Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 18 décembre 2019 ainsi que des mémoires enregistrés les 25 février et 18 septembre 2020, le préfet de Meurthe-et-Moselle demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement en tant qu'il annule la décision fixant la Géorgie comme pays de destination ;
2°) de rejeter les demandes de Mmes E... présentées devant le tribunal administratif de Nancy.
Il soutient que :
- c'est à tort que la magistrate désignée a estimé que l'intéressée était exposée à des risques actuels de traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales alors que ces risques n'avaient pas été regardés comme établis par l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides, que les actes dont son ex-époux et son frère se sont rendus coupables remontent à 2014, qu'ils ont toujours été condamnés à raison de ces faits et que la Géorgie mène une politique de lutte contre les violences conjugales à même de la protéger.
Par des mémoires en défense enregistrés les 20 février et 11 mars 2020, Mme E..., représentée par Me C..., conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1 000 euros en application de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Par la voie de l'appel incident, elle demande également l'annulation du jugement du 28 novembre 2019 en tant qu'il a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'obligation de quitter le territoire et à ce que la cour annule cette décision et à ce qu'il soit enjoint au préfet de Meurthe-et-Moselle de réexaminer sa situation dans un délai de deux mois à compter de l'arrêt.
Elle soutient que :
- les moyens invoqués par le préfet ne sont pas fondés ;
- l'obligation de quitter le territoire a été prise en violation du principe du contradictoire consacré par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; est insuffisamment motivée ; porte atteinte à son droit à la vie privée et familiale en violation de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales.
Mme E... a été admise à l'aide juridictionnelle totale par décision du bureau d'aide juridictionnelle du tribunal de grande instance de Nancy du 14 mai 2020.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- l'ordonnance n° 2020-1402 et le décret n° 2020-1405 du 18 novembre 2020,
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer ses conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Agnel,
- les observations du représentant du préfet de Meurthe-et-Moselle,
- les observations de Me Lemonnier, assistant Mme E....
Considérant ce qui suit :
1. Mme E..., ressortissante géorgienne née le 3 octobre 1985, déclare être entrée irrégulièrement en France accompagnée de son fils mineur, le 8 décembre 2018. Sa demande d'asile a été rejetée par une décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) du 31 mai 2019, confirmée par décision de la Cour nationale du droit d'asile du 8 janvier 2020, notifiée le 27 janvier suivant. Par un arrêté du 26 août 2019, le préfet de Meurthe-et-Moselle l'a obligée à quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de renvoi. Par le jugement attaqué du 28 novembre 2019, le tribunal administratif de Nancy, après avoir constaté un non-lieu à statuer sur l'aide juridictionnelle provisoire, a annulé la décision fixant la Géorgie comme pays de destination et a rejeté le surplus des conclusions de la demande. Le préfet de Meurthe-et-Moselle relève appel de ce jugement tandis que, par la voie de l'appel incident, Mme E... demande l'annulation de ce jugement en tant qu'il a rejeté ses conclusions tendant à l'annulation de l'obligation de quitter le territoire.
Sur la régularité de l'arrêté pris dans son ensemble :
2. L'arrêté attaqué du préfet de Meurthe-et-Moselle comporte de manière suffisante et non stéréotypée les considérations de droit et de fait sur lesquelles cette autorité s'est fondée afin de prendre à l'encontre de Mme E... les décisions attaquées. Par suite, le moyen tiré du défaut de motivation sera écarté.
3. Il résulte de la jurisprudence de la cour de justice européenne (arrêts C-166/13 et C-249/13 des 5 novembre et 11 décembre 2014) que le droit d'être entendu fait partie intégrante du respect des droits de la défense, principe général du droit de l'Union. Il appartient aux Etats membres, dans le cadre de leur autonomie procédurale, de déterminer les conditions dans lesquelles le respect de ce droit est assuré. Ce droit se définit comme celui de toute personne de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d'une procédure administrative avant l'adoption de toute décision susceptible d'affecter de manière défavorable ses intérêts. Il ne saurait cependant être interprété en ce sens que l'autorité nationale compétente est tenue, dans tous les cas, d'entendre l'intéressé lorsque celui-ci a déjà eu la possibilité de présenter, de manière utile et effective, son point de vue sur la décision en cause.
4. Lorsqu'il sollicite la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour, même au titre de l'asile, en raison même de l'accomplissement de cette démarche qui tend à son maintien régulier sur le territoire français, l'étranger ne saurait ignorer qu'en cas de refus, il pourra faire l'objet d'une mesure d'éloignement. A l'occasion du dépôt de sa demande d'asile, l'étranger est conduit à préciser à l'administration les motifs pour lesquels il demande que lui soit délivré un titre de séjour et à produire tous éléments susceptibles de venir au soutien de cette demande. Il lui appartient, lors du dépôt de cette demande, lequel doit en principe faire l'objet d'une présentation personnelle du demandeur en préfecture, d'apporter à l'administration toutes les précisions qu'il juge utiles. Il lui est loisible, au cours de l'instruction de sa demande, de faire valoir auprès de l'administration toute observation complémentaire utile, au besoin en faisant état d'éléments nouveaux. Il ressort à cet égard des pièces du dossier que la requérante a déposé une demande d'asile le 9 janvier 2019. Lors de cette procédure, elle a été mise à même de présenter tous éléments d'information ou arguments de nature à influer sur le contenu de la décision attaquée. La seule circonstance que le préfet de Meurthe-et-Moselle n'aurait pas, de sa propre initiative, préalablement à l'édiction de la mesure d'éloignement expressément informé l'intéressée qu'en cas de rejet de sa demande d'asile, elle serait susceptible d'être contrainte de quitter le territoire français en l'invitant à formuler ses observations sur cette éventualité, n'est pas de nature à permettre de regarder Mme E... comme ayant été privée de son droit à être entendue. Par suite, ce moyen doit être écarté.
Sur l'obligation de quitter le territoire :
5. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance (...) ".
6. Si Mme E... fait valoir qu'elle a noué des liens sociaux en France, il ressort des pièces du dossier qu'elle a déclaré être entrée en France le 8 décembre 2018. Ainsi, à la date de la décision du préfet, elle justifiait d'une durée de présence de moins de neuf mois sur le territoire français. Elle ne démontre pas, contrairement à ses affirmations, disposer ou avoir établi de liens personnels en France intenses et stables. Enfin, les violences que la requérante soutient avoir subies de la part de son époux et de son propre frère ne font pas obstacle à la reconstitution de la cellule familiale avec son seul fils dans son pays d'origine. Si elle fait par ailleurs valoir que son fils, gravement affecté par ces violences commises envers sa mère, a trouvé une stabilité de vie en France, cette circonstance ne suffit pas à établir que la décision attaquée est contraire aux stipulations précitées de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par suite, le moyen tiré de l'erreur d'appréciation qu'aurait commise le préfet quant aux conséquences de sa décision sur sa situation personnelle au regard de ces stipulations doit être écarté.
7. Il résulte de ce qui précède que Mme E... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'obligation de quitter le territoire.
Sur la décision fixant la Géorgie comme pays de renvoi :
En ce qui concerne le moyen d'annulation retenu par le jugement :
8. Aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article L. 513-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " (...) Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ".
9. Ces dispositions font obstacle à ce que puisse être légalement désigné comme pays de destination d'un étranger faisant l'objet d'une mesure d'éloignement un Etat pour lequel il existe des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé s'y trouverait exposé à un risque réel pour sa personne soit du fait des autorités de cet Etat, soit même du fait de personnes ou groupes de personnes ne relevant pas des autorités publiques, dès lors que, dans ce dernier cas, les autorités de l'Etat de destination ne sont pas en mesure de parer à un tel risque par une protection.
