Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 12 mars 2020, et un mémoire en réplique, enregistré le
30 août 2021, le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, représenté par Me Loste, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1900281 du 12 décembre 2019 du tribunal administratif de Nouvelle Calédonie ;
2°) de rejeter la demande présentée par les consorts Q... devant le tribunal administratif de Nouvelle Calédonie ;
3°) de mettre à la charge de l'ensemble des consorts Q... le versement de la somme de 350 000 F CFP sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les consorts Q... n'ont pas justifié de leur intérêt à agir et des liens qu'ils entretenaient avec Mme K... U... ;
- les consorts Q... n'ont pas précisé la nature du ou des préjudices dont ils demandaient réparation et des sommes demandées, et n'ont développé aucun moyen juridique à l'appui de leurs demandes, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative ;
- c'est à tort que le tribunal administratif a retenu une faute de nature à engager sa responsabilité alors que, faute d'avoir été tenu précisément informé du comportement récent de
M. I... Q..., le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet ne pouvait pas décider d'hospitaliser d'office un patient reçu sept années auparavant auquel un traitement antipsychotique continuait à être administré ;
- sa responsabilité ne saurait être engagée sur le terrain du risque spécial pour les tiers dès lors que le traitement suivi par M. I... Q... ne répondait pas aux critères permettant d'engager la responsabilité sans faute du centre hospitalier spécialisé.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 octobre 2020, et un nouveau mémoire, enregistré le 31 mai 2021, Mme G... U..., M. S... Q..., M. J... Q..., Mme L... Q... épouse C..., M. V... Q..., M. N... Q..., Mme F... Q..., M. M... H... et Mme D... B... épouse O..., représentés par la SELARL Tehio, demandent à la Cour :
1°) de rejeter la requête du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet ;
2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement n° 1900281 du 12 décembre 2019 par lequel le tribunal administratif de Nouvelle Calédonie a condamné le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet d'une part à verser respectivement à Mme G... U..., à
M. S... Q..., à M. J... Q..., à Mme L... Q... épouse C..., à
M. V... Q..., à M. N... Q..., à Mme F... Q..., à M. M... H... et à Mme D... B... épouse O... une somme de 200 000 F CFP chacun en réparation de leur préjudice d'affection propre, et d'autre part à verser à M. S... Q..., en sa qualité de représentant des héritiers de M. R... Q..., une somme de 750 000 F CFP destinée à réparer le préjudice d'affection subi par ce dernier avant son décès, en assortissant ces indemnités des intérêts au taux légal à compter de leur requête de première instance et de la capitalisation des intérêts ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet le versement de la somme de 5 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent qu'ils ont intérêt à agir dès lors qu'ils sont membres de la famille A... la victime et qu'ils ont subi un préjudice d'affection, que le tribunal administratif a justement requalifié leurs conclusions tenant à la condamnation du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet à leur verser une indemnité en réparation de leur préjudice d'affection, et que les moyens soulevés par le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet ne sont pas fondés. Par la voie de l'appel incident, ils soutiennent que, s'agissant des soins psychiatriques à risque, la jurisprudence a créé un régime de responsabilité sans faute ; dès lors, sans qu'il soit besoin de démontrer une faute du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, le placement familial par l'hôpital de M. I... Q..., avec suivi régulier et prise de médicaments pour stabiliser son état, entraîne sa responsabilité de plein droit en cas d'agression d'un tiers.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi organique n° 99-209 et la loi n° 99-210 du 19 mars 1999, toutes deux relatives à la Nouvelle-Calédonie ;
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. E...,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteure publique,
- et les observations de Me Jouanin, avocat du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, et Me Tehio, avocat des consorts Q....
Deux notes en délibéré ont été présentées, le 29 septembre 2021 et le 5 octobre 2021 pour les consorts Q....
