Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 11 décembre 2020 et 5 janvier 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la Cour :
1°) de réformer le jugement n° 2000085 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 6 octobre 2020, en ramenant à 1 349 174 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à verser à M. A... ;
2°) de rejeter les conclusions incidentes de M. A....
Il soutient que :
- M. A... a été écroué au centre pénitentiaire de Faa'a Nuutania du 4 mars 2011 au 29 avril 2015, date de son transfert vers le centre de détention de Papeari ;
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en faisant application d'un barème journalier non progressif et excessif ;
- hormis les périodes où l'intéressé a disposé de moins de 3 m2 d'espace personnel, les conditions de détention n'étaient pas indignes et la responsabilité de l'Etat n'est pas engagée ;
- la prescription quadriennale a été opposée à bon droit par les premiers juges.
Par un mémoire en défense et d'appel incident enregistré le 27 novembre 2021, M. A..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête du garde des sceaux, ministre de la justice ;
2°) de réformer le jugement n° 2000085 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 6 octobre 2020, en portant à 2 690 625 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à lui verser ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 150 000 francs CFP au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
4°) de dire que les sommes seront versées sur le compte Carpa de son conseil.
Il soutient que :
- les moyens de la requête ne sont pas fondés ;
- le quantum de l'indemnité qui lui a été allouée est insuffisant pour réparer le préjudice qu'il a subi au cours de la période de détention retenue par le tribunal ;
- ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania ne respectaient pas la dignité inhérente à la personne humaine et le droit à l'intimité de la vie privée ;
- il existait une surpopulation carcérale très importante jusqu'à l'ouverture du nouveau centre de détention de Tatutu à Papeari en mai 2017 ;
- il a été détenu au centre pénitentiaire de Nuutania du 4 mars 2011 au 29 avril 2015 ;
- la responsabilité pour faute de l'Etat est engagée en raison d'une méconnaissance de l'article D. 189 du code de procédure pénale, de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- il n'a jamais bénéficié d'un encellulement individuel et, au contraire, a toujours été dans des cellules surpeuplées, ne disposant jamais d'un espace individuel supérieur à 2,5 m2 hors mobilier ;
- aucun travail ni aucune activité ne sont proposés en méconnaissance des articles 717-3 et D. 432-2 du code de procédure pénale ;
- les toilettes sont situées dans la cellule ; il n'y a aucun système d'aération ;
- les cellules sont insalubres en méconnaissance des articles D. 349 à 351 du code de procédure pénale ; il n'existe aucune ventilation malgré le climat tropical, la chaleur et l'humidité ; les locaux sont infestés de rats et de cafards ; la luminosité naturelle est insuffisante ; l'accès à l'eau dans les cellules se fait par le biais de tuyaux rouillés qui délivrent un liquide souillé ;
- quand bien même ses conditions de détention n'atteindraient pas le niveau de gravité requis pour emporter une violation de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elles constitueraient néanmoins une méconnaissance de l'article 8 de cette convention et de l'article 9 du code civil ;
- la prescription quadriennale ne peut pas lui être opposée, celle-ci ne pouvant courir qu'à partir de la fin de sa détention.
Vu :
- l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1500542 du 23 novembre 2015 ;
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Doré, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania du 4 mars 2011 au 29 avril 2015. Par un courrier réceptionné le 21 octobre 2019, il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. A... a saisi le tribunal administratif de la Polynésie française, en sollicitant le versement de la somme de 2 690 625 francs CFP. Le garde des sceaux, ministre de la justice fait appel du jugement du 6 octobre 2020 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. A..., sous déduction des sommes éventuellement déjà versées à titre de provision en exécution de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1500542 du 23 novembre 2015, une somme de 2 690 625 francs CFP et demande que cette indemnité soit ramenée à 1 349 174 francs CFP. Par la voie de l'appel incident, M. A... demande au contraire à la Cour de porter la somme qui lui a été allouée à 2 690 625 francs CFP.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 8 de cette convention : " 1° Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
3. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
4. Alors que la prescription quadriennale n'a pas été opposée en première instance et n'a pas été retenue par les premiers juges, M. A... ne peut utilement soutenir que le point de départ du délai de prescription devait être reporté à sa sortie de prison. Pour le même motif, le garde des sceaux, ministre de la justice ne peut pas plus utilement faire valoir que la prescription quadriennale, qui ne peut pas être opposée pour la première fois en appel, aurait été opposée à bon droit en première instance.
En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :
5. Il résulte de l'instruction, notamment d'un rapport parlementaire sur les problématiques pénitentiaires en outre-mer daté de mars 2014 et d'articles de presse produits par M. A..., qu'il existait une sur-occupation chronique des cellules, avec un pic de 456 détenus en août 2015 pour une capacité initialement prévue de 165 places, à laquelle il n'a été mis fin que par l'ouverture d'un nouveau centre de détention à Papeari en mai 2017.
6. M. A... soutient que durant toute sa détention, du 4 mars 2011 au 29 avril 2015, il a été affecté dans des cellules sur-occupées et a toujours disposé de moins de 3 m2 d'espace personnel. Le garde des sceaux, ministre de la justice, qui est seul à même de produire des justificatifs quant aux conditions précises de détention de l'intéressé, n'apporte aucune pièce de nature à justifier que sa cellule n'était pas sur-occupée. Dans ces conditions, M. A... doit être regardé comme ayant disposé d'un espace personnel de moins de 3 m². Cette sur-occupation de la cellule est en outre de nature à aggraver les atteintes à l'intimité des détenus liées notamment au dispositif de cloisonnement incomplet des toilettes et l'insalubrité liée au manque d'aération, dans un contexte local marqué par un climat chaud et humide. Dans ces circonstances, les conditions de détention de M. A... durant cette période ont constitué une atteinte à la dignité de la personne humaine lui ouvrant droit à réparation, quand bien même il aurait, ainsi que le soutient le ministre, été affecté dans une cellule rénovée.
En ce qui concerne l'évaluation du préjudice :
7. Compte tenu de la nature des manquements relevés, de leur durée et eu égard à l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps, les premiers juges ont fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. A... en lui allouant la somme de 2 690 625 francs CFP, sous réserve des sommes déjà versées à titre de provision en exécution de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1500542 du 23 novembre 2015. Enfin, il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité. Par suite, ni le garde des sceaux, ministre de la justice, ni M. A... ne sont fondés à demander la réformation du jugement attaqué.
Sur les frais liés à l'instance :
8. M. A... n'ayant pas obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle, son conseil ne peut pas se prévaloir des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Par suite, ses conclusions tendant à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat le versement d'une somme dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 doivent être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : La requête du garde des sceaux, ministre de la justice est rejetée.
Article 2 : Les conclusions d'appel incident présentées par M. A... sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. B... A....
Délibéré après l'audience du 24 février 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Gobeill, premier conseiller,
- M. Doré, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 24 mars 2022.
Le rapporteur,
F. DORÉLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
Y. HERBER
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 20PA03903 2