Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 17 décembre 2018 et par des mémoires complémentaires enregistré les 18 juin et 21 juin 2019, la commune de Leucate, représentée par la société d'avocats HGetC, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du 18 octobre 2018 du tribunal administratif de Montpellier ;
2°) de rejeter la demande de M. C... ;
3°) de mettre à la charge de M. C... la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les faits de harcèlement moral reprochés à la commune sont atteints par la prescription quadriennale, dès lors que l'agent a "avoué" avoir eu connaissance de ces faits depuis les années "2003-2005" ;
- les faits qui lui sont reprochés ne constituent pas des agissements de harcèlement moral au sens de l'article 6 quinquiès de la loi du 13 juillet 1983 ;
- le préjudice invoqué ne présente pas en tout état de cause de lien de causalité avec la faute alléguée de la commune.
Par un mémoire en défense enregistré le 11 février 2019, M. C..., représenté par la SCP d'avocats Di Frenna et associés, conclut au rejet de la requête, à la condamnation de la commune de Leucate à lui verser la somme de 16 000 euros assortie des intérêts capitalisés en réparation du préjudice subi et à ce que soit mise à la charge de la commune de Leucate la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;
- la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 modifiée portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme E...,
- les conclusions de M. B...,
- et les observations de Me D..., substituant la société d'avocats HGetC, représentant la commune de Leucate.
Considérant ce qui suit :
1. M. C..., recruté en qualité d'agent stagiaire le 1er mars 1979 par le maire de la commune de Leucate, a été titularisé le 1er mars 1980. Il a été intégré à sa demande dans le cadre d'emploi de brigadier de police municipale. Il a demandé par lettre du 18 août 2016 au maire de la commune l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait du harcèlement moral dont il serait victime depuis l'année 2003 de la part de sa hiérarchie. Du silence gardé par l'administration sur sa demande indemnitaire préalable est née une décision implicite de rejet. M. C... a alors demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner la commune de Leucate à lui verser la somme totale de 85 000 euros en réparation des préjudices matériels et moral subis. Par le jugement dont la commune de Leucate relève appel, les premiers juges ont condamné la commune de Leucate à verser à M. C... la somme de 16 000 euros en réparation du préjudice moral qu'il a subi.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : / 1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. / Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus. (...) ".
3. D'une part, il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. D'autre part, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.
4. Il résulte de l'instruction qu'en 1998, M. C..., brigadier-chef principal, a été détaché à sa demande par le maire de Leucate au service municipal "achats" pour contrôler notamment les factures téléphoniques et les lignes internet des agents municipaux. En mars 2001, l'agent a constaté dans l'exercice de ses fonctions que certains supérieurs hiérarchiques consultaient régulièrement à partir de leur ordinateur professionnel et sur leur lieu de travail, des sites à caractère pornographique. Il en a informé le directeur général des services de la mairie de Leucate et a remis au directeur de cabinet de la mairie l'ensemble des documents concernant les connexions internet de ces responsables municipaux. En avril 2002, le directeur général des services a demandé, sans l'accord de l'agent, au centre de gestion de la fonction publique territoriale de l'Aude que M. C..., qui détenait le grade de brigadier-chef principal de police municipale mais qui n'exerçait plus de telles fonctions de police, intègre le grade d'agent de maîtrise en "équivalence avec son grade actuel". Par lettre du 15 mai 2002, le centre de gestion l'a informé que ce détachement ne pouvait pas intervenir dans un emploi de la même collectivité dont relève le fonctionnaire, sauf dans le cas d'une suppression d'emploi laquelle exige au préalable l'avis du comité technique paritaire et de la commission administrative paritaire s'agissant du détachement. Le 10 avril 2003, M. C... a été convoqué devant le conseil de discipline pour le grief tiré de l'utilisation des moyens du service à des fins personnelles ("mobicarte", carburant, paire de chaussures). Le conseil de