Considérant ce qui suit :
1. M. I... Q..., né le 2 janvier 1973, a fait l'objet d'une hospitalisation sous contrainte au centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet du 30 avril 2008 au 4 juin 2008, après qu'il a agressé physiquement son père le 29 avril 2008, au cours de laquelle a été posé le diagnostic d'une psychose schizophrénique chronique à forme paranoïde ou indifférenciée avec désorganisation globale de la personnalité et de la pensée, convictions délirantes plus ou moins exprimées, impulsivité ponctuelle imprévisible, repli sur soi, difficultés à communiquer et désocialisation. Il a bénéficié, depuis sa sortie du centre hospitalier spécialisé, d'un suivi médical assuré par un médecin psychiatre de ce centre hospitalier consistant en un traitement de neuroleptique retard (Haldol Décanoas IM(r)) administré lors d'une injection mensuelle. Le 11 novembre 2015, M. I... Q... a tué sa mère, Mme K... H... épouse Q..., à son domicile à Lifou, acte qualifié par l'expert psychiatre désigné par le juge d'instruction de meurtre psychotique directement en rapport avec sa psychose schizophrénique. Par une décision du 7 juin 2017, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nouméa l'a déclaré irresponsable pénalement en raison d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement et a dit que la juridiction ordonnerait par décision séparée son admission en soins psychiatriques sous la forme d'une hospitalisation complète dans un établissement habilité à assurer les soins psychiatriques sans consentement.
2. Par un jugement n° 1800194 du 20 novembre 2018, le tribunal administratif de Nouvelle Calédonie a rejeté la demande des consorts Q... qui recherchaient la responsabilité pour faute de l'Etat, de la Nouvelle-Calédonie et de la province des îles Loyauté. Par le jugement n° 1900281 du 12 décembre 2019 dont le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet relève appel, celui-ci a été condamné d'une part à verser respectivement à Mme G... U..., à M. S... Q..., à M. J... Q..., à Mme L... Q... épouse C..., à M. V... Q..., à M. N... Q..., à Mme F... Q..., à M. M... H... et à Mme D... B... épouse O... une somme de 200 000 F CFP chacun en réparation de leur préjudice d'affection propre, et d'autre part à verser à M. S... Q..., en sa qualité de représentant des héritiers de M. R... Q..., une somme de 750 000 F CFP destinée à réparer le préjudice d'affection subi par ce dernier avant son décès, à charge pour M. S... Q... de réattribuer ultérieurement aux autres héritiers les sommes auxquelles ils ont droit.
Sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir opposées par le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet ;
Sur la responsabilité pour faute du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet :
3. Il résulte de l'instruction, d'une part, que M. I... Q..., depuis sa sortie du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet en juin 2008, n'a jamais été sous le régime de placement familial sous surveillance médicale, mais a fait l'objet d'un traitement librement consenti consistant en une injection mensuelle de neuroleptique retard effectuée d'abord à Nouméa, puis au dispensaire de Wé, dans le cadre de missions de psychiatrie, lorsqu'il est retourné vivre à Lifou, d'abord seul, puis avec ses parents et sa sœur, Mme G... U..., lorsque ceux-ci sont revenus sur leurs terres. Ce traitement médical n'a pas été modifié entre juin 2008 et novembre 2015. D'autre part, si M. I... Q... a commis en mars 2015 des violences sur son père (sans incapacité temporaire totale) en le frappant alors qu'il était sur sa terrasse et, en juillet 2015, a brûlé les vêtements, les objets personnels et le lit de sa sœur et de ses parents, faits qui ont été signalés à la brigade de gendarmerie de Wé qui a entendu à leur sujet M. I... Q... (seule sa sœur, Mme G... U..., a porté plainte pour le second de ces actes) et si les membres de sa famille (son père, deux de ses sœurs, son frère et son beau-frère) ont fait état, dans leurs auditions effectuées par la gendarmerie dans les jours qui ont suivi le meurtre de Mme K... H... épouse Q..., d'un changement du comportement, depuis le début de 2015, de M. I... Q..., qui avait maigri, était violent verbalement et ne mangeait plus avec les parents à qui il reprochait d'être chez lui, aucun des membres de sa famille n'a sollicité son hospitalisation sous contrainte, ni même n'a porté ces faits à la connaissance du médecin psychiatre référent. La brigade de gendarmerie de Wé, quant à elle, si elle a noté, après l'avoir entendu, que M. I... Q... " est suivi par le Dr T..., médecin