Procédure devant la cour :
Par une requête, et un mémoire, enregistrés le 24 août 2020 et le 26 janvier 2022, Mme E..., représentée par Me Magrini, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulouse du 18 juin 2020 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme totale de 694 337,15 euros, dont 646 869,15 euros en sa qualité d'ayant droit de son père décédé, Laïd E... et 47 468 euros à titre personnel, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de l'absence de dispositions prises par l'Etat afin d'éviter ou minorer les violences perpétrées à leur encontre en Algérie ainsi que du fait du manquement l'Etat aux droits et libertés fondamentaux dans le traitement qui leur a été réservé à leur arrivée en France, dans des camps, et jusqu'à aujourd'hui ;
3°) d'annuler la décision à venir de refus de la relever de la prescription quadriennale ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement est irrégulier pour n'être pas suffisamment motivé en ce qui concerne le délai de départ de la prescription quadriennale ;
- le signataire du mémoire en défense du ministre était incompétent ;
- si le juge administratif n'est pas compétent pour connaitre des actes de gouvernement, il reste compétent pour réparer les conséquences dommageables de ces actes ;
- les préjudices subis sont continus et la prescription quadriennale ne pouvait donc pas être opposée pour les 4 dernières années ; la prescription quadriennale ne pouvait pas être opposée par le signataire incompétent du mémoire en défense du ministre ;
- le point de départ du délai de prescription ne saurait être la sortie du camp dès lors qu'il ne maitrisait ni la langue française ni le fonctionnement des institutions républicaines et ce point de départ n'a pu courir qu'à compter de la reconnaissance par l'Etat français de sa responsabilité soit le jugement du tribunal administratif de Cergy du 10 juillet 2014 ;
- ces préjudices doivent donc être indemnisés ;
- il demande le relèvement de la prescription quadriennale.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 décembre 2021, la ministre des armées, conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que le juge administratif est bien incompétent en ce qui concerne l'acte non détachable des relations avec l'Etat algérien et aucun des moyens n'est fondé.
Par un courrier du 27 janvier 2022, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt à intervenir était susceptible de se fonder sur un moyen soulevé d'office tiré de ce que les conclusions présentées par Mme E... tendant à l'annulation d'une décision à venir de refus de la relever de la prescription quadriennale sont irrecevables comme étant nouvelles en appel.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie, dites " accords d'Evian" ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n°2022-229 du 23 février 2022 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Fabienne Zuccarello,
- les conclusions de M. Romain Roussel, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Mme E..., née le 31 mai 1970 à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence), est la fille I... E..., aujourd'hui décédé et qui serait arrivé en France en 1963 en qualité d'ancien supplétif de l'armée française. Par un courrier du 7 juillet 2017, elle a adressé au Premier ministre une demande tendant à la réparation des préjudices subis par elle-même et par son père. Devant le silence du Premier ministre, Mme E... a saisi le tribunal administratif de Toulouse d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 694 337,15 euros en réparation des préjudices subis par elle et par son père. Elle relève appel du jugement de ce tribunal du 18 juin 2020 rejetant sa demande.
Sur la régularité du jugement :
2. Il ressort des termes du jugement contesté que les premiers juges ont répondu, de manière suffisamment motivée d'une part, en faisant droit à l'exception de prescription quadriennale opposée par la ministre des armées, en écartant notamment la circonstance invoquée par Mme E... selon laquelle cette dernière était dans l'ignorance légitime de sa créance et d'autre part, en rejetant les conclusions indemnitaires relatives aux préjudices liés à l'absence de dispositions prises par la France, après les accords d'Evian, pour protéger en Algérie les harkis et leurs familles. Les premiers juges, qui n'étaient pas tenus de répondre à l'ensemble des arguments avancés par la requérante, n'ont ainsi pas entaché leur jugement d'une insuffisance de motivation. Par suite, Mme E... n'est pas fondée à soutenir que ce jugement serait entaché d'irrégularité.
Sur les conclusions tendant à l'annulation de la décision à venir refusant de relever Mme E... G... la prescription quadriennale :
3. Devant le tribunal administratif de Toulouse, Mme E... n'a présenté aucune demande tendant à l'annulation de la décision à venir refusant de la relever de la prescription quadriennale. Dès lors, ces conclusions constituent des conclusions nouvelles en appel et sont, par suite, irrecevables.
Sur la qualité du signataire du mémoire en défense :
4. Ainsi qu'il a été jugé par les juges de première instance, Mme C... D..., directrice des affaires juridiques à l'administration centrale du ministère des armées a donné, par décision du 5 octobre 2018 régulièrement publiée, délégation à M. A..., attaché d'administration centrale, à l'effet de signer, au nom du ministre des armées, tous actes, décisions, correspondances courantes, recours et mémoires devant les juridictions, à l'exception de ceux présentés devant le Tribunal des conflits et le Conseil d'Etat, ainsi que les actes, décisions, pièces comptables et administratives concernant les affaires contentieuses, dans la limite des attributions du bureau, en cas d'absence ou d'empêchement de Mme B... F..., chef du bureau. Aussi et dès lors qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que Mme F... n'était ni absente ni empêchée, le signataire du mémoire en défense présenté au nom du ministre devant le tribunal administratif de Toulouse bénéficiait à cet effet d'une délégation régulièrement publiée.