discipline réuni le 20 juin 2003 a estimé que "ces accusations ne repos(ai)ent sur aucune preuve solide et n'(étaient) pas établies. Toutefois, le maire lui a infligé par décision du 15 juillet 2003 une sanction d'exclusion temporaire de fonctions d'un mois à compter du 1er août 2003, laquelle a été annulée par le jugement n° 0303608 du 15 décembre 2004 du tribunal administratif de Montpellier pour inexactitude des faits fondant cette sanction. Réintégré au sein de la police municipale en juin 2003 et alors qu'il exerçait des fonctions d'accueil au poste de police, il a sollicité le 1er avril 2009, le 16 avril 2010, le 9 août 2010, la délivrance d'une carte professionnelle, d'une tenue réglementaire, ainsi que l'autorisation d'effectuer la formation obligatoire des agents de police municipale. Cette demande a fait l'objet d'une décision implicite née du silence gardé par le maire, qui a été annulée par le jugement n° 1003558 du 31 janvier 2013 du tribunal administratif de Montpellier. A compter de 2003, son évaluation par le directeur général des services de la commune de Leucate donnera lieu à une notation moyenne, qui redeviendra élogieuse en 2006 à l'arrivée d'un nouveau chef de service. En 2005, il a été écarté, contrairement à l'ensemble des autres personnels de police de la commune, du bénéfice de l'accès gratuit aux différentes installations sportives de la commune. Par arrêté du 16 février 2013, le maire de la commune de Leucate a supprimé à M. C... à compter du 1er février 2013 le versement de l'indemnité spéciale de fonctions, qui représente environ 20 % du montant du salaire mensuel, au motif que l'agent aurait refusé d'exécuter certaines missions administratives contrairement aux directives de son supérieur hiérarchique. Cette décision, qui constituait une sanction disciplinaire déguisée, a été annulée par le jugement n° 1301944 du 30 avril 2015 du tribunal administratif de Montpellier. Dès le 9 juin 2015, M. C... a été affecté avec effet immédiat, sans demande de sa part, au service police de l'environnement et de l'urbanisme de la commune. A la suite des évènements des attentats de Charly Hebdo en janvier 2015, des mesures de sécurité contre le terrorisme ont été mises en place (gilet pare balles pour les policiers et formation à l'utilisation du pistolet à impulsion électrique), dont le bénéfice lui a été refusé. Il a été écarté le 15 novembre 2015 d'une réunion du maire à laquelle tous les policiers municipaux étaient pourtant convoqués avec une "présence obligatoire". M. C... verse plusieurs certificats médicaux indiquant que depuis 2002 et jusqu'à ce jour, il a fait des malaises cardiaques et qu'il présente depuis 2010 un état dépressif et un syndrome d'anxiété sévère.
5. Les éléments de fait avancés par M. C..., corroborés par de nombreuses pièces convaincantes, sont susceptibles de faire présumer un harcèlement moral à son encontre.
6. En réponse, la commune se borne à soutenir que la découverte en 2001 par M. C... de la consultation régulière, qu'elle reconnaît, des sites pornographiques par ses supérieurs hiérarchiques ne présente aucun lien avec les "incidents de carrière" ultérieurs de son agent, que ces supérieurs nient avoir été les auteurs de ces consultations et que la plainte déposée par M. C... pour ces faits devant le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Narbonne a été classée sans suite en 2004. La commune, qui n'a pas relevé appel des nombreux jugements du tribunal administratif de Montpellier mentionnés au point 4 du présent arrêt qui ont annulé l'ensemble des mesures défavorables prises successivement par le maire à l'encontre de M. C..., affirme seulement que M. C... a attendu 11 années pour invoquer un prétendu harcèlement moral à son encontre, qu'elle n'a jamais tenté de retirer son statut de policier municipal à son agent en mai 2002, que M. C... s'est vu retirer sa tenue réglementaire et sa prime de fonctions parce qu'il exerçait des fonctions administratives d'accueil et que son agent, qu'elle qualifie d'"irascible" et d'"imprévisible", a des difficultés pour s'intégrer à une équipe. Elle ajoute que M. C... a déjà connu un épisode dépressif en 1991. Elle ne conteste ainsi sérieusement ni la diminution de responsabilité confiées à M. C..., ni la dégradation de ses conditions de travail, ni la perte financière. Par suite, la commune ne produit pas d'argumentation de nature à démontrer que les agissements répétés en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement moral au sens de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983.
