Par un jugement n° 2000271 du 20 octobre 2020, le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. A... une somme de 240 000 francs CFP et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la Cour :
I) Par une requête et un mémoire enregistrés les 11 décembre 2020 et 6 janvier 2022 sous le n° 20PA03912, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la Cour :
1°) de réformer le jugement n° 2000271 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 20 octobre 2020, en ramenant à 119 727 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à verser à M. A... ;
2°) de rejeter les conclusions incidentes de M. A....
Il soutient que :
- M. A... a été écroué au centre pénitentiaire de Faa'a Nuutania du 29 novembre 2011 au 25 novembre 2015, puis du 23 février 2017 au 27 juillet 2017 et, enfin, du 21 mai 2019 au 8 octobre 2019 ;
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en faisant application d'un barème journalier non progressif et excessif ;
- hormis les périodes où l'intéressé a disposé de moins de 3 m2 d'espace personnel, les conditions de détention n'étaient pas indignes et la responsabilité de l'Etat n'est pas engagée ;
- la prescription quadriennale a été opposée à bon droit par les premiers juges.
Par un mémoire en défense et d'appel incident enregistré le 27 novembre 2021, M. A..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête du garde des sceaux, ministre de la justice ;
2°) de réformer le jugement n° 2000271 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 20 octobre 2020, en portant à 14 350 195 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à lui verser ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 150 000 francs CFP au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
4°) de dire que les sommes seront versées sur le compte Carpa de son conseil.
Il soutient que :
- les moyens de la requête ne sont pas fondés ;
- le quantum de l'indemnité qui lui a été allouée est insuffisant pour réparer le préjudice qu'il a subi au cours de la période de détention retenue par le tribunal ;
- ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania ne respectaient pas la dignité inhérente à la personne humaine et le droit à l'intimité de la vie privée ;
- il existait une surpopulation carcérale très importante jusqu'à l'ouverture du nouveau centre de détention de Tatutu à Papeari en mai 2017 ;
- il a été détenu au centre pénitentiaire de Nuutania ;
- la responsabilité pour faute de l'Etat est engagée en raison d'une méconnaissance de l'article D. 189 du code de procédure pénale, de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- il n'a jamais bénéficié d'un encellulement individuel et, au contraire, a toujours été dans des cellules surpeuplées, ne disposant jamais d'un espace individuel supérieur à 2,5 m2 hors mobilier ;
- aucun travail ni aucune activité ne sont proposés en méconnaissance des articles D. 717-3 et D. 432-2 du code de procédure pénale ;
- les toilettes sont situées dans la cellule ; il n'y a aucun système d'aération ;
- les cellules sont insalubres en méconnaissance des articles D. 349 à 351 du code de procédure pénale ; il n'existe aucune ventilation malgré le climat tropical, la chaleur et l'humidité ; les locaux sont infestés de rats et de cafards ; la luminosité naturelle est insuffisante ; l'accès à l'eau dans les cellules se fait par le biais de tuyaux rouillés qui délivrent un liquide souillé ;
- quand bien même ses conditions de détention n'atteindraient pas le niveau de gravité requis pour emporter une violation de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elles constitueraient néanmoins une méconnaissance de l'article 8 de cette convention et de l'article 9 du code civil ;
- la prescription quadriennale ne peut pas lui être opposée, celle-ci ne pouvant courir qu'à partir de la fin de sa détention.