Sur les conclusions indemnitaires :
5. En premier lieu, Mme E... soutient que la responsabilité de l'Etat doit être engagée du fait de l'absence de dispositions prises par la France, après les accords d'Evian, pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française et leurs familles.
6. A l'appui de sa demande de réparation, Mme E... met en cause la responsabilité pour faute de l'Etat en soutenant que celle-ci était engagée par le fait de n'avoir pas fait obstacle aux représailles et aux massacres dont les supplétifs de l'armée française en Algérie et leurs familles ont été victimes sur le territoire algérien, après le cessez-le-feu du 18 mars 1962 et la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, le 5 juillet 1962, en méconnaissance des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, dites " accords d'Evian ". Cependant, les préjudices ainsi invoqués ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne sauraient engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute. Par suite, il n'appartient pas aux juridictions administratives de connaître des conséquences dommageables de ces décisions, choix ou compromis ayant conduit l'Etat français à ne pas intervenir pour mettre fin aux exactions et aux massacres des populations harkis sur le territoire algérien après la signature des accords d'Evian et de surcroît après l'accession à l'indépendance de l'Algérie le 3 juillet 1962.
7. En second lieu, aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. (...) ". Selon l'article 3 de cette même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés.
8. D'une part, ni les dispositions de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics ni aucun élément tenant à la nature de la prescription ne font obstacle à ce que celle-ci soit opposée par une personne ayant reçu de l'autorité compétente une délégation ou un mandat à cette fin. Un agent auquel l'autorité compétente a donné délégation pour signer les mémoires en défense présentés au nom d'une collectivité publique devant la juridiction administrative doit être regardé comme ayant été également habilité à opposer l'exception de prescription aux conclusions du requérant tendant à ce qu'une condamnation pécuniaire soit prononcée contre cette collectivité. Par suite, en vertu de la délégation accordée à M. A..., signataire du mémoire en défense présenté aux premiers juges, celui-ci était compétent pour opposer, au nom de la ministre des armées, la prescription quadriennale à la demande de Mme E....
9. Mme E... met en cause la responsabilité pour faute de l'Etat du fait des conditions d'accueil et de vie qui ont été réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles. Toutefois, le père de Mme E..., doit être regardé comme étant, dès son départ du camp de transit et d'hébergement en 1967 selon les déclarations de Mme E..., en mesure de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles un dommage aurait pu être imputable à l'Etat français du fait des conditions indignes dans lesquelles il avait vécu dans ces camps. Quant à Mme E..., celle-ci doit être regardée comme étant à la date de sa majorité en 1988, en mesure de disposer de ces mêmes indications, alors même qu'elle n'aurait pas suffisamment maitrisé la langue française. Mme E... ne peut ainsi soutenir que son père et elle-même auraient été dans l'ignorance de la créance, dont le point de départ de la prescription ne saurait être la survenance de décisions du juge administratif ayant fait droit à des actions en responsabilité dirigées contre l'Etat par des personnes placées dans des situations similaires à la sienne, de telles décisions juridictionnelles ne constituant pas le fait générateur de la créance dont Mme E... demande l'indemnisation. Enfin, si Mme E... se prévaut d'un préjudice moral et de troubles dans les conditions d'existence qui seraient continus, de tels préjudices n'existent que lorsque le fait générateur de ce dommage se répète dans le temps, la créance indemnitaire qui se rattache à un préjudice continu devant alors être rattachée à chacune des années au cours desquelles il a été subi. En l'espèce, le fait générateur, à savoir la faute commise par l'Etat du fait des conditions indignes dans lesquelles M. E... a vécu, a cessé depuis 1967. Dès lors, et ainsi que l'a jugé le juge de première instance, la ministre des armées était fondée, dans cette instance, à opposer aux conclusions tendant à l'indemnisation de ces conséquences dommageables, la prescription quadriennale prévue par les dispositions précitées de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, sans préjudice de l'application de la loi n°2022-229 du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l'indignité de leurs conditions d'accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français.
10. Il résulte de ce qui précède que Mme E... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort, que par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demande Mme E... au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : La requête de Mme E... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme H... E... et à la ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 3 février 2022, à laquelle siégeaient :
Mme Marianne Hardy, présidente,
Mme Fabienne Zuccarello, présidente-assesseure,
Mme Charlotte Isoard, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 mars 2022.
La rapporteure,
Fabienne Zuccarello La présidente,
Marianne HardyLa greffière,
Stéphanie Larrue
La République mande et ordonne à la ministre des armées en ce qui la concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 20BX02780