Par un jugement n° 1504252 du 2 juillet 2020, le tribunal administratif de Toulon a condamné le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer :
1°) à verser à M. E... la somme de 295 109,14 euros, à Mme D... E... celle de 30 000 euros et solidairement à M. E... et Mme D... E... la somme de 5 000 euros, assorties des intérêts au taux légal à compter du 3 décembre 2015 et leur capitalisation à compter du 4 décembre 2016.
2°) à verser à l'Etat la somme de 94 906,56 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 28 août 2020 et le 27 avril 2021, M. E..., représenté par Me Irrmann, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer le jugement du 2 juillet 2020 du tribunal administratif de Toulon en condamnant le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer à lui verser la somme totale de 1 701 468,86 euros en réparation de ses pertes de gains professionnels futurs, de l'incidence professionnelle et de son préjudice économique résultant du décès de son épouse ;
2°) d'assortir ces sommes des intérêts aux taux légal à compter du 1er décembre 2015 et leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les entiers dépens.
Il soutient que :
- les pertes de gains professionnels futurs présentent un caractère certain ;
- l'incidence professionnelle a été insuffisamment évaluée par le tribunal ;
- son préjudice économique résultant du décès de son épouse a été calculé de manière erronée par le tribunal qui a en réalité retenu un taux d'autoconsommation de 20%, ce qui explique que le revenu annuel théoriquement disponible est de 40 018 euros et donc que son préjudice économique est bien de 209 651 euros.
Par un mémoire, enregistré le 20 novembre 2020, l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), représenté par Me Fitoussi, conclut à la confirmation du jugement attaqué et à ce qu'il soit mis à la charge du centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que c'est sans commettre aucune erreur que le tribunal l'a mis hors de cause.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 15 janvier 2021 et le 4 février 2022, le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer, représenté par Me Le Prado, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de rejeter la requête ;
2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement attaqué en ramenant à la somme de 191 275,59 euros le montant des indemnités qu'il a été condamné à verser à M. E... et à celle de 21 174,76 euros le montant de la pension qu'il a été condamné à rembourser à l'Etat.
Il soutient que :
- le tribunal a fait une évaluation exagérée des pertes de revenus de M. E... et a alloué à tort une somme au titre de l'incidence professionnelle ;
- la réparation des pertes de gains professionnels ou de l'incidence professionnelle de M. E... en sus de la réparation du préjudice économique conduirait à une double-indemnisation ;
- le calcul du préjudice économique est entaché d'une erreur, après déduction de la part d'autoconsommation de 25% de Mme E... le revenu annuel théoriquement disponible est de 37 516,5 euros, la perte de revenu de M. E... s'élève donc à 155 812,45 euros ;
- le requérant n'établit pas les pertes de gains professionnels qu'il allègue et l'évaluation de l'incidence professionnelle qu'il demande ;
- le montant de l'indemnité à laquelle a droit la ministre des armées doit être ramené à la somme de 21 174,76 euros.
Par un mémoire, enregistré le 2 février 2022, la ministre des armées demande à la Cour de confirmer l'article 3 du jugement attaqué par lequel le tribunal administratif de Toulon a condamné le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer à verser à l'État, en application de l'ordonnance n° 59-76 du 7 janvier 1959 relative aux actions en réparation civile de l'État et de certaines autres personnes publiques, à lui payer la somme globale de 94 906,56 euros, correspondant à la pension versée par l'Etat à Madame D... E... du 1er mai 2003 au 15 août 2023.
Elle soutient qu'elle maintient ses écritures de première instance.
Un mémoire, enregistré le 3 février 2022, présenté pour M. E..., représenté par Me Irrmann, n'a pas été communiqué.
La procédure a été communiquée à la mutuelle nationale militaire et à la caisse nationale militaire de sécurité sociale qui n'ont pas produit de mémoire.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Mahmouti,
- les conclusions de M. Gautron, rapporteur public,
- et les observations de Me Duvergé, représentant M. E... et de Me Bergeron, représentant le centre hospitalier intercommunal de Toulon.