II) Par une requête enregistrée le 17 décembre 2020 sous le n° 20PA04046, M. A..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :
1°) de réformer le jugement n° 2000271 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 20 octobre 2020, en portant à 4 525 781 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à lui verser ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 226 000 francs CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les moyens de la requête ne sont pas fondés ;
- le quantum de l'indemnité qui lui a été allouée est insuffisant pour réparer le préjudice qu'il a subi au cours de la période de détention retenue par le tribunal ;
- ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania ne respectaient pas la dignité inhérente à la personne humaine et le droit à l'intimité de la vie privée ;
- il existait une surpopulation carcérale très importante jusqu'à l'ouverture du nouveau centre de détention de Tatutu à Papeari en mai 2017 ;
- il a été détenu au centre pénitentiaire de Nuutania ;
- la responsabilité pour faute de l'Etat est engagée en raison d'une méconnaissance de l'article D. 189 du code de procédure pénale, de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- il n'a jamais bénéficié d'un encellulement individuel et, au contraire, a toujours été dans des cellules surpeuplées, ne disposant jamais d'un espace individuel supérieur à 2,5 m2 hors mobilier ;
- aucun travail ni aucune activité ne sont proposés en méconnaissance des articles 717-3 et D. 432-2 du code de procédure pénale ;
- les toilettes sont situées dans la cellule ; il n'y a aucun système d'aération ;
- les cellules sont insalubres en méconnaissance des articles D. 349 à 351 du code de procédure pénale ; il n'existe aucune ventilation malgré le climat tropical, la chaleur et l'humidité ; les locaux sont infestés de rats et de cafards ; la luminosité naturelle est insuffisante ; l'accès à l'eau dans les cellules se fait par le biais de tuyaux rouillés qui délivrent un liquide souillé ;
- quand bien même ses conditions de détention n'atteindraient pas le niveau de gravité requis pour emporter une violation de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elles constitueraient néanmoins une méconnaissance de l'article 8 de cette convention et de l'article 9 du code civil ;
- la prescription quadriennale ne peut pas lui être opposée, celle-ci ne pouvant courir qu'à partir de la fin de sa détention.
Le garde des sceaux, ministre de la justice, a produit un mémoire en défense enregistré le 18 février 2022, soit postérieurement à la clôture de l'instruction intervenue le 7 janvier 2022 à midi en application d'une ordonnance du 2 décembre 2021.
Vu :
- l'ordonnance du 30 septembre 2015 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française a accordé une provision à M. A... ;
- les autres pièces des dossiers.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Doré, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction, notamment des fiches pénales produites par l'administration, que M. A... a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania du 29 novembre 2011 au 1er février 2016, puis du 23 février 2017 au 25 juillet 2017 et enfin du 21 mai 2019 au 8 octobre 2019. Par un courrier du 22 janvier 2020, il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. A... a saisi le tribunal administratif de la Polynésie française en sollicitant le versement de la somme de 14 350 195 francs CFP. Le garde des sceaux, ministre de la justice, fait appel du jugement du 20 octobre 2020 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française la condamné l'Etat à verser à M. A..., une somme de 240 000 francs CFP et demande que cette indemnité soit ramenée à la somme de 119 727 francs CFP. Par la voie de l'appel incident, M. A... demande au contraire à la Cour, dans le dernier état de ses écritures, de porter la somme qui lui a été allouée à 14 350 195 francs CFP.
2. Les requêtes du garde des sceaux, ministre de la justice et de M. A... sont dirigées contre le même jugement. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
Sur les conclusions indemnitaires :
3. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 8 de cette convention : " 1° Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
4. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
5. Le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dispose que : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
6. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi. M. A... ayant saisi le garde des sceaux, ministre de la justice d'une réclamation préalable reçue le 6 février 2020, c'est à bon droit que les premiers juges ont accueilli l'exception de prescription quadriennale opposée en défense en ce qui concerne la période d'incarcération antérieure au 1er janvier 2016.
En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :
S'agissant de la période antérieure au 1er janvier 2016 :
7. Il résulte de l'instruction, notamment du mémoire produit par le ministre en première instance, que M. A..., incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania à compter du 29 novembre 2011, a été affecté dans des cellules non rénovées pour les périodes du 29 novembre 2011 au 12 mai 2014, ainsi que du 2 octobre 2014 au 20 avril 2015. Il n'est pas contesté que ces cellules ne comportaient aucun système d'aération, alors qu'il y régnait une température et une humidité insoutenables, qu'elles étaient dotées de toilettes dont les modalités de cloisonnement interdisaient toute forme d'intimité et induisaient des risques en matière d'hygiène et que l'eau délivrée par des installations rouillées était impropre à la consommation. Ainsi, durant cette période, M. A... a été incarcéré dans des conditions indignes lui ouvrant droit à indemnisation, y compris pour les périodes où une situation de sur-occupation de sa cellule n'est pas caractérisée.
