Par une requête enregistrée le 26 janvier 2016, M. E... représenté par Me B..., demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Nîmes du 17 décembre 2015 ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à son conseil en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Il soutient que :
- le tribunal a commis une erreur de droit au regard de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 en estimant que le faisceau d'indices relevé par le ministre permettait d'asseoir la matérialité des faits et de justifier l'existence d'une menace pour la sécurité et l'ordre publics sur la base d'une note des services de renseignement postérieure à son recours contentieux ;
- le ministre de l'intérieur affirme à tort et sans preuve qu'il entretient des liens privilégiés avec des membres de l'association La Plume et avec la mouvance radicale drômoise ;
- il ne peut lui être reproché de demeurer en contact avec un ami d'enfance ayant séjourné au Yémen qui ne fait lui-même l'objet d'aucune mesure de police spécifique alors qu'il travaille sur un site pétrochimique ;
- ses voyages en Turquie et en Egypte, seuls retenus par les premiers juges, ne sont pas de nature à démontrer une menace pour l'ordre public ;
- la mesure porte une atteinte excessive au principe constitutionnel de la liberté d'aller et venir, eu égard à sa durée qui n'est pas déterminée, et à ses effets contraignants qui l'empêchent d'exercer des missions de chauffeur routier en intérim.
Par un mémoire en défense enregistré le 19 avril 2016, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête de M. E....
Il soutient qu'aucun des moyens invoqués par le requérant contre la décision en litige n'est fondé.
M. E... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par décision du 21 mars 2016.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 ;
- le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 ;
- le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 ;
- le décret n° 2015-1476 du 14 novembre 2015 ;
- le décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Hameline,
- les conclusions de M. Revert, rapporteur public,
- et les observations de Me B... représentant M. E....
1. Considérant que, par un arrêté du 15 novembre 2015, le ministre de l'intérieur a assigné à résidence M. A...E...sur le territoire de la commune de Bollène en application de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, avec obligation pour l'intéressé de se présenter quatre fois par jour à la brigade de gendarmerie de Bollène et de demeurer dans les locaux où il réside de 21h30 à 7h30 ; que M. E...relève appel du jugement en date du 17 décembre 2015 par lequel le tribunal administratif de Nîmes a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté ;
Sur le bien-fondé du jugement contesté :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige : " L'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d'outre-mer, des collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique " ; que l'article 6 de la même loi, dans sa rédaction alors applicable, permet au ministre de l'intérieur, dans les zones territoriales où l'état d'urgence reçoit application déterminées par un décret mentionné à l'article 2 de la loi, de prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe et selon les modalités qu'il retient parmi les sujétions susceptibles d'être prescrites en vertu de l'article 6, de " toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l'article 2 dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics des circonscriptions territoriales visées audit article " ;
3. Considérant qu'après les attentats commis à Paris et Saint-Denis le 13 novembre 2015, l'état d'urgence a été déclaré sur le territoire métropolitain y compris en Corse par décret délibéré en conseil des ministres n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 ; que par décrets n° 2015-1476 et n° 2015-1478 du même jour, il été décidé que les mesures d'assignation à résidence prévues à l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 pouvaient être mises en oeuvre sur l'ensemble des communes d'Île-de-France, puis dans un périmètre étendu, à compter du 15 novembre à zéro heure, à l'ensemble du territoire métropolitain ; que ces dispositions permettent au ministre de l'intérieur, sous l'entier contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de décider l'assignation à résidence de toute personne résidant dans la zone couverte par l'état d'urgence, dès lors que son activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ;
En ce qui concerne les motifs d'assignation à résidence retenus par le ministre de l'intérieur :
4. Considérant que le ministre de l'intérieur s'est fondé, pour décider l'assignation à résidence de M. E..., sur la gravité de la menace terroriste sur le territoire national à la suite des attentats du 13 novembre 2015 et sur le comportement de l'intéressé qui entrait d'après lui, selon un faisceau d'indices concordants, dans le champ d'application de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 ; qu'en ce qui concerne ce dernier point, le ministre a soumis au débat contradictoire devant le tribunal administratif une note établie par les services de renseignement postérieurement à la décision contestée ; qu'il a également produit devant la Cour une autre note blanche de ces mêmes services, portant quant à elle une date antérieure à l'édiction de l'arrêté, analysant les motifs de proposition d'assignation à résidence concernant M. E... ; que, si celui-ci critique de manière générale le caractère dépourvu d'objectivité de l'analyse contenue dans ces documents, aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose toutefois à ce que les faits relatés par de telles " notes blanches " soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif, dès lors que leur contenu a pu être utilement discuté devant lui ;