Considérant ce qui suit :
1. M. E..., agissant uniquement en son nom propre, relève appel du jugement du 2 juillet 2020 du tribunal administratif de Toulon en tant qu'il a limité à la somme de 295 109,14 euros l'indemnité au versement de laquelle il a condamné le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer en réparation du préjudice qu'il a subi à la suite du décès de son épouse. Par la voie de l'appel incident, cet établissement demande à la cour de réformer le jugement attaqué et de ramener l'indemnité qu'il a été condamné à payer à M. E... à la somme de 191 275,59 euros et à celle de 21 174,76 euros le montant de la pension qu'il a été condamné à rembourser à l'Etat. L'ONIAM demande à la cour de confirmer ce jugement en ce qu'il l'a mis hors de cause.
Sur le principe de responsabilité :
2. Il résulte de l'instruction que lors de l'intervention subie par Mme E... le 9 avril 2003 au sein du centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer, les services de cet établissement se sont, de manière non conforme aux règles de bonnes pratiques médicales, abstenus de s'assurer de la vacuité gastrique de la patiente au moment de procéder à son extubation. La surveillance de celle-ci en salle de réveil n'a pas non plus été suffisamment attentive et la prise en charge de son état de choc et de détresse respiratoire a été faite tardivement. Enfin, les traitements de l'état de choc et de la détresse respiratoire n'ont pas été réalisés conformément aux données acquises de la science. Dans ces conditions et dès lors que ces manquements ont été la cause directe du décès de Mme E..., c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu la responsabilité pour faute de ce centre hospitalier, que celui-ci ne conteste d'ailleurs pas en appel.
Sur l'évaluation des préjudices de M. E... :
En ce qui concerne le préjudice économique :
3. Le préjudice économique subi par une personne du fait du décès de son conjoint est constitué par la perte des revenus de la victime qui étaient consacrés à son entretien, compte tenu, le cas échéant, de ses propres revenus et déduction faite des prestations reçues en compensation. Le préjudice est établi par référence à un pourcentage des revenus de la victime affectée à l'entretien de la famille. En outre, l'indemnité allouée aux enfants A... la victime décédée est déterminée en tenant compte de la perte de la fraction des revenus de leur parent décédé qui aurait été consacrée à leur entretien jusqu'à ce qu'ils aient atteint au plus l'âge de vingt-cinq ans.
4. Il résulte de l'instruction, et notamment des bulletins de paye de Mme E... pour l'année 2002 ainsi que de l'avis d'imposition sur les revenus du foyer de cette même année, que les revenus annuels de Mme E... s'élevaient à 15 984 euros et ceux du foyer à 50 022 euros. Pour apprécier le préjudice économique des consorts E..., il convient donc de retenir les revenus du foyer et d'en déduire, compte tenu de ce que celui-ci comportait un enfant mineur, 25 % pour la part des dépenses personnelles de Mme E..., soit un solde de 37 516,50 euros, puis de déduire de ce solde les revenus annuels de M. E..., soit 34 038 euros. La somme restante de 3 478,50 euros constitue ainsi la perte patrimoniale annuelle des ayants droit de Mme C... E... à répartir à hauteur de 25 % pour Mme D... E..., fille du couple, et de 75 % pour le conjoint survivant.
5. Pour la période allant du 9 avril 2003, date du décès de Mme E..., au 10 mars 2022, date de lecture du présent arrêt, soit 6 911 jours, la perte de revenus du foyer s'est élevée à la somme de 65 862,78 euros dont 49 397,08 euros pour M. B... E... et 16 465,69 euros pour Mme D... E....
6. Pour la période postérieure à la date de lecture du présent arrêt, il y a lieu de convertir la perte annuelle de 3 478,50 euros en capital et de lui appliquer, compte tenu de l'âge qu'aurait eu Mme C... E... à cette date, soit 50 ans, un coefficient de capitalisation de 36,080 en application du barème de la gazette du palais publié en 2020, soit un capital de 125 504,28 euros.
