Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 6 août 2018, MmeA..., M. A...et MmeC..., représentés par MeD..., demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 19 juin 2018;
2°) de condamner l'Etat à verser une somme de 50 000 euros à Mme F...A..., une somme de 40 000 euros à M. G...A...et une somme de 40 000 euros à Mme B...C... ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la situation de détresse et le risque suicidaire imminent de Vincent A...était connus de l'administration pénitentiaire, alertée par la compagne de l'intéressé le jour même de son suicide ; le refus de M. A...de rencontrer un psychiatre aurait dû être interprété comme un signal d'alerte, et le médecin, qui aurait dû aller à sa rencontre, a commis une faute de négligence ; l'administration a commis une faute, qui est la cause directe du suicide de VincentA..., tenant à l'insuffisance des moyens mis en oeuvre pour le protéger ; aucune mesure autre qu'une surveillance toutes les heures n'a été mise en oeuvre par l'administration pour protéger Vincent A...et empêcher le passage à l'acte ; d'autres mesures auraient pourtant permis d'éviter son geste, notamment une hospitalisation, un placement en cellule spéciale de protection d'urgence, un placement en cellule avec un autre détenu ou encore le retrait de tout objet permettant le passage à l'acte ;
- le décès de Vincent A...leur a causé un préjudice moral ; M. A...était très proche de son frère et avait pour projet de fonder une famille avec sa compagne ;
Par ordonnance du 25 février 2019, la clôture d'instruction a été fixée au 8 avril 2019 à 12 heures.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de MmeH...,
- les conclusions de Mme Déborah De Paz, rapporteur public,
- et les observations MeD..., représentant Mme A...et autres.
Considérant ce qui suit :
1. M. E...A..., né le 16 novembre 1970, a été incarcéré à.... Le 26 juin 2014, en début de soirée, il s'est suicidé par pendaison dans sa cellule. Mme F...A..., sa mère, M. G...A..., son frère, et Mme B...C..., sa compagne, relèvent appel du jugement du 19 juin 2018 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leur demande tendant à la condamnation de l'Etat à réparer leur préjudice moral consécutif au décès de M. E...A....
Sur la responsabilité :
2. La responsabilité de l'Etat en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d'un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu'à la condition qu'il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l'intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l'on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide.
3. Lorsque les ayants droit d'un détenu recherchent la responsabilité de l'Etat du fait des services pénitentiaires en cas de dommage résultant du suicide de ce détenu, ils peuvent utilement invoquer à l'appui de cette action en responsabilité, indépendamment du cas où une faute serait exclusivement imputable à l'établissement public de santé où a été soigné le détenu, une faute du personnel de santé du service l'établissement public de santé auquel est rattaché l'établissement pénitentiaire s'il s'avère que cette faute a contribué à la faute du service public pénitentiaire. Dans un tel cas, il est loisible à l'Etat, s'il l'estime fondé, d'exercer une action en garantie contre l'établissement public de santé dont le personnel a concouru à la faute du service public pénitentiaire.
3. Il résulte de l'instruction que, le 24 juin 2014, le codétenu de M. E...A...a indiqué au personnel pénitentiaire que, dans la nuit du 23 au 24 juin 2014, ce dernier, après avoir tenté de mettre fin à ses jours, lui avait confié avoir fait l'objet d'agressions sexuelles durant sa détention. M. E...A..., reçu en entretien le jour-même puis le lendemain par des agents de l'administration pénitentiaire, est demeuré quasiment mutique, parvenant seulement à faire état de sa difficulté à verbaliser les évènements subis et de son sentiment de culpabilité. L'intéressé a été reçu en consultation le 24 juin 2014 par un psychiatre du service médical psychologique régional (SMPR), qui a détecté un risque imminent de passage à l'acte suicidaire et préconisé le placement de l'intéressé en cellule de protection d'urgence. Ce placement a pris fin le 25 juin 2014 en fin d'après-midi, et M. E...A...a alors été affecté dans une cellule individuelle du quartier " arrivants " de la maison d'arrêt et placé sous surveillance renforcée. Le 26 juin 2014, lors d'une visite au parloir de l'établissement, M. E...A...a, pour la première fois, confié à MmeC..., sa compagne, avoir été victime, de manière réitérée, d'agressions sexuelles particulièrement dégradantes, commises par plusieurs codétenus dans les espaces sanitaires de la maison d'arrêt, et a indiqué à cette dernière qu'il ne parviendrait pas " à sortir de là ". De nouveau reçu en entretien par un agent de l'administration pénitentiaire, M. E... A...s'est livré aux mêmes révélations et a exprimé le souhait de déposer une plainte pénale. A la suite de cet entretien, il a refusé de se rendre à une consultation avec le psychiatre du SMPR. MmeC..., immédiatement après sa visite à M. E...A..., a alerté les membres du personnel pénitentiaire et le psychiatre du SMPR quant au risque, selon elle manifeste, que ce dernier mette fin à ses jours. M. E...A...a été placé, comme la veille, dans une cellule individuelle du quartier " arrivants " de la maison d'arrêt, et le dispositif de surveillance renforcée, consistant en des contrôles visuels toutes les heures, a été maintenu. Aux alentours de 21 heures, lors de leur ronde de surveillance, les surveillants ont découvert le corps sans vie de M.A..., qui s'était pendu à l'aide d'une ceinture.