7. Il résulte de ce qui précède, compte tenu de l'ensemble des échanges contradictoires entre les parties, que la commune de Leucate n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a retenu l'existence d'un harcèlement moral à l'encontre de M. C..., susceptible d'engager la responsabilité de la commune et d'ouvrir droit à réparation.
Sur l'exception de prescription quadriennale opposée par la commune de Leucate :
8. Aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites au profit de l'État, des départements et des communes, sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. Sont prescrites dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public ". L'article 2 de la même loi précise que : " La prescription est interrompue par :... / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; (...) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. ". L'article 3 dispose que " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ".
9. Lorsque la responsabilité de l'administration est recherchée, pour un préjudice qui revêt un caractère continu et évolutif, la créance indemnitaire doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date il soit entièrement connu dans son existence et dans son étendue. Il en va ainsi lorsque la responsabilité de l'administration est recherchée à raison d'actes de harcèlement moral.
10. Le préjudice résultant des actes de discrimination et de harcèlement moral dont M. C... demande réparation ne pouvait être entièrement connu, contrairement à ce que soutient la commune, dans son existence et dans son étendue à la date à laquelle il a présenté sa réclamation préalable le 18 août 2016, dès lors que M. C... soutient sans être contesté qu'il a fait l'objet le 21 mai 2015 d'une nouvelle sanction disciplinaire et que son état dépressif tel qu'il a été décrit par son médecin en octobre 2014 est susceptible d'évoluer. En tout état de cause, la prescription a été interrompue, en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, par plusieurs réclamations écrites et recours, relatifs au même fait générateur, formés devant le tribunal administratif de Montpellier tels que décrits au point 4 du présent arrêt. Dans ces conditions, la commune n'est pas fondée à soutenir que M. C... ayant "avoué" avoir eu connaissance des faits de harcèlement moral depuis "au moins l'année 2003-2005", la créance indemnitaire détenue par M. C... relative à la réparation de ces faits était, à la date de sa demande préalable du 18 août 2016, couverte par la prescription résultant des dispositions de la loi du 31 décembre 1968. Par suite, l'exception de prescription quadriennale soulevée par la commune doit être écartée.
Sur le préjudice :
11. Il résulte de l'instruction que la succession ininterrompue de sanctions, de brimades, de discriminations dont M. C... a été victime ainsi qu'il a été décrit au point 4 pendant une longue période a altéré son état de santé et présente ainsi un lien de causalité direct avec le préjudice dont il demande réparation, alors même que l'agent a connu un épisode dépressif en 1991 à la mort d'un membre de sa famille.
12. Compte tenu de la durée des faits non prescrits et du préjudice moral subi par M. C..., les premiers juges ont fait une juste évaluation de ce préjudice en l'évaluant à la somme de 16 000 euros.
13. Il résulte de ce qui précède que la commune de Leucate n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que les premiers juges l'ont condamnée à verser la somme de 16 000 euros à M. C....
Sur les frais liés au litige :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de M. C..., qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demande la commune de Leucate sur le fondement de ces dispositions. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à charge de la commune de Leucate la somme de 2 000 euros à verser à M. C... au titre des frais qu'il a exposés et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de la commune de Leucate est rejetée.
Article 2 : La commune de Leucate versera la somme de 2 000 euros à M. C... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... C... et à la commune de Leucate.
Délibéré après l'audience du 13 octobre 2020, où siégeaient :
- M. Chazan, président de chambre,
- Mme Simon, président assesseur,
- Mme E..., première conseillère.
Lu en audience publique, le 27 octobre 2020.
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N° 18MA05325