Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 7 juin 2019 et 26 mars 2020, Mme G...-I... et M. F... G..., représentés par Me C..., demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser la somme de 636 896 euros à parfaire, en réparation des préjudices consécutifs au décès de M. G..., somme majorée des intérêts au taux légal à compter de la date de la réception de sa demande préalable ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le tribunal administratif de Caen a omis de statuer sur la demande d'intérêts au taux légal à compter de la date de la réclamation préalable indemnitaire, ce qui entache le jugement d'irrégularité ;
- les premiers juges ont commis une erreur de droit en retenant l'absence de preuve d'une faute imputée à l'Etat et non uniquement l'absence de présomption de harcèlement fautif ;
- les premiers juges ont commis une erreur d'appréciation des faits qui leur étaient soumis en retenant l'absence d'agissements constitutifs de harcèlement moral ;
- l'Etat a commis une faute en créant et laissant subsister une situation de harcèlement moral au détriment de M. A... G..., ayant conduit à son décès ;
- ils sont en droit d'obtenir réparation de cette faute à hauteur de 60 000 euros au titre du préjudice moral subi par M. G... pendant ses six années de dépression et à hauteur de 465 254 euros au titre du préjudice économique constitué par la perte de revenus liée à son décès ;
- ils sont fondés à obtenir, en réparation de l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat du fait de l'accident de service subi par M. G..., une somme de 35 000 euros au titre du préjudice moral de Mme G...-I... et une somme de 30 000 euros chacun au titre du préjudice moral de F... et D... G....
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 mars 2020, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- il s'en remet à la sagesse de la cour en ce qui concerne la régularité du jugement ;
- les moyens soulevés en appel ne sont pas fondés.
- il s'en remet aux écritures produites en première instance et aux motifs du jugement attaqué s'agissant des conclusions et moyens soulevés lors de celle-ci.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n°84-16 du 11 janvier 1984 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme H...,
- les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public,
- et les observations de Me B..., représentant Mme G...-I... et M. G....
Considérant ce qui suit :
1. M. A... G..., capitaine de police, s'est suicidé le 5 décembre 2014 à son domicile. Par arrêté du 7 décembre 2015 du préfet de la zone de défense et de sécurité ouest, son décès a été reconnu imputable au service. Par courrier du 29 novembre 2016, Mme G...-I... a sollicité, en son nom propre, en sa qualité de représentant légal de ses deux fils F... et D... alors mineurs, et en qualité d'ayant-droit de son époux, l'indemnisation des préjudices subis du fait de l'accident de service subi par ce dernier sur le double fondement de la responsabilité sans faute de l'Etat et de la responsabilité pour faute, en raison du harcèlement moral dont elle estime que M. A... G... a été victime. Sa demande ayant été implicitement rejetée, elle a sollicité auprès du tribunal administratif de Caen la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 636 896 euros en réparation des préjudices consécutifs au décès de son époux. Par jugement du 4 avril 2019, dont Mme G...-I... et M. F... G..., désormais majeur, relèvent appel, ce tribunal a condamné l'Etat à lui verser la somme de 75 000 euros en réparation de l'ensemble de ses préjudices et de ceux de ses enfants liés à l'accident de service (articler 1er), a mis à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 2) et a rejeté le surplus de sa demande (article 3).
Sur l'indemnisation résultant de l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat :
2. Il résulte de l'instruction que Mme G...-I..., qui vivait avec M. G... depuis 23 ans, présente, depuis le décès de son époux, un état de fragilité psychologique qui nécessite un suivi au long cours, un traitement régulier par antidépresseur et l'a conduit à renoncer à des activités professionnelles ou de loisirs. Il sera fait une plus juste appréciation de son préjudice d'affection et des troubles dans les conditions d'existence, évalué à la somme de 25 000 euros par les premiers juges, en la portant à un montant de 30 000 euros.
