Procédure devant la cour :
I. Par une requête et un mémoire enregistrés les 9 septembre 2020 et 5 janvier 2021 sous le n° 20PA02632, les consorts J..., représentés par Me Le Prado, demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de faire droit à l'intégralité de leurs demandes de première instance ;
3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le jugement attaqué n'est pas suffisamment motivé ;
- la décision du Premier ministre est entachée d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elle refuse l'indemnisation du mobilier meublant l'hôtel particulier du 12, rue Marbeau et en ce qu'elle a insuffisamment évalué l'indemnisation due au titre des biens spoliés au 28, rue Marbeau ;
- le Premier ministre ne pouvait légalement prévoir une indemnisation au profit de Mme B... Q..., dès lors qu'elle n'a pas la qualité d'ayant-droit de la victime directe des spoliations ; la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) ne pouvait s'autosaisir des droits à réparation de Mme Q..., qui était par ailleurs décédée à la date de la décision attaquée.
II. Par une requête enregistrée le 9 septembre 2020 sous le n° 20PA02638, le Premier ministre demande à la cour d'annuler ce jugement en tant qu'il a annulé sa décision de limiter l'indemnisation globale due par l'État en réparation des spoliations subies par Mme F... T... à la somme de 377 000 euros, et en ce qu'il lui a enjoint de réexaminer la demande des consorts J....
Il soutient que :
- sa décision n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elle a refusé de compenser l'abattement de 25 % retenu par les autorités allemandes au titre du " taux de pillage ", ni celui de 20 %, établi de manière forfaitaire par les autorités allemandes ;
- l'évaluation du tableau de Lancret, " La partie de musique ", par la CIVS n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation.
Par deux mémoires enregistrés les 29 janvier 2021 et 2 février 2021, les consorts J..., représentés par Me Le Prado, concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 4 500 euros soit mise à la charge de l'État au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- les moyens soulevés par le Premier ministre ne sont pas fondés ;
- la décision du Premier ministre est entachée d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elle refuse l'indemnisation du mobilier meublant l'hôtel particulier du 12, rue Marbeau et en ce qu'elle a insuffisamment évalué l'indemnisation due au titre des biens spoliés au 28, rue Marbeau.
Vu les autres pièces du dossier.
La clôture de l'instruction est intervenue le 18 février 2021.
Vu :
- le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999,
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Mornet,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteur public,
- et les observations de Me Le Prado, représentant les consorts J....
Une note en délibéré a été produite pour les consorts J... le 20 mai 2021.
Considérant ce qui suit :
1. Mme F... T..., née O..., était propriétaire de deux hôtels particuliers situés aux 12 et 28 rue Marbeau, dans le 16e arrondissement de Paris, et demeurait dans le second de ces immeubles. Alors qu'elle avait quitté Paris dès le début de l'Occupation, ses biens ont été pillés, et différents meubles et objets de grande valeur, une bibliothèque, et des œuvres d'art issues de la vente aux enchères, en 1925, de la collection de son beau-père, Léon T..., ont été spoliés. La 24 mars 1959, Mme T... a déposé une demande d'indemnisation auprès des autorités allemandes, sur le fondement de la loi allemande Bundesrückerstattungsgesetz, dite " BRüG ", du 17 juillet 1957, au titre de meubles meublants de l'hôtel particulier du 28 rue Marbeau et d'œuvres d'art. Elle a déposé une demande complémentaire par courrier du 23 juin 1964, portant sur la spoliation de meubles meublants et d'une bibliothèque. Mme F... T... et ses deux enfants, M. H... J... et R... T..., ont ensuite perçu 113 369 DM versés par la République fédérale d'Allemagne, en réparation de la spoliation de meubles meublants, d'objets de valeur muséale et de la bibliothèque. Les œuvres d'art spoliées ont par ailleurs été indemnisées par la République fédérale d'Allemagne à hauteur de 100 000 DM, après deux expertises confiées le 8 juin 1965 à Mme P... D... et le 25 mars 1966 à M. L... K....
2. Le 23 mars 2012, le fils de A... T..., H... J..., a saisi la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS). Il est décédé durant l'instruction de son dossier, et sa fille, M... J..., a repris la demande en son nom et au nom de son frère, Yves J..., et de son neveu, Arthur J..., lui-même ayant droit de Mme N... J..., autre fille de M. H... J.... Par une recommandation du 1er octobre 2018, la CIVS a proposé au Premier ministre d'allouer la somme totale de 377 000 euros en réparation des préjudices subis par Mme F... C... du fait des spoliations commises, cette somme étant répartie à hauteur de 2/9eme pour chacun des consorts J..., et à hauteur d'un tiers pour Mme B... Q..., légataire universelle de Mme I... T.... Par trois courriers du 18 octobre 2018, Yves, Viviane et Arthur J... ont été informés de la décision du Premier ministre de leur accorder, à chacun, la somme de 83 777,77 euros. Ils ont demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler cette décision en tant qu'elle n'a pas fait entièrement droit à leur demande d'indemnisation des spoliations subies par Mme F... T... et en tant qu'elle ne leur a accordé à chacun que 2/9e de l'indemnisation retenue. Par un jugement du 10 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision du Premier ministre en tant qu'elle limite l'indemnisation globale due par l'Etat en réparation des spoliations subies par Mme F... T... à la somme de 377 000 euros et enjoint au Premier Ministre de réexaminer la demande des consorts J.... Il a en revanche rejeté la contestation des demandeurs tenant à la part réservée à Mme B... Q... ou à ses ayants droit.
