n° 604/2013, la notification de la décision contestée ne précise pas les informations sur les personnes ou entités susceptibles de fournir une assistance juridique ;
- elle n'a pas été informée de son droit d'accès aux documents la concernant, prévu par l'article 4 du règlement n° 604/2013, et elle sollicite la communication du dossier dans le cadre de la présente instance en application de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
La requête a été communiquée au préfet de l'Isère, qui n'a pas présenté d'observations.
Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 31 octobre 2018.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 modifiée ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Anne Menasseyre, présidente-assesseure,
- et les conclusions de M. Jean-Paul Vallecchia, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. MmeD..., de nationalité nigériane, a demandé l'asile aux autorités françaises. Le préfet de l'Isère a, par arrêté du 13 août 2018, ordonné son transfert vers l'Italie, responsable selon lui de l'examen de cette demande. Elle relève appel du jugement du 14 septembre 2018, par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté.
2. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (...) ". La faculté laissée à chaque État membre, par le 1 de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013, de décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement, est discrétionnaire et ne constitue pas un droit pour les demandeurs d'asile. Cette possibilité, qui s'exerce sous le contrôle du juge, lui est ouverte même en l'absence de raisons sérieuses de croire à l'existence de défaillances systémiques dans l'État membre responsable de l'examen de la demande d'asile, ainsi que cela résulte de l'arrêt C-578/16 PPU de la Cour de justice de l'Union européenne du 16 février 2017.
3. Mme D... a versé aux débats une attestation établie le 29 mai 2018 cosignée par deux éducatrices spécialisées de l'association Althea 38, qui accompagne les personnes en situation ou en risque de prostitution. Cette association avait été contactée par les professionnels du point d'accueil des demandeurs d'asile, qui avaient repéré la minorité de Mme D..., ainsi que sa potentielle situation de victime d'un réseau de traite des êtres humains. Selon ce document, plusieurs signes corroborent cette présomption. Le document fait état d'une hyper vigilance dans la rue, d'une attitude très craintive, et d'une difficulté à se repérer, mais aussi du fait que la jeune fille disposait d'un téléphone, de même modèle que celui qu'ont toutes les jeunes femmes victimes du réseau accompagnées par l'association, dont l'indicateur est +33, témoignant de ce qu'un membre du réseau lui aurait remis ce téléphone portable à son arrivée en France quelques jours avant leur rencontre. Il est également fait état du fait que dès son arrivée en France, le samedi 19 mai, l'intéressée a été tout de suite prise en charge par le réseau nigérian, notamment en étant hébergée chez sa " Mama " qui contrôle en permanence Mme D..., laquelle a reçu plus d'une dizaine de coups de fil de cette dame lors de l'intervention des éducatrices et dont la demande première était de l'aider à trouver un hébergement. Ces éléments, précis et circonstanciés, ne sont pas discutés par l'administration. Il ressort également des pièces du dossier que l'intervention de cette association a permis à Mme D... d'être hébergée en famille d'accueil et mise à l'abri de ce réseau, et que l'association entend l'accompagner dans une démarche d'éloignement du réseau et de protection en tant que victime de traite.
4. L'intéressée fait valoir qu'elle a fui le réseau de trafic d'êtres humains nigérian et italien dont elle a été victime, que lors de son arrivée en Italie elle avait seize ans et qu'aucune protection n'a été mise en place dans ce pays, ce qui lui fait redouter de ne pouvoir obtenir de protection efficace en Italie en cas de retour et soutient qu'elle ne pourra bénéficier en Italie d'un accompagnement équivalent à celui qu'elle a trouvé en France. Elle fait état de ce que le dispositif de protection et de lutte contre la traite des êtres humains y est régulièrement regardé comme a minima insuffisant, ainsi que cela ressort de la documentation réunie par l'association Asylos dans un document publié en décembre 2017 intitulé " Italy : Human trafficking of Nigerian women ". Au regard de la situation de particulière vulnérabilité de cette toute jeune majeure, qui justifie que ne soit pas interrompu son suivi par l'association Althea 38, de la prise en charge dont elle bénéficie actuellement, dont il n'est pas établi qu'elle puisse être poursuivie en cas d'éloignement, des risques auxquels elle serait exposée en cas de retour en Italie en raison de la présence de ce réseau de proxénétisme, Mme D... est fondée à soutenir, en l'absence de contestation sérieuse de ces différents éléments par le préfet de l'Isère en défense, que, dans les circonstances particulières de l'espèce, cette autorité a entaché sa décision de transfert aux autorités italiennes d'une erreur manifeste d'appréciation des conditions de mise en oeuvre des dispositions précitées de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013. Cette décision doit dès lors être annulée, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête.
5. Il résulte de ce qui précède que Mme D... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.
6. Le présent jugement, qui annule la décision de transfert, implique nécessairement, eu égard au motif d'annulation retenu, que, pour son exécution, il soit enjoint au préfet de l'Isère, ou au préfet territorialement compétent, de se prononcer à nouveau sur le cas de Mme D... en application des dispositions de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et de transmettre son dossier de demande de protection internationale à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, dans le délai de quinze jours à compter de la notification du présent jugement et de la munir, sans délai, de l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
7. L'avocat de Mme D... peut se prévaloir des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me A... de la somme de 1 000 euros. Conformément aux dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 modifiée, le recouvrement en tout ou partie de cette somme vaudra renonciation à percevoir, à due concurrence, la part contributive de l'Etat.
DÉCIDE
Article 1er : Le jugement du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Grenoble du 14 septembre 2018, et la décision de transfert du 13 août 2018 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au préfet de l'Isère, ou au préfet territorialement compétent, de transmettre le dossier de demande de protection internationale de Mme D... à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, dans le délai de quinze jours à compter de la notification du présent arrêt et de la munir de l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Article 3 : L'Etat versera à Me A... une somme de 1 000 euros au titre des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, sous réserve de sa renonciation à la perception de la part contributive de l'Etat dans le cadre de l'aide juridictionnelle.
Article 4 : Les conclusions de la requête sont rejetées pour le surplus.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... D...et au ministre de l'intérieur. Copie en sera adressée au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Grenoble.
Délibéré après l'audience du 26 février 2019, à laquelle siégeaient :
M. Bourrachot, président de chambre,
Mme Menasseyre, présidente assesseure,
Mme B..., première conseillère.
Lu en audience publique, le 19 mars 2019.
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N° 18LY04145
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