3. Il résulte de l'instruction que M. F... G..., désormais majeur, qui souffre du syndrome d'Asperger, était âgé de 15 ans à la date du décès de son père et qu'il présente, depuis lors, un syndrome anxieux pour lequel il bénéficie d'une prise en charge psychologique et qui l'a conduit à renoncer à des activités de loisirs. En lui allouant la somme de 25 000 euros, le tribunal a fait une juste appréciation de l'indemnité qui lui était due au titre de son préjudice d'affection et des troubles dans les conditions d'existence résultant de ce décès.
4. Il résulte de l'instruction que M. D... G... était âgé de 11 ans à la date du décès de son père et qu'il présente, depuis lors, un syndrome anxieux pour lequel il bénéficie d'une prise en charge psychologique et qui l'a conduit à renoncer à des activités de loisirs. En lui allouant la somme de 25 000 euros, le tribunal a fait une juste appréciation de l'indemnité qui lui était due au titre de son préjudice d'affection et des troubles dans les conditions d'existence résultant de ce décès.
5. Il résulte de ce qui a été dit aux points 2 à 4 que les requérants sont fondés à demander la réformation de l'article 1er du jugement attaqué pour porter la condamnation de l'Etat à la somme totale de 80 000 euros.
Sur l'engagement de la responsabilité pour faute de l'Etat :
6. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : /1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; (...) ".
7. D'une part, il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile.
8. D'autre part, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.
9. Les requérants soutiennent que le suicide de M. A... G... est survenu alors qu'il subissait depuis plusieurs années un syndrome anxio-dépressif majeur en lien direct avec ses conditions de travail et qu'il était victime, à compter de l'année 2008, d'agissements de harcèlement moral caractérisés par une augmentation considérable de sa charge de travail, des pressions incessantes, un isolement progressif, une sanction disciplinaire injustifiée, des brimades, humiliations, dénigrement et management brutal de la part d'un autre capitaine de police. Ils font valoir que cette situation de harcèlement a été reconnue par le tribunal de grande instance de Coutances.
10. En premier lieu, si le tribunal de grande instance de Coutances a, dans son jugement du 27 février 2017, mentionné, au demeurant sans développer son analyse, que M. G... " a mis fin à ses jours à son domicile après une période de harcèlement professionnel l'ayant conduit à un arrêt maladie pour syndrome dépressif ", ce jugement, rendu sur la demande de reconnaissance du statut de pupilles de la nation pour les enfants de M. G..., ne revêt pas, en l'absence d'identité d'objet, d'autorité de chose jugée sur la qualification des agissements mentionnés au point 9.
11. En deuxième lieu, aucune des pièces produites au dossier ne permet d'établir de manière probante que M. G... a vu sa charge de travail augmentée dans des proportions importantes, qu'il a subi des pressions incessantes de la part de sa hiérarchie ou qu'il a fait l'objet d'une mise à l'isolement progressive. S'il est mentionné que la tentative de suicide du 12 juin 2008 résulte d'une situation d'épuisement professionnel ayant conduit à un syndrome dépressif, il ne résulte pas des pièces produites que cette situation, antérieure à l'arrivée de l'autre capitaine de police affecté au commissariat de Coutances, résultait d'agissements d'harcèlement moral de la part de sa hiérarchie.
12. En troisième lieu, c'est sans excéder l'exercice normal du pouvoir hiérarchique qu'a pu être pris en compte, lors de la notation de l'intéressé, le fait que l'audit interne réalisé par l'inspection générale de la police nationale (IGPN) au mois de septembre 2012 avait mis en évidence que M. G... n'avait pas placé au coffre son arme de service, en contradiction avec ses obligations.
13. En quatrième lieu, il ressort des attestations produites que M. G... connaissait des difficultés relationnelles avec l'autre capitaine de police affecté au commissariat de Coutances, avec laquelle il était en concurrence pour accéder à un poste permettant l'accès au grade de commandant. Leurs affectations respectives au 1er septembre 2009 avait conduit à ce que M. G... soit nommé adjoint au chef de circonscription tandis que la fonction de chef de l'unité de sécurité et de proximité avait été confiée à l'autre capitaine de police, qui était donc placée dans une position subalterne en dépit de l'identité de grade. S'il ressort des attestations produites que cette dernière était coutumière de critiques ouvertes, à l'égard notamment de M. G..., et de propos brutaux voire vulgaires, les éléments présentés ne suffisent pas à établir que celle-ci a fait subir à M. G... de manière répétée des agissements revêtant la qualification de brimades ou d'humiliation et que ce dernier les a portés à la connaissance du chef de circonscription de sécurité publique sans qu'une suite leur soit donnée.