8. En revanche, il résulte de l'instruction que M. A... a été incarcéré du 12 mai au 2 octobre 2014 et du 20 mai 2015 au 31 décembre 2015 dans des cellules rénovées des bâtiments B et C de l'établissement. Or, il ressort des documents produits par le ministre de la justice en première instance que les cellules ont été rénovées par le remplacement des réseaux d'adduction d'eau afin de remédier à l'impureté de l'eau qui avait été relevée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté lors de l'inspection réalisée en décembre 2012, et la pose de carrelage au sol et dans les sanitaires, qui comprennent un bac à douche et des toilettes séparées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau du reste de la cellule. Si l'intéressé soutient, sans plus de précision, que la luminosité naturelle des cellules était insuffisante, il résulte de l'instruction que les cellules de 10,78 m² disposent de deux fenêtres de 80 cm de hauteur et 1,85 m de longueur et que les cellules de 5,18 m² sont équipées d'une fenêtre de mêmes dimensions. L'intéressé n'est pas non plus fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène des détenus, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet. Il résulte également de l'instruction qu'afin de lutter contre la présence de nuisibles qui prolifèrent en raison du climat tropical et des déchets jetés par les fenêtres par les détenus, l'administration mène des campagnes de désinfection trimestrielles contre les cafards et organise l'intervention hebdomadaire d'une entreprise de dératisation. Il n'est pas contesté que les détenus étaient autorisés à sortir de leurs cellules plusieurs heures par jour. Enfin, si M. A... fait valoir qu'il n'avait pas la possibilité de travailler, il ne produit aucune pièce pour en justifier alors qu'il ressort de rapports au dossier qu'un nombre important de détenus avait accès au travail.
9. Toutefois, il résulte de l'instruction, et notamment de rapports et d'articles de presse produits par M. A..., qu'il existait une sur-occupation chronique des cellules, avec un taux d'occupation de 238,2 % au 1er janvier 2014 et un pic de 456 détenus en août 2015 pour une capacité initialement prévue de 165 places, à laquelle il n'a été mis fin que par l'ouverture d'un nouveau centre de détention à Papeari. A cet égard, il résulte du tableau d'affectation en cellule produit par le garde des sceaux, ministre de la justice, que M. A... a, du 12 mai au 2 octobre 2014 et du 20 mai au 31 décembre 2015, partagé une cellule dite " double " de 10,78 m2, conçue pour deux personnes, avec 2 codétenus durant 299 jours et avec 3 codétenus durant 132 jours, disposant ainsi d'un espace personnel, au maximum, de 3,6 m2, sans tenir compte de l'emprise au sol du mobilier (lits superposés, table, chaises, toilettes). Il en a été de même lorsqu'il a été affecté durant 20 jours dans une cellule dite simple de 5,18 m2 avec un codétenu.
10. En outre, si le dispositif de cloisonnement des toilettes, fermées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau, peut être regardé comme étant justifié par la nécessité pour l'administration de surveiller la totalité de la cellule tout en permettant d'assurer aux détenus un minimum d'intimité, l'atteinte à leur intimité est néanmoins caractérisée, compte tenu de l'aggravation de la promiscuité liée à la sur-occupation de la cellule. Enfin, alors que cette sur-occupation aggrave également le besoin d'aération résultant du climat local caractérisé par la chaleur et l'humidité, besoin relevé notamment par les rapports au dossier, le ministre ne justifie pas de la réalisation de travaux de nature à améliorer la situation.
11. En revanche, il résulte de l'instruction que M. A... a, à plusieurs reprises, été soumis à une régime de détention dit " portes ouvertes ", lui permettant de disposer de la clé de sa cellule et de circuler dans le bâtiment entre 5h00 et 18h05 et d'accéder à la cour de promenade le matin et l'après-midi. Ainsi, il ne résulte pas de l'instruction que M. A... aurait, au cours de ces périodes, été contraint de passer plus de 20 heures par jour en cellule comme il le prétend. Compte tenu de ce régime particulier, les conditions de détention de M. A... durant ces périodes ne caractérisent pas, malgré la sur-occupation de sa cellule, une atteinte à la dignité de la personne humaine, à l'exception des périodes de 132 et 20 jours où la sur-occupation était telle que chaque détenu disposait d'un espace personnel inférieur à 3 m2, sans même tenir compte de la superficie occupée par le mobilier.