7. Pour cette même période, la perte de revenus de Mme D... E..., née le 16 août 2002, correspond à la part de 25 % de la perte de revenus annuels, soit 869,63 euros, convertie en capital jusqu'à son 25ème anniversaire après application, compte tenu de l'âge de l'intéressée à la date de lecture du présent arrêt, d'un coefficient de 5,996 selon le barème de la gazette du palais publié en 2020, soit 5 214,27 euros.
8. Le préjudice économique total de M. B... E..., calculé à partir des sommes de 49 397,08 euros et 125 504,29 euros mentionnés aux points 5 et 6, soit un total de 174 901,37 euros, est obtenu après soustraction du montant revenant à sa fille pour la période postérieure à la date de lecture du présent arrêt tel que déterminé au point 7, et s'élève ainsi à la somme de 169 687,09 euros. Dès lors, l'indemnité à laquelle le centre hospitalier intercommunal de Toulon- La Seyne-sur-Mer a été condamné par le jugement attaqué à verser à M. E... au titre de son préjudice économique doit être ramenée à cette dernière somme.
En ce qui concerne les pertes de gains professionnels :
9. M. E... soutient qu'en raison du décès de son épouse, il a subi divers préjudices tirés de la perte de primes attachées à ses missions spécifiques de 2003 à 2010, date de son départ à la retraite militaire, des pertes sur le montant de sa retraite militaire de 2010 à la fin de sa vie et des pertes de gains en tant que pilote offshore dans le privé de 2010 à 2028.
10. Cependant, les primes versées en contrepartie d'opérations présentent par leur nature un caractère éventuel dès lors que les missions qui y ouvrent droit sont ponctuelles et fluctuantes. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que, antérieurement au décès de son épouse, M. E... ne bénéficiait plus du versement des indemnités de sujétion aéronavale et des indemnités de risques aéronautiques et que, postérieurement, le requérant a de nouveau perçu l'indemnité de sujétion aéronautique. Le lien de causalité allégué par le requérant entre le décès de son épouse et la perte de ces primes ne présente donc pas un caractère exclusif, direct et certain.
11. Il résulte également de l'instruction que M. E... a été promu au grade de lieutenant de vaisseau à compter du 1er janvier 2004. Il est néanmoins constant qu'un avancement au grade de capitaine de corvette est possible soit au choix, après avoir passé au moins 4 ans dans le grade, soit à l'ancienneté, après avoir passé 10 ans dans le grade. Le requérant n'établit cependant pas, par les pièces produites, qu'en l'absence du décès de son épouse, il a perdu une chance sérieuse d'être promu, au choix, au grade de capitaine de corvette avant son départ à la retraite au mois d'août 2010. Il n'aurait pu par ailleurs bénéficier d'un avancement à ce grade, à l'ancienneté, avant 2014, soit 4 ans après son départ à la retraite.
12. Enfin, il ne résulte pas de l'instruction que M. E... n'ait pu assurer sa reconversion en tant que pilote d'hélicoptère offshore en raison directe, certaine et exclusive avec le décès de son épouse alors même qu'il a été par la suite nommé pilote instructeur et resté titulaire de licences de vol.
13. Il résulte de tout ce qui précède que, comme l'a jugé le tribunal, M. E... n'est pas fondé à solliciter une indemnisation au titre de la perte de gains professionnels.
En ce qui concerne l'incidence professionnelle :
14. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise du professeur Coriat et des différentes attestations produites par M. E..., que le décès de son épouse l'a contraint à s'occuper seul de sa fille, alors âgée de seulement neuf mois, et que cette circonstance l'a empêché de poursuivre certaines formations, de se consacrer pleinement à sa carrière de pilote d'hélicoptère amené à être projeté en opérations extérieures et réduit sa valeur sur le marché de l'emploi. Si ce préjudice présente donc un caractère certain, le centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer est cependant fondé à soutenir que les premiers juges en ont fait une évaluation excessive en fixant le montant de sa réparation à la somme de 50 000 euros. Compte tenu des circonstances de l'espèce et de la durée de la carrière qu'il restait à M. E... avant sa mise à la retraite, il sera fait une juste appréciation de ce poste de préjudice en l'évaluant à la somme de 20 000 euros.
