Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 7 avril 2018 et un mémoire enregistré le 2 août 2018, Mme A...B..., représentée par Me Cossic, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1611966 du 9 février 2018 du tribunal administratif de Paris ;
2°) d'annuler la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, du
23 février 2016 rejetant sa demande de changement de son nom de B...enD... ;
3°) d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice, de proposer au Premier Ministre de l'autoriser à reprendre le nom de D...ou à tout le moins de réexaminer sa demande de changement de nom ;
4°) de mettre à la charge de l'État le versement d'une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le ministre n'a pu sans erreur de droit lui opposer la circonstance que le nom qu'elle porte a été sollicité et obtenu dans le cadre de sa procédure de naturalisation ;
- la décision litigieuse est entachée d'une erreur d'appréciation ; en effet, elle justifie d'un intérêt légitime dès lors qu'elle n'a jamais fait usage du nom de B...depuis qu'il lui a été attribué et ce nom constitue une réduction de son identité qui occasionne un trouble identitaire et des difficultés psychologiques.
Par un mémoire en défense enregistré le 12 septembre 2018, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- la loi n° 72-964 du 25 octobre 1972 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Diémert,
- les conclusions de Mme Nguyên Duy, rapporteur public,
- les observations de Me Cossic, avocat de MmeB....
1. Considérant que, par un décret du 11 janvier 2012, Mme A...E...D..., née le 21 avril 1983 à Bucarest (Roumanie), a été naturalisée française et autorisée à s'appeler légalementB... ; que, le 5 septembre 2013, Mme B...a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande tendant à ce qu'elle soit autorisée à substituer à son nom celui de "D... " ; que ce ministre a rejeté cette demande par une décision du 23 février 2016 ; que l'intéressée a formé, le 20 avril 2016, un recours gracieux qui a été rejeté par une décision expresse du 27 mai 2016 ; que, Mme B...ayant demandé l'annulation de la décision du 23 février 2016 au tribunal administratif de Paris, ce dernier a rejeté cette demande par un jugement dont l'intéressée fait appel devant la Cour ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 25 octobre 1972 relative à la francisation des noms et prénoms des personnes qui acquièrent, recouvrent ou se font reconnaître la nationalité française : " Toute personne qui acquiert ou recouvre la nationalité française peut demander la francisation de son nom seul, de son nom et de ses prénoms ou de l'un d'eux, lorsque leur apparence, leur consonance ou leur caractère étranger peut gêner son intégration dans la communauté française " ; qu'aux termes de l'article 12-1 de la même loi : " Les noms et prénoms francisés peuvent faire l'objet des changements prévus aux articles 60 à 61-4 du code civil aux conditions définies par lesdits articles " ; qu'aux termes de l'article 61 du code civil : " Toute personne qui justifie d'un intérêt légitime peut demander à changer de nom. / La demande de changement de nom peut avoir pour objet d'éviter l'extinction du nom porté par un ascendant ou un collatéral du demandeur jusqu'au quatrième degré. / Le changement de nom est autorisé par décret " ;
3. Considérant qu'il résulte ainsi des termes mêmes de l'article 12-1 de la loi du 25 octobre 1972 que les noms francisés peuvent faire l'objet d'une procédure de changement de nom dans les conditions définies par l'article 61 du code civil ; qu'il s'ensuit qu'une personne dont le nom a été francisé, à l'occasion notamment de sa naturalisation, peut ultérieurement demander à changer de nom si elle justifie d'un intérêt légitime à cette fin ; que la circonstance qu'elle a initialement demandé la francisation de son nom ne fait pas par elle-même obstacle à ce qu'elle puisse faire valoir un intérêt légitime à reprendre son nom d'origine ; que peut justifier d'un tel intérêt légitime la personne qui, malgré la francisation de son nom, à sa demande, à l'occasion de sa naturalisation, n'a jamais fait usage du patronyme français accordé et qui souhaite pouvoir continuer légalement à porter son nom de naissance et d'usage, qui est celui des autres membres de sa famille ;
4. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, et notamment des très nombreux éléments et attestations produits par la requérante, d'une part, que Mme B... n'a, postérieurement à sa naturalisation, jamais fait usage de son patronyme francisé dans la vie courante, non plus qu'à l'occasion d'actes tels que la signature d'un acte authentique ou le renouvellement de ses documents d'identité par les autorités de son pays d'origine ; qu'en outre, elle démontre avec une crédibilité suffisante que la francisation de son patronyme est la cause d'un trouble identitaire et de difficultés psychologiques subséquentes ; qu'ainsi, et sans qu'y fasse obstacle la circonstance, évoquée en défense par le garde des sceaux, ministre de la justice, que les seuls documents d'identité français dont elle dispose comportent la mention de son patronyme francisé, Mme B... est fondée à soutenir que la décision ministérielle litigieuse est entachée d'erreur d'appréciation et, par suite, est illégale et doit être annulée ;
5. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que Mme B...est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, rejetant sa demande de changement de son nom de B...enD... ; qu'il y a donc lieu d'annuler ce jugement et cette décision ;
6. Considérant que l'exécution du présent arrêt implique, en application de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, que le garde des sceaux, ministre de la justice, présente au Premier ministre un projet de décret portant changement du nom de Mme A... B...F..." B... " en " D... " ; qu'il y a lieu de lui enjoindre de procéder à cette proposition dans un délai de trois mois à compter de la notification de l'arrêt ;
7. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État, qui est la partie perdante dans la présente instance, une somme de 1 500 euros à verser à Mme B...sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1611966 du 9 février 2018 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : La décision du 23 février 2016, confirmée le 27 mai 2016, par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté la demande de changement de nom de Mme B..., de " B... " en " D... ", est annulée.
Article 3 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, de présenter au Premier ministre, dans le délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt, un projet de décret portant changement du nom de Mme A...B...F..." B... " en " D... ".
Article 4 : L'Etat versera la somme de 1 500 euros à Mme B...sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A...B...et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 15 novembre 2018, à laquelle siégeaient :
- Mme Pellissier, présidente de chambre,
- M. Diémert, président-assesseur,
- M. Legeai, premier conseiller,
Lu en audience publique, le 29 novembre 2018.
Le rapporteur,
S. DIÉMERTLa présidente,
S. PELLISSIER Le greffier,
M. C...La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 18PA01163