14. En cinquième lieu, il n'est pas contesté que, le 9 octobre 2012, à l'issue d'une altercation verbale avec l'autre capitaine de police du commissariat de Coutances, M. G... l'a bousculée au point de la déstabiliser, en présence d'un tiers extérieur au service en cours d'audition et de fonctionnaires de police, qui sont intervenus pour s'interposer entre les deux protagonistes. Après avis du conseil de discipline du 9 avril 2013, il a, pour cette agression physique à l'encontre d'un autre officier de police, été sanctionné, le 4 juin 2013, d'un blâme. Si les requérants soutiennent que cette sanction disciplinaire était injustifiée, les faits qui viennent d'être évoqués sont avérés et fautifs au regard du comportement attendu d'un officier occupant le poste d'adjoint au chef de circonscription, dont les qualités professionnelles n'étaient par ailleurs pas remises en cause, et le prononcé d'une sanction de premier groupe n'excède pas, quand bien même cette sanction a été ressentie comme sévère, les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique.
15. En sixième lieu, après avoir été placé en arrêt maladie au mois d'octobre 2012 à la suite de l'altercation mentionnée au point 14 puis du 21 mars 2013 au 20 mars 2014, M. G... a réintégré le service, à mi-temps à compter de mars 2014 puis à temps complet, sur un poste aménagé à Saint-Lô. Si les requérants soutiennent que le rythme de travail s'est accéléré à compter du mois de novembre 2014, cette circonstance n'est pas de nature à elle-seule à présumer l'existence d'une situation de harcèlement moral dans ce nouveau contexte de travail.
16. Enfin, contrairement à ce que soutiennent les requérants, le fait que le suicide de M. G... a été reconnu imputable au service n'implique pas la reconnaissance, par l'administration, de n'avoir pas adopté les mesures propres à préserver la santé morale de l'intéressé.
17. Il résulte de tout ce qui précède que, s'il est indéniable que le syndrome anxio-dépressif dont souffrait M. G... était en lien avec ses difficultés professionnelles, les éléments de fait présentés par les requérants ne sont pas susceptibles de faire présumer l'existence d'agissements répétés de harcèlement moral. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté leurs conclusions tendant à l'engagement de la responsabilité pour faute de l'Etat.
Sur les intérêts :
18. Ainsi que le soutiennent les requérants, les premiers juges ont omis de statuer sur les conclusions tendant à la condamnation de l'Etat au paiement des intérêts. Il y a lieu d'annuler, dans cette mesure, le jugement attaqué et d'évoquer ce point.
19. Les requérants ont droit aux intérêts au taux légal correspondant à l'indemnité de 80 000 euros à compter du 2 décembre 2016, date de réception de la réclamation préalable par le ministre de l'intérieur.
Sur les frais liés à l'instance :
20. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat la somme demandée par les requérants au titre des frais liés à l'instance.
DECIDE :
Article 1er : La somme que l'Etat a été condamné à verser à Mme G...-I... et M. G... est portée à la somme de 80 000 euros. Cette indemnité portera intérêts au taux légal à compter du 2 décembre 2016.
Article 2 : Le jugement du 4 avril 2019 du tribunal administratif de Caen est annulé en tant qu'il a omis de statuer sur la demande d'intérêts de Mme G...-I... et réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er.
Article 3 : Le surplus des conclusions de Mme G...-I... et de M. G... est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E... G...-I..., M. F... G... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 15 janvier 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Gaspon, président de chambre,
- M. Coiffet, président assesseur,
- Mme H..., premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 2 février 2021.
Le rapporteur,
F. H...Le président,
O. Gaspon
La greffière,
E. Haubois
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 19NT02175 2
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