4. En premier lieu, l'administration pénitentiaire, qui avait connaissance depuis le 24 juin 2014 du risque suicidaire de M. E...A...et avait d'ailleurs pris des mesures en vue de protéger la vie de l'intéressé, ne pouvait ignorer, compte tenu de la gravité des révélations auxquelles il s'était finalement livré le 26 juin 2014, de l'alerte donnée le jour-même par sa compagne et de la teneur non équivoque des propos qu'il avait tenus auprès de cette dernière, le caractère prévisible d'une passage à l'acte suicidaire imminent.
5. En deuxième lieu, l'administration fait valoir à juste titre que le placement de M. E... A...dans une cellule individuelle du quartier " arrivants " de la maison d'arrêt, destiné à séparer l'intéressé des détenus l'ayant violenté et à apaiser son état de grande anxiété lié à la crainte de subir de nouvelles agressions, était justifié par les circonstances de l'espèce. En revanche, l'administration a mésestimé le risque de suicide imminent de l'intéressé en se bornant à maintenir, le 26 juin 2014, un dispositif de surveillance renforcée malgré les nouveaux faits survenus le jour-même et décrits au point 3. Contrairement à ce que soutient le garde des sceaux, ministre de la justice, il ne résulte d'aucun texte ni d'aucun principe que le placement en cellule de protection d'urgence, adapté à une crise suicidaire aigüe, serait nécessairement limité à une durée de 24 heures, ni encore que cette mesure de protection ne pourrait être renouvelée au regard de nouveaux éléments de fait laissant présager un passage à l'acte imminent. En outre, l'administration disposait d'autres mesures de protection, notamment celle consistant à ôter au détenu le matériel lui permettant de passer à l'acte. Dès lors, l'administration pénitentiaire n'a pas pris les mesures adaptées en laissant à la disposition de M. E...A...une ceinture, à l'aide de laquelle il s'est pendu, alors en outre qu'il était affecté dans une cellule individuelle de sorte qu'aucun détenu ne pouvait le cas échéant contrecarrer un geste suicidaire. Par ailleurs, et ainsi que le font également valoir les requérants, le psychiatre du SMPR, qui avait détecté un risque de suicide imminent le 24 juin 2014, soit seulement deux jours plus tôt, et qui a été alerté par la compagne de M. E...A...à la suite de sa visite au parloir du 26 juin 2014, a commis une négligence fautive en ne procédant pas, le jour même, à un nouvel examen médical de M. E...A..., ce malgré le refus de ce dernier de se rendre en consultation ; cette négligence, qui a privé l'administration pénitentiaire d'un éclairage médical sur l'état psychique de l'intéressé, a contribué à la faute du service public pénitentiaire. Dans les circonstances de l'espèce, le suicide de M. E...A...doit être considéré comme étant la conséquence directe de ces négligences fautives, qui engagent la responsabilité de l'Etat.
6. Il résulte de ce qui précède que les requérants sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leurs conclusions tendant à la condamnation de l'Etat à les indemniser.
7. Il appartient à la cour administrative d'appel, saisie par l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur les conclusions indemnitaires présentées par les requérants.
Sur la réparation :
8. Il sera fait une jute appréciation du préjudice moral subi par les requérants en condamnant l'Etat à verser la somme de 20 000 euros à Mme F...A..., mère de VincentA..., une somme de 20 000 euros à Mme B...C..., sa compagne, ainsi qu'une somme de 10 000 euros à M. G...A..., son frère.
Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par les requérants et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1602800 du tribunal administratif de Bordeaux est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser une somme de 20 000 euros à Mme F...A..., une somme de 20 000 euros à Mme B...C...et une somme de 10 000 euros à M. G... A....
Article 3 : L'Etat versera aux requérants la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F...A..., à M. G...A..., à Mme B... C...et à la garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 6 juin 2019 à laquelle siégeaient :
M. Aymard de Malafosse, président,
M. Laurent Pouget, président-assesseur,
Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, premier conseiller,
Lu en audience publique, le 13 juin 2019.
Le rapporteur,
Marie-Pierre BEUVE DUPUYLe président,
Aymard de MALAFOSSELe greffier,
Christophe PELLETIER La République mande et ordonne au à la garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui la concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 18BX03121