Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 11 août 2014, M. C...représenté par
MeE..., demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulon du 12 juin 2014 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi et des troubles dans les conditions d'existence ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- sa créance n'est pas prescrite ;
- une faible période d'exposition à l'amiante est suffisante pour déclencher une maladie ;
- le fait de ne pas bénéficier de l'allocation de cessation anticipée d'activité ne fait pas obstacle à la réparation de ses préjudices ;
- la carence fautive de l'Etat employeur est établie ;
- ses préjudices sont en lien avec cette carence fautive de l'Etat ;
- il a subi un préjudice d'anxiété et des troubles dans les conditions d'existence.
Par un mémoire en défense, enregistré le 6 avril 2016, le ministre de la défense conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens de l'appelant ne sont pas fondés.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 ;
- la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 ;
- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;
- l'arrêté du 28 février 1995, pris en application de l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale, fixant le modèle type d'attestations d'exposition et les modalités d'examen dans le cadre du suivi post-professionnel des salariés ayant été exposés à des agents ou procédés cancérigènes ;
- l'arrêté du 21 avril 2006 relatif à la liste des professions, des fonctions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat, fonctionnaires et agents non titulaires du ministère de la défense ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Pena,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de MeD..., substituant MeE..., représentant
M.C....
1. Considérant que M.C..., ouvrier d'Etat au sein de la direction des constructions navales (DCN) de Ruelle ayant exercé ses fonctions du 15 septembre 1970 au 1er janvier 2005, a été d'abord employé en qualité de chaudronnier tuyauteur puis de mécanicien monteur ; que, par deux courriers des 8 juin 2010 et 17 décembre 2010, il a sollicité du ministre de la défense la réparation des préjudices subis du fait de la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents contre l'exposition aux poussières d'amiante ; qu'à la suite du silence gardé par l'administration sur sa demande, M. C...a introduit devant le tribunal administratif de Toulon un recours tendant à l'indemnisation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence ; que M. C...interjette appel du jugement du 12 juin 2014 du tribunal administratif de Toulon qui a rejeté sa requête après avoir estimé que la créance dont il se prévalait était prescrite ;
Sur l'exception de prescription quadriennale :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics, alors applicable aux créances détenues sur les établissements publics hospitaliers en matière de responsabilité médicale : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. / Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public " ; qu'aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : (...) / Tout recours formé devant une juridiction relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance (...) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée " ;
3. Considérant qu'en vertu des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du
31 décembre 1968, une plainte contre X avec constitution de partie civile, de même qu'une constitution de partie civile tendant à l'obtention de dommages et intérêts effectuée dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, interrompt le cours de la prescription quadriennale dès lors qu'elle porte sur le fait générateur, l'existence, le montant ou le paiement d'une créance sur une collectivité publique ;
4. Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que le fait générateur de la créance que M. C...prétend détenir sur l'Etat est constitué par la carence fautive de ce dernier en sa qualité d'employeur dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
5. Considérant, d'autre part, que contrairement à ce qu'ont jugé les premiers juges, M. C...a eu connaissance de l'étendue du risque à l'origine du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence dont il demande réparation et dans lesquels est incorporé le préjudice d'anxiété, à compter de la publication, le 18 octobre 2003, de l'arrêté interministériel du 25 septembre 2003 relatif à la liste des professions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat du ministère de la défense qui a inscrit, d'une part, les professions qu'il exerçait, en l'occurrence celles de chaudronnier-tuyauteur et de mécanicien monteur et, d'autre part, les ateliers de la direction des constructions navales de Ruelle dans lesquels il a travaillé (atelier usinage puis fonderie), permettant la mise en oeuvre à son égard du régime légal de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ; qu'ainsi, en application des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, le délai de prescription de la créance de M. C...a commencé à courir le 1er janvier 2004 ;
6. Considérant, enfin, qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite du décès de M. A... survenu le 11 février 2002 des suites d'une affection pulmonaire en lien avec l'inhalation de poussières d'amiante, les consortsA..., en leur qualité d'ayants droit du défunt qui avait travaillé en qualité d'ouvrier à la DCN de Brest, ont déposé en février 2005 une plainte contre X avec constitution de partie civile ; que cette action tendait notamment à la recherche de responsabilité des auteurs au sein de l'Etat chargés de veiller à la sécurité des salariés exposés aux poussières d'amiante dans l'exercice de leur activité professionnelle au sein de la direction des constructions navales (DCN) ; que cette action doit être regardée comme relative à la créance des intéressés sur l'Etat ; que le fait générateur de cette créance est ainsi la carence fautive reprochée à l'Etat dans l'absence de mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