3. Par une requête n°20PA02638, le Premier ministre relève appel du jugement en tant qu'il a annulé la décision de limiter l'indemnisation à la somme de 377 000 euros et lui a enjoint de réexaminer la demande des consorts J.... Par une requête n°20PA02632, les consorts J... relèvent également appel du jugement en tant notamment qu'il a rejeté leur contestation relative à la part réservée à Mme B... Q... ou à ses ayants droit.
Sur la jonction :
4. Les requêtes susvisées, enregistrées sous les numéros 20PA02632 et 20PA02638, sont dirigées contre un même jugement et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu par suite de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.
Sur la régularité du jugement attaqué :
5. Aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ". Les premiers juges, qui ont longuement et précisément répondu aux moyens soulevés devant eux par les requérants, ont suffisamment motivé leur jugement, qui n'est pas entaché d'irrégularité.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
S'agissant du montant global de l'indemnisation :
6. Aux termes de l'article 1er du décret du 10 septembre 1999 visé ci-dessus : " Il est institué auprès du Premier ministre une commission chargée d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy. / La commission est chargée de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées ". L'article 1-1 de ce décret prévoit que : " La commission est également compétente pour proposer au Premier ministre, de sa propre initiative ou à la demande de toute personne concernée, toute mesure nécessaire de restitution ou, à défaut, d'indemnisation, en cas de spoliations de biens culturels intervenues du fait de législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation, notamment lorsque ces biens ont été intégrés dans les collections publiques ou récupérés par la France après la Seconde Guerre mondiale et confiés depuis lors à la garde des musées nationaux ". L'article 8-2 du même décret prévoit que les décisions d'indemnisation sont prises par le Premier ministre sur la base des recommandations de la commission.
7. Le dispositif institué par ces dispositions aboutit, au terme d'une procédure de conciliation, à ce que la commission recommande, le cas échéant, au Premier ministre de prendre une mesure de réparation, de restitution ou d'indemnisation. Les décisions prises par le Premier ministre peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d'erreur de droit, d'erreur de fait, d'erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir. Elles doivent notamment permettre la restitution à leurs propriétaires ou aux ayants droit de ceux-ci des biens dont ils ont été spoliés. Dans le cas où cette restitution est impossible, ces biens ayant été détruits ou n'ayant pu être retrouvés, les propriétaires ou leurs ayants droit doivent en être indemnisés selon les règles particulières issues du décret du 10 septembre 1999.
En ce qui concerne l'hôtel particulier situé 12, rue Marbeau :
8. Le Premier ministre, suivant la recommandation de la CIVS, a refusé d'indemniser les consorts J... au titre d'une spoliation du mobilier de cet hôtel. Si les consorts J... contestent ce refus, il ressort des pièces du dossier qu'alors que les lieux étaient inoccupés depuis environ dix ans au moment de la spoliation alléguée, un inventaire établi après le décès de l'époux de Mme F... T..., en 1938, ne fait état de la présence que de deux grandes armoires. Par ailleurs, Mme T... elle-même n'a sollicité auprès de la République fédérale d'Allemagne aucune indemnisation concernant cet hôtel. La seule circonstance que l'administrateur provisoire des deux hôtels après le départ de Mme T... et de ses enfants en zone libre, a assuré que le contenu de ces hôtels avait été pillé, sans aucune indication quant aux biens qui auraient meublé l'hôtel situé au 12 rue Marbeau, alors que ceux de l'hôtel situé au 28 de la même rue sont précisément connus, ne saurait suffire à établir la présence de meubles ou objets susceptibles d'être indemnisés. Dans ces conditions, le Premier ministre n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation en rejetant la demande des consorts J... au titre de l'hôtel particulier situé 12, rue Marbeau.