5. Considérant qu'il ressort des mentions de la décision contestée, ainsi que des notes blanches et des précisions apportées par le ministre en défense et soumises au débat contradictoire, que M. E... se trouvait en relation avec des membres de l'association drômoise La Plume ; que s'il relativise sa fréquentation de l'association en indiquant qu'il n'a participé qu'à un ou deux cours dispensés par celle-ci sur le dogme ou la jurisprudence islamique, l'intéressé ne conteste ni que cette association dispense un enseignement religieux très strict en décalage avec les valeurs républicaines françaises, ni que certains de ses adhérents ont rejoint des groupes terroristes évoluant en Syrie ou en Irak, ainsi que le précise le ministre de l'intérieur ; qu'il est par ailleurs constant que le requérant fréquentait M. D... C..., lequel a été arrêté au Yémen en février 2013 pour son appartenance suspectée à l'organisation terroriste Al Qaïda pour la péninsule arabique (AQPA) ; que M. E..., qui ne conteste aucunement cette dernière circonstance, ne démontre pas d'erreur de fait du ministre à avoir relevé ce motif en se bornant à alléguer, sans apporter d'éléments à l'appui de ses dires, que M. C... est un ami d'enfance, qu'il se serait rendu au Yémen pour des raisons familiales, et qu'il exerce une activité professionnelle sur un site sensible ; qu'enfin, il ressort des pièces du dossier que le requérant a effectué, dans les deux années précédant la décision contestée, un séjour en Egypte, dont l'objet allégué d'apprentissage de la langue arabe n'est assorti d'aucun commencement de preuve, et un voyage d'une durée d'au moins trois mois en 2013 en Turquie, selon ses dires à des fins à la fois touristique et d'aide humanitaire aux " réfugiés syriens " dans les " zones turkmènes " ; que ses explications sur ces points sont peu circonstanciées et dénuées de vraisemblance, alors qu'il réitère en appel qu'il ne peut fournir aucun élément de quelque nature que ce soit susceptible de prouver l'objet et le lieu précis de ses déplacements ; qu'il se borne ainsi à soutenir qu'il a apporté une aide humanitaire personnelle comme il le fait habituellement dans tous ses voyages, sans contact avec aucun organisme ou association sur place, et à nier avoir franchi la frontière turco-syrienne pour rejoindre la zone de combats, contrairement au demeurant à l'une de ses connaissances ; qu'au vu de l'ensemble des faits susmentionnés, le ministre de l'intérieur n'a pas commis d'erreur de fait ni d'erreur d'appréciation, à la date du 15 novembre 2015 à laquelle il a édicté la mesure d'assignation litigieuse, en estimant que l'activité du requérant s'avérait dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ; que les circonstances que l'intéressé n'ait pas eu de relations dans la mouvance islamiste du département de la Drôme en dehors des fréquentations précédemment mentionnées, et qu'il n'ait pas effectué d'autres déplacements récents dans des pays musulmans, à les supposer même établies, ne sauraient utilement remettre en cause cette appréciation compte-tenu des autres éléments non sérieusement contestés pris en compte par le ministre ; que le requérant n'est dès lors, pas fondé à soutenir que les motifs d'assignation à résidence retenus méconnaîtraient les dispositions précitées de l'article 6 de la loi du 23 avril 1955 ;
En ce qui concerne la durée et les modalités de l'assignation à résidence :
6. Considérant, tout d'abord, que M. E... ne peut utilement invoquer devant la Cour la violation directe par la décision attaquée du ministre de l'intérieur, prise ainsi qu'il a été dit pour l'application l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, de principes de valeur constitutionnelle ;
7. Considérant que le législateur a entendu que l'extension des pouvoirs conférés aux autorités publiques durant l'état d'urgence revête un caractère essentiellement temporaire ; qu'à cet égard, le troisième alinéa de l'article 2 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction applicable au présent litige, exige que la prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne puisse être autorisée que par la loi ; qu'en vertu de l'article 3, il incombe à la loi autorisant sa prorogation de fixer la durée définitive de l'état d'urgence ; qu'enfin, l'article 14 indique que les mesures prises en application de la loi, dont font parties les assignations à résidence, cessent de produire effet en même temps que prend fin l'état d'urgence ; qu'ainsi, M. E...n'est pas fondé à soutenir que la mesure d'assignation à résidence prise à son égard le 15 novembre 2015 était dépourvue de toute limitation dans sa durée et constituait dès lors une atteinte disproportionnée au but de préservation de l'ordre public dans lequel elle a été édictée, alors d'ailleurs qu'il ressort des pièces du dossier que la mesure d'assignation en litige a été abrogée à l'issue d'une durée de douze jours et expressément renouvelée par le ministre de l'intérieur le 26 novembre 2015 avec une modification du contenu des obligations imposées lors de l'entrée en vigueur de la prolongation de l'état d'urgence par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 ;
8. Considérant, enfin, que si le requérant fait valoir que l'assignation à résidence dont il a fait l'objet le 15 novembre 2015 l'empêchait de poursuivre son activité professionnelle de conducteur de poids lourds en intérim, eu égard aux contraintes imposées par la nécessité de rester à son domicile entre 21h30 à 7h30 et de se présenter plusieurs fois par jour à la gendarmerie de Bollène, il ne justifie ni de la réalité d'une telle activité professionnelle antérieurement à la décision en litige, ni de la renonciation à des missions d'intérim durant la période de validité de celle-ci ; que dans ces conditions, et alors que rien ne faisait au demeurant obstacle à ce que M. E... sollicite de l'autorité préfectorale un aménagement des obligations fixées compte-tenu de son éventuelle activité, il ne ressort pas des pièces du dossier que les conditions prévues par l'arrêté du 15 novembre 2015 présentaient un caractère disproportionné et portaient à la liberté d'aller et de venir de l'intéressé une atteinte excessive au regard des impératifs de sécurité et d'ordre publics poursuivis par la mesure d'assignation à résidence ;
9. Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que M. E... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement contesté, le tribunal administratif de Nîmes a rejeté les conclusions de sa demande dirigée contre l'arrêté du ministre de l'intérieur du 15 novembre 2015 ;
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
10. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle, en tout état de cause, à ce que le ministre de l'intérieur, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, verse une quelconque somme au conseil du requérant moyennant la renonciation de celui-ci à la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de M. E... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... E...et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 23 mai 2016, où siégeaient :
- M. Bocquet, président,
- M. Pocheron, président-assesseur,
- Mme Hameline, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 13 juin 2016.
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N° 16MA00293