12. Dans ces circonstances, au titre de la période antérieure au 1er janvier 2016, atteinte par la prescription, les conditions de détention de M. A... doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine sur une durée d'environ 3 ans et 11 mois, dont il y a seulement lieu de tenir compte au titre de l'aggravation du préjudice résultant de l'écoulement du temps.
S'agissant de la période allant du 1er janvier 2016 au 1er février 2016 :
13. Il résulte du tableau d'affectation en cellule produit par le garde des sceaux, ministre de la justice, qu'au cours de cette période, M. A... a été affecté dans une cellule double avec 3 autres codétenus, disposant ainsi d'un espace personnel inférieur à 3 m2. Par suite, il doit être regardé comme ayant été détenu dans des conditions ayant porté atteinte à la dignité humaine.
S'agissant des périodes allant du 23 février au 25 juillet 2017 et du 21 mai au 8 octobre 2019 :
14. M. A... soutient que, durant ces périodes, il a été affecté dans des cellules insalubres et sur-occupées, disposant de moins de 3 m2 d'espace personnel. Si le garde des sceaux, ministre de la justice, qui est seul à même de produire des justificatifs quant aux conditions précises de détention de l'intéressé, justifie de la réalisation de travaux de rénovation des cellules au cours des années 2013 et 2014, il se borne, ainsi que les premiers juges l'ont déjà relevé, à reconnaître l'existence d'une période de 292 jours durant laquelle M. A... a effectivement disposé d'un espace personnel de moins de 3 m² et à produire un " tableau de codétentions " incompréhensible. Dans ces conditions, la sur-occupation de sa cellule invoquée par M. A... doit être regardée comme établie.
15. Il résulte également de l'instruction que les travaux de rénovation susmentionnés n'ont pas permis de remédier à l'ensemble des désordres relevés par les rapports de la commission de surveillance du centre pénitentiaire de Nuutania, dressé le 16 septembre 2009, du contrôleur général des lieux de privation de liberté faisant suite à une visite au cours de l'année 2012 et de parlementaires sur les problématiques pénitentiaires en outre-mer daté de mars 2014. En particulier, si le dispositif de cloisonnement des toilettes, fermées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau, peut être regardé comme étant justifié par la nécessité pour l'administration de surveiller la totalité de la cellule tout en permettant d'assurer aux détenus un minimum d'intimité, l'atteinte à leur intimité est néanmoins caractérisée, compte tenu de l'aggravation de la promiscuité liée à la sur-occupation de la cellule. En outre, cette sur-occupation aggrave également le besoin d'aération résultant du climat local caractérisé par la chaleur et l'humidité.
16. Par suite, les conditions de détention de M. A... durant les périodes susmentionnées doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine et lui ouvrant droit à réparation.
En ce qui concerne l'évaluation du préjudice :
17. Compte tenu de la nature des manquements relevés, de leur durée et eu égard à l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. A... au titre de la période non prescrite, en le fixant à la somme de 330 000 francs CFP.
Sur les frais liés à l'instance :
18. M. A... n'ayant pas obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle, son conseil ne peut pas se prévaloir des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. En revanche, il y a lieu, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 000 euros à verser à M. A....
DECIDE :
Article 1er : La somme de 240 000 francs CFP que l'État a été condamné à verser à M. A... par le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 2000271 du 20 octobre 2020 est portée à 330 000 francs CFP.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 2000271 du 20 octobre 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 000 euros à M. A... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La requête du garde des sceaux, ministre de la justice et le surplus des conclusions présentées par M. A... sont rejetés.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. B... A....
Délibéré après l'audience du 24 février 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Gobeill, premier conseiller,
- M. Doré, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 24 mars 2022.
Le rapporteur,
F. DORÉLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
Y. HERBER
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Nos 20PA03912, 20PA04046 2