En ce qui concerne l'hôtel particulier situé 28, rue Marbeau :
9. Les consorts J... soutiennent que le Premier ministre a insuffisamment évalué le préjudice qu'ils subissent du fait de la spoliation de la bibliothèque de Mme T..., en leur accordant la seule somme de 33 177 euros, pour compenser l'abattement de 50 % effectué par les Allemands dans le cadre de la loi BRüG. Ils font par ailleurs valoir que la spoliation des meubles meublants et des objets de valeur muséale, que le Premier ministre a refusé d'indemniser, n'a pas été intégralement compensée par la République fédérale d'Allemagne, du fait de l'application d'un abattement correspondant à un taux de pillage non pertinent en l'espèce, et d'un second abattement tenant compte de l'incertitude qui pouvait exister quant à la destination des biens spoliés. Enfin, s'agissant des œuvres d'art dont Mme T... a été dépossédée, et qui n'ont pas été retrouvées, les consorts J... mettent en cause l'expertise effectuée après la guerre par Mme D..., en ce qui concerne notamment La partie de musique, de Lancret, et ils se prévalent de plusieurs ventes aux enchères d'œuvres d'art qu'ils estiment similaires, de dimensions proches et de mêmes artistes, que celles spoliées, ventes réalisées au cours des quelques années suivant l'Occupation, pour affirmer que les estimations retenues par le Premier ministre seraient manifestement sous-évaluées. Toutefois, s'agissant de la bibliothèque, si les consorts J... se prévalent d'une expertise qui serait bien supérieure à celle réalisée par un expert allemand, M. K..., en 1956, ils ne la produisent pas. En ce qui concerne les autres biens spoliés, et alors que les dispositions précitées du décret du 10 septembre 1999 n'ont pour objet que de garantir une réparation appropriée et équitable de leurs préjudices, les consorts J... ne produisent pas d'éléments suffisamment probants pour remettre en cause les évaluations proposées par la CIVS au Premier ministre. Ainsi, les ventes aux enchères de biens dont ils se prévalent à l'appui de leurs évaluations, concernant des œuvres d'art différentes de celles spoliées, dans un contexte économique particulier à chaque vente et parfois dans un pays différent de la France, ne sauraient suffire à établir que la CIVS a manifestement sous-évalué la somme qu'elle a proposé au Premier ministre d'accorder. Par ailleurs, il n'appartient pas à la juridiction administrative française de se prononcer sur l'application par les autorités allemandes de la loi allemande mais uniquement d'apprécier si, compte tenu des sommes déjà versées par la République fédérale d'Allemagne aux victimes des spoliations, l'indemnisation complémentaire versée par l'État sur le fondement du décret du 10 septembre 1999 assure ou non une réparation équitable, à défaut d'être intégrale. En l'espèce, il ne ressort pas des pièces du dossier que la décision du Premier ministre de fixer à 377 000 euros l'indemnisation globale due par l'État en réparation des spoliations subies par feue Mme F... T... soit entachée d'une erreur manifeste d'appréciation. Par suite, le Premier ministre est fondé à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont estimé que sa décision était entachée d'illégalité sur ce point.
S'agissant de la part de l'indemnisation réservée à Mme B... Q... ou à ses ayants droit :
10. Les consorts J... soutiennent que le Premier ministre ne pouvait réserver un tiers de l'indemnisation octroyée à Mme B... Q..., dépourvue de liens de sang avec la victime directe, Mme F... T.... Il ressort cependant des pièces du dossier que Mme Q... avait été désignée légataire universelle de Mme I... T..., fille de Mme F... T.... Elle disposait par suite de la qualité d'ayant droit de la victime, au sens des dispositions précitées de l'article 1er du décret du 10 septembre 1999. Par ailleurs, la circonstance que Mme Q... n'a pas saisi la CIVS et qu'elle est décédée dès 1997 ne saurait entacher la décision du Premier ministre d'erreur de droit, dès lors d'une part que les dispositions de l'article 1-1 du décret du 10 septembre 1999 qui prévoient explicitement la possibilité pour la CIVS de proposer " de sa propre initiative " des mesures appropriées d'indemnisation en cas de spoliations de biens culturels ne subordonnent pas l'octroi d'une réparation à l'existence d'une demande et, d'autre part, que la part d'indemnisation qui lui est réservée est déterminée " sous réserve " de l'existence d'ayants droit de Mme Q....
11. Il résulte de ce qui précède que les consorts J... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a, à l'article 6 de son jugement, rejeté leur contestation relative à la part réservée à Mme B... Q... ou à ses ayants droit.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le Premier ministre est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a annulé sa décision en tant qu'elle limite l'indemnisation globale due par l'État en réparation des spoliations subies par Mme F... T... à la somme de 377 000 euros, et lui a enjoint de réexaminer la demande des consorts J.... Il en résulte également que les demandes de première instance et les conclusions d'appel des consorts J... doivent être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'État, qui n'est pas partie perdante dans la présente instance, le versement d'une somme au titre des frais exposés par les consorts J... et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : Les articles 1 à 5 du jugement n° 1823213/6-1 du 10 juillet 2020 du tribunal administratif de Paris sont annulés. Les demandes de première instance et les conclusions d'appel des consorts J... sont rejetées.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... J..., à Mme M... J..., à M. G... J... et au Premier ministre.
Délibéré après l'audience du 18 mai 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Bernier, président-assesseur, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
- Mme Jayer, premier conseiller,
- Mme Mornet, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 juin 2021.
Le rapporteur,
G. MORNETLe président de la formation de jugement,
Ch. BERNIER
Le greffier,
E. MOULIN
La République mande et ordonne au Premier ministre, en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20PA02632 20PA02638