15. Il résulte de tout ce qui précède, et compte tenu que les autres indemnités allouées à l'intéressé en son nom propre et en sa qualité de représentant légal de sa fille par le tribunal ne sont pas contestées, que le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer est seulement fondé à soutenir que le montant total des indemnités mise à sa charge qu'il a été condamné à verser à M. E... doit être ramené à la somme de 225 145,23 euros et que M. E... n'est pas fondé à demander une meilleure indemnisation que celle accordée par le tribunal.
Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :
16. Le requérant a droit aux intérêts sur la somme qui lui est allouée à compter du 3 décembre 2015, date d'enregistrement de sa demande au greffe du tribunal administratif de Toulon.
17. La capitalisation des intérêts a été demandée le 3 décembre 2015. Il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 3 décembre 2016, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les droits de la ministre des armées :
18. Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 7 janvier 1959 relative aux actions en réparation civile de l'État et de certaines autres personnes publiques : " I. - Lorsque le décès, l'infirmité ou la maladie d'un agent de l'Etat est imputable à un tiers, l'Etat dispose de plein droit contre ce tiers, par subrogation aux droits de la victime ou de ses ayants droit, d'une action en remboursement de toutes les prestations versées ou maintenues à la victime ou à ses ayants droit à la suite du décès, de l'infirmité ou de la maladie./ II. - Cette action concerne notamment : (...) Les arrérages des pensions d'orphelin. III. - Le remboursement par le tiers responsable des arrérages de pensions ou rentes ayant fait l'objet d'une concession définitive est effectué par le versement d'une somme liquidée en calculant le capital représentatif de la pension ou de la rente. ".
19. Mme C... E... était employée en qualité d'adjoint administratif auprès de la Direction du commissariat de la marine. La ministre des armées justifie verser à Mme D... E... une pension civile de réversion et une pension temporaire d'orphelin, pour un montant brut mensuel de 389,76 euros, depuis le 1er mai 2003 jusqu'au 15 août 2023, dont l'objet est de compenser la perte de revenus subie par Mme D... E... du fait du décès de sa mère. Le recours de l'Etat ayant toutefois un caractère subrogatoire, ses droits ne peuvent excéder ceux de la victime et son droit à remboursement doit, par suite, être en l'espèce limité à la somme de 21 679,96 euros, telle que calculée aux points 5 et 7 du présent arrêt, correspondant à la perte de revenus subie par Mme D... E.... Dès lors et comme le fait valoir le centre hospitalier intercommunal de Toulon- La Seyne-sur-Mer, le montant de l'indemnité à laquelle les premiers juges l'ont condamné au profit de l'Etat doit être ramené à la somme de 21 679,96 euros.
Sur les frais liés à l'instance :
20. Il y a lieu dans les circonstances de l'espèce, de laisser à chacune des parties la charge de ses propres frais d'instance.
D É C I D E :
Article 1er : La somme de 295 109,14 euros que le tribunal administratif de Toulon a condamné le centre hospitalier intercommunal de Toulon- La Seyne-sur-Mer à verser à M. E... est ramenée à la somme de 225 145,23 euros. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 3 décembre 2015. Les intérêts échus le 4 décembre 2016 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts, puis à chaque échéance annuelle ultérieure.
Article 2 : La somme de 94 906,56 euros que le tribunal administratif de Toulon a condamné le centre hospitalier intercommunal de Toulon- La Seyne-sur-Mer à verser à l'Etat est ramenée à la somme de 21 679,96 euros.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Toulon du 2 juillet 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... E..., à l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, à la ministre des armées, à la Caisse Nationale Militaire de Sécurité Sociale, à la mutuelle nationale militaire et au directeur du centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer.
Délibéré après l'audience du 24 février 2022 où siégeaient :
- M. Alfonsi, président de chambre,
- Mme Massé-Degois, présidente-assesseure,
- M. Mahmouti, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 10 mars 2022.
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N° 20MA03247