psychiatre ", n'a toutefois pas contacté ce dernier. Par suite, le médecin psychiatre référent de M. I... Q..., qui n'était pas nécessairement en mesure, lors des rencontres mensuelles qu'il avait avec son patient au dispensaire de Wé, de se rendre compte par lui-même, au cours de l'entretien, d'une modification de son comportement, a été laissé dans l'ignorance de ce changement de comportement. Enfin, la circonstance que M. I... Q..., qui était convoqué au dispensaire de Wé le 6 novembre 2015 pour y recevoir son injection mensuelle de neuroleptique retard, ne s'y soit pas rendu, alors qu'il avait bien reçu cette convocation, sans que son médecin psychiatre référent n'ait immédiatement prévenu les membres de sa famille et/ou la brigade de gendarmerie de Wé ne saurait en l'espèce être regardée comme constituant une carence fautive du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet dès lors qu'il résulte du rapport du 20 décembre 2015 de l'expert psychiatre désigné par le juge d'instruction et des auditions des membres de sa famille que M. I... Q..., depuis 2008, suivait son traitement sans grande régularité sans que cela n'ait provoqué d'incident de sa part et qu'en tout état de cause, comme l'a relevé le jugement
n° 1800194 du 20 novembre 2018 du tribunal administratif de Nouvelle Calédonie, " rien ne permet d'indiquer que l'injection de neuroleptique retard aurait permis de prévenir l'issue tragique subie par la mère de M. I... Q..., quand bien même elle serait intervenue dans les jours précédents le décès ". Par suite, le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet n'a commis aucune carence fautive de nature à engager sa responsabilité et c'est à tort que le jugement attaqué, qui doit ainsi être annulé, a estimé que " l'absence d'examen médical approfondi, en ne permettant pas une réévaluation de la situation de l'intéressé et de son potentiel de dangerosité, et en ne conduisant ainsi à l'adoption d'aucune mesure spécifique de protection, telle que par exemple un placement dans une structure rendant possible un éloignement durable de la famille, un suivi médical renforcé, ou la mise en place d'une surveillance plus vigilante, a fait perdre une chance réelle et sérieuse d'éviter le décès " de Mme K... H... épouse Q....
Sur l'appel incident des consorts Q... :
4. Comme il a été dit ci-dessus, il résulte de l'instruction que M. I... Q..., depuis sa sortie du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet en juin 2008, faisait l'objet d'un traitement librement consenti consistant en une injection mensuelle de neuroleptique retard. Un tel traitement ne constitue pas une méthode thérapeutique créant un risque spécial pour les tiers et susceptible d'engager sans faute la responsabilité de l'administration. Par suite, l'appel incident des consorts Q... tendant à la condamnation du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet sur le terrain de la responsabilité sans faute doit être rejeté.
Sur les frais liés à l'instance :
5. En vertu des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative la cour ne peut pas faire bénéficier la partie tenue aux dépens ou la partie perdante du paiement par l'autre partie des frais liés à l'instance. Dès lors, les conclusions présentées à ce titre par les consorts Q... doivent être rejetées.
6. Dans les circonstances de l'espèce, il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge du centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet les frais liés à l'instance.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1900281 du 12 décembre 2019 du tribunal administratif de Nouvelle Calédonie est annulé.
Article 2 : Les conclusions à fin d'appel incident, présentées par les consorts Q..., sont rejetées.
Article 3 : Les conclusions présentées par le centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, à Mme G... U..., à M. S... Q..., à M. J... Q..., à Mme L... Q... épouse C..., à M. V... Q..., à M. N... Q..., à Mme F... Q..., à M. M... H..., à Mme D... B... épouse O... et à la Nouvelle-Calédonie.
Copie en sera adressée au ministre des outre-mer et au Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.
Délibéré après l'audience du 28 septembre 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Ivan Luben, président de chambre,
- Mme Marianne Julliard, présidente assesseure,
- Mme Gaëlle Mornet, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 octobre 2021.
Le président-rapporteur,
I. E...
L'assesseure la plus ancienne,
M. P...
Le greffier,
E. MOULINLa République mande et ordonne au ministre des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20PA00937