7. Considérant que, dans la mesure où les créances dont se prévalent les ayants droit de M. A...et M. C...ont pour origine le même fait générateur, l'action juridictionnelle intentée par les ayants droit de M. A...en 2005, toujours pendante devant le tribunal de grande instance de Paris selon les écritures non démenties de l'intéressé, a interrompu la prescription quadriennale en ce qui concerne M.C... ; qu'ainsi c'est à tort que le tribunal administratif de Toulon a rejeté la requête de l'intéressé au motif que sa créance envers l'Etat était prescrite ;
8. Considérant qu'il y a lieu, en vertu de l'effet dévolutif de l'appel, de statuer immédiatement sur les moyens soulevés par M. C...:
Sur la responsabilité :
9. Considérant, d'une part, que le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante comporte des dispositions interdisant l'exposition des travailleurs à l'amiante au-delà d'un certain seuil et impose aux employeurs de contrôler la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail, de nature à réduire le risque de maladie dans les établissements concernés ; que M. C...n'établit pas, ainsi qu'il lui appartient de le faire, que les préjudices dont il demande réparation trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat dans l'édiction de mesures législatives ou réglementaires destinées à imposer aux employeurs des mesures de prévention ;
10. Considérant, en revanche, que la carence de l'Etat, employeur de personnels exposés aux poussières d'amiante, dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité propres à les soustraire à ce risque d'exposition, est de nature à engager sa responsabilité ; que cette carence a exposé ces personnels à un risque sanitaire grave dès lors qu'il ressort de l'ensemble des données scientifiques accessibles ou produites au dossier que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons, traversent ceux-ci jusqu'à la plèvre, sans que l'organisme puisse les éliminer, et peuvent provoquer à terme, outre des atteintes graves à la fonctionnalité respiratoire, des pathologies cancéreuses particulièrement difficiles à guérir en l'état des connaissances médicales ; que le double dispositif
de l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité et de la surveillance
post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax tous les deux ans prévu à l'annexe II de l'arrêté du 28 février 1995 a été mis en place après que le législateur a reconnu le lien établi de façon statistiquement significative entre une exposition aux poussières d'amiante et la baisse d'espérance de vie ; que pour tenter de démontrer, en l'espèce, la diligence de l'Etat dans la protection de ses agents contre l'exposition aux poussières d'amiante, le ministre se fonde sur une note-circulaire adressée à la DCN de Brest du 18 octobre 1976 définissant les mesures de protection individuelle et collective, sur une note du 14 août 1979 faisant le point sur l'utilisation de l'amiante dans l'ensemble des DCN ainsi que sur une note du 8 avril 1980 relative à l'abandon des produits à base d'amiante ; que, toutefois, ces pièces qui ne sont pas propres aux établissements dans lesquels a travaillé M.C..., ne suffisent pas à établir que l'Etat a mis en oeuvre, au sein de la DCN de Ruelle, les mesures de protection imposées par le décret du 17 août 1977 ni celles renforcées du décret du 7 février 1996 ; que si le ministre produit en outre une attestation d'exposition à l'amiante établie le 19 mai 2006 mentionnant la mise à disposition de protection individuelle pour des travaux bien définis et l'isolation des opérations susceptibles d'entraîner des poussières d'amiante, celle-ci a été établie pour le compte d'un autre agent dont il n'est pas établi qu'il était dans une situation analogue à celle de M. C...; qu'il en résulte que la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur est engagée envers M. C...;
11. Considérant, d'autre part, que la décision d'ouverture du droit du travailleur au bénéfice de ce double dispositif de l'allocation et de la surveillance post-professionnelle vaut reconnaissance pour l'intéressé de l'existence d'un lien établi de façon statistiquement significative entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie ; que cette circonstance suffit ainsi, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade et par là-même de voir son espérance de vie diminuée, et à être ainsi la source d'un préjudice indemnisable en tant que tel au titre du préjudice moral, en relation directe avec la carence fautive de l'Etat ; qu'en outre, pour évaluer le montant accordé en réparation de ce poste de préjudice, il appartient au juge de tenir compte, dans chaque espèce, de l'ampleur de l'exposition personnelle du travailleur aux poussières d'amiante ; que doivent ainsi notamment être prises en considération, tant les conditions d'exposition, lesquelles dépendent largement de la nature des fonctions de l'intéressé et des circonstances particulières de leur exercice, que la durée de cette exposition ;
Sur les préjudices :
12. Considérant que M. C...estimant que son espérance de vie a été diminuée notablement du fait de l'absorption par ses poumons de poussières d'amiante pendant ses années d'activité professionnelle, soutient vivre depuis dans un état d'anxiété justifiant une réparation à ce titre fondée sur la carence fautive de son employeur ;
13. Considérant que le préjudice qualifié d'anxiété n'est pas constitutif devant le juge administratif d'un poste de préjudice spécifique, mais doit être regardé comme incorporé dans les postes constitués par les troubles dans les conditions d'existence et le préjudice moral, susceptibles d'être indemnisés sans que soit nécessairement caractérisé un état pathologique d'anxio-dépression ;
En ce qui concerne le préjudice moral :
14. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. C...a travaillé dans des ateliers relevant de la DCN l'exposant aux poussières d'amiante pendant plus de trente ans, soit une suffisamment longue période pour pouvoir, d'une part, le faire bénéficier du régime de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, d'autre part, l'inclure dans le dispositif préventif prévu par l'arrêté susvisé du 28 février 1995, dont l'annexe II prévoit une surveillance post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax, tous les deux ans ; qu'en outre, en qualité de chaudronnier-tuyauteur puis de mécanicien monteur, il était chargé de la peinture et du grattage des carénages de lignes d'arbres, du frