Par une requête, enregistrée le 4 février 2020, M. A... E... et Mme G... E..., représentés par Me Berdugo, demandent à la cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Nantes du 3 mai 2019 en tant qu'il a limité le montant de la réparation de leurs préjudices respectifs aux sommes de 1 500 et 2 000 euros;
2°) de porter l'indemnité à leur verser à la somme globale de 25 000 euros ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que les premiers juges ont fait une insuffisante appréciation de leurs préjudices.
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er septembre 2020, le ministre de l'intérieur demande à la cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) par la voie de l'appel incident, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Nantes du 3 mai 2019 et rejeter la demande de première instance.
Il fait valoir que :
- la motivation du jugement est insuffisante ;
- ni la réalité des préjudices invoqués ni leur lien direct et certain avec l'illégalité entachant le refus de visa ne sont démontrés ;
- les sommes demandées par les requérants sont excessives.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme Bougrine a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... E... et Mme G... E..., sa fille, relèvent appel du jugement du tribunal administratif de Nantes du 3 mai 2019 en tant qu'il a limité à 1 500 et 2 000 euros les sommes allouées en réparation des préjudices qu'ils ont respectivement subis du fait du refus de visa d'entrée en France opposé à Mme G... E.... Par la voie de l'appel incident, le ministre de l'intérieur demande à la cour d'annuler ce même jugement.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. D'une part, il ressort des mentions figurant au point 3 du jugement attaqué que les premiers juges, qui n'étaient pas tenus de répondre à l'ensemble des arguments soulevés par le ministre de l'intérieur, ont indiqué que les consorts E... étaient en droit d'obtenir la réparation des préjudices présentant un lien de causalité direct et certain avec le refus de visa opposé à la jeune G... E.... Ainsi, le ministre n'est pas fondé à soutenir que " D'autre part, les premiers juges ne se sont pas, contrairement à ce que soutient le ministre, bornés à reprendre l'argumentation des demandeurs mais ont également énoncé, en reprenant d'ailleurs des éléments invoqués par le ministre, les considérations au regard desquelles ils ont limité l'évaluation des préjudices endurés à 1 500 et 2 000 euros ". Enfin, le tribunal qui pouvait procéder à une évaluation globale des préjudices, n'était pas tenu de préciser " à quelle hauteur " il a entendu indemniser chaque chef de préjudice. Il suit de là que le moyen tiré par le ministre de l'insuffisance de motivation du jugement attaqué doit être écarté.
Sur les conclusions indemnitaires :
3. Par un arrêté du 24 mars 2011, le préfet de l'Oise a, à la demande de M. A... E..., résidant sur le territoire français depuis 2001, autorisé le regroupement familial au bénéfice de sa fille, Mme G... E..., née le 28 avril 1993. L'intéressée a sollicité, à ce titre, la délivrance d'un visa de long séjour. Les autorités consulaires françaises ont, par une décision du 22 juin 2011, opposé à cette demande un refus, implicitement confirmé par la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France. Par un jugement du 9 avril 2014, le tribunal administratif de Nantes a annulé ce refus de visa au motif qu'il était entaché d'erreur d'appréciation. L'illégalité dont est entaché ce refus est constitutive d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat pour autant qu'il en soit résulté pour les consorts E... un préjudice direct et certain.
En ce qui concerne les préjudices moraux :
4. D'abord, la période au titre de laquelle Mme E... et ses parents ont été séparés en dépit de l'autorisation de regroupement familial, du fait du refus de visa qui lui a été illégalement opposé, court, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur, à compter de la date à laquelle le refus de visa lui a été opposé pour la première fois, ce refus faisant obstacle à son entrée en France, soit à compter du 22 juin 2011, date à laquelle les autorités consulaires ont rejeté la demande de visa. Cette période de séparation contrainte, qui a pris fin le 20 mai 2014, a duré près de trois ans et a causé tant à M. E... qu'à sa fille qu'il avait été autorisé à faire venir en France un préjudice moral, lequel a encore été amplifié par les préoccupations et incertitudes liées aux recours que les intéressés ont été contraints de former. Ce préjudice présente avec l'illégalité dont l'administration a entaché son refus de visa un lien de causalité direct et certain. Alors que le père et la mère de Mme E... sont entrés en France en 2001 et 2004, il résulte de l'instruction que l'intéressée, née le 28 avril 1993, était âgée de 17 ans à la date de la demande de regroupement familial et de 18 ans à celle du refus opposé par les autorités consulaires. Il résulte tant de la décision des autorités consulaires que des écritures de Mme E... dans l'instance portant sur le recours tendant à l'annulation de la décision de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France, que celle-ci vivait au Congo, après le départ de ses parents, auprès de sa grand-mère et n'était ainsi pas, contrairement à ce que les appelants allèguent, isolée dans ce pays.
5. Ensuite, il résulte de l'instruction que Mme E... a été admise, au titre de l'année universitaire 2013-2014, au sein de l'institut universitaire de technologie de l'Université Picardie Jules Vernes, en vue d'obtenir un diplôme universitaire de technologie " Hygiène sécurité environnement ". N'étant pas en mesure, faute de détenir le visa qui lui a été illégalement refusé en 2011, de suivre cette formation, elle a réitéré sa candidature au titre de l'année universitaire 2014 - 2015. Elle indique sans être contredite que celle-ci a été rejetée en raison d'une diminution du nombre de places ouvertes de sorte qu'elle a été contrainte de changer d'orientation et de renoncer à son projet professionnel initial. Le ministre de l'intérieur fait valoir que Mme E... s'est inscrite à une formation sans ignorer ne pas détenir de visa d'entrée en France et alors qu'il lui était loisible de solliciter la délivrance d'un visa en qualité d'" étudiant ". Toutefois, ces circonstances ne sauraient avoir eu pour effet de rompre le lien de causalité direct entre le préjudice moral résultant de l'abandon contraint de son projet de formation et la décision illégale de refus de visa.
6. Enfin, le préjudice moral qu'aurait enduré la mère de Mme E... du fait du motif ayant justifié le refus de visa opposé à sa fille et tiré du défaut de filiation ne présente pour aucun des requérants un caractère personnel et ne saurait, par suite, leur ouvrir droit à réparation.
7. Il résulte de ce qui précède que les souffrances morales endurées par le père et la fille du fait de la séparation et des démarches qu'ils ont dû entreprendre, auxquelles s'ajoutent, s'agissant de la seconde, les troubles dans les conditions d'existence résultant de l'impossibilité de suivre le cursus professionnel qu'elle avait choisi sont à l'origine, pour chacun d'eux, d'un préjudice moral dont il sera fait une juste appréciation en fixant le montant de leur réparation à 2 000 euros, s'agissant de M. E... et à 3 000 euros, s'agissant de Mme E....
En ce qui concerne le préjudice professionnel :
8. Si les requérants soutiennent que Mme E..., ayant été empêchée de suivre le diplôme " Hygiène sécurité environnement " et contrainte de suivre une formation d'assistante de gestion dont les débouchés seraient, selon eux, moins nombreux et moins valorisants, ils n'apportent aucun élément permettant de tenir pour établie la perte de chance de percevoir des revenus plus élevés.
9. Il résulte de ce qui précède, d'une part, que M. et Mme E... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a limité le montant de la réparation de leurs préjudices respectifs aux sommes de 1500 et de 2000 euros et, d'autre part, que les conclusions d'appel incident du ministre doivent être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
10. Il y a lieu, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat le versement aux consorts E... de la somme de 1 000 euros au titre des frais exposés par les requérants et non compris dans les dépens.
D E C I D E:
Article 1er : L'Etat est condamné à verser une somme de 2 000 euros à M. A... E... et une somme de 3 000 euros à Mme G... E....
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 3 mai 2019 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er.
Article 3 : L'Etat versera aux consorts E... la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête et les conclusions présentées, par la voie de l'appel incident, par le ministre de l'intérieur sont rejetés.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... E... et Mme G... E... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 8 décembre 2020, à laquelle siégeaient :
- M. Pérez, président de chambre,
- Mme Douet, présidente-assesseur,
- Mme Bougrine, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 8 janvier 2021.
Le rapporteur,
K. Bougrine
Le président,
A. PEREZLe greffier,
K. BOURON
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20NT00395