10. Il ressort du récit précis et circonstancié de Mme E... à l'appui duquel elle apporte divers pièces et témoignages, notamment de voisins et de son employeur, qu'elle a subi, ainsi que son fils, des sévices de la part de son époux et de son propre frère pendant de nombreuses années, que malgré l'ordonnance restrictive rendue le 5 mai 2007 par le collège des affaires administratives du tribunal municipal de Tbilissi imposant à son époux de rester éloigné d'elle, celui-ci a continué à la poursuivre et la maltraiter, que le 5 août 2009, elle a été déclarée divorcée de cet homme par le même tribunal au terme d'une procédure engagée sur sa demande en 2005, qu'après avoir été menacée ainsi que son fils avec un pistolet par son frère, elle a dénoncé ce dernier qui a été condamné en 2012 par la cour civile de Tbilissi pour la détention illégale de cette arme, qu'elle a appelé à de nombreuses reprises les services d'intervention de la police en raison du comportement violent de son frère ou de son ex-époux notamment entre 2012 et 2014 appropriée. Toutefois, il ressort également de ces éléments que les violences que l'intéressée a subies se sont déroulées dans un passé relativement lointain et que les responsables ont été poursuivis et condamnés par les autorités judiciaires de Géorgie. Eu égard à l'ancienneté des faits invoqués par la requérante et compte tenu de la faculté effective de requérir l'intervention des services de police et de justice en Géorgie en cas de conflit d'ordre privé, les risques pour Mme E... et son fils de se trouver de nouveau exposés à des violences en cas de retour en Géorgie ne sauraient être regardés comme actuels et avérés tandis qu'il n'est pas établi par les documents d'ordre général produits par la requérante que les autorités policières et judiciaires de ce pays ne seraient pas en mesure, le cas échéant, de parer à un tel risque par une mesure de protection. Par suite, c'est à tort que le jugement attaqué a estimé que Mme E... serait exposée à des risques de traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Géorgie.
11. Il résulte de ce qui précède que le préfet de Meurthe-et-Moselle est fondé à demander l'annulation du jugement du 28 novembre 2019 dans la mesure où il a annulé la décision fixant la Géorgie comme pays de renvoi. Il appartient toutefois à la cour, saisie par l'effet dévolutif de l'appel d'examiner l'autre moyen soulevée par Mme E... dans sa demande à l'encontre de la décision fixant la Géorgie comme pays de destination.
12. Il ne ressort pas des pièces du dossier que le préfet se serait mépris sur l'étendue de sa propre compétence en prenant la décision attaquée et qu'il se serait, à cette occasion, refusé d'examiner la situation personnelle de Mme E.... Le moyen tiré de l'erreur de droit sera, par suite, écarté.
13. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet de Meurthe-et-Moselle est fondé à demander l'annulation du jugement attaqué en tant qu'il a annulé sa décision fixant la Géorgie comme pays de renvoi. Mme E... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le même jugement a rejeté ses conclusions tendant à l'annulation de l'obligation de quitter le territoire tandis que sa demande tendant à l'annulation de la décision fixant le pays de renvoi devra être rejetée.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que l'Etat qui n'est pas la partie perdante verse à Me C... une somme au titre des frais que Mme E... aurait exposés dans la présente instance si elle n'avait pas été admise à l'aide juridictionnelle.
D E C I D E :
Article 1er : Les articles 2 et 3 du jugement n° 1902604 du 28 novembre 2019 du tribunal administratif de Nancy sont annulés.
Article 2 : La demande de Mme E... présentée devant le tribunal administratif de Nancy tendant à l'annulation de la décision fixant la Géorgie comme pays de destination est rejetée.
Article 3 : Les conclusions d'appel présentées par Mme E... sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... E... et au ministre de l'intérieur.
Copie du présent arrêt sera adressée au préfet de Meurthe-et-Moselle.
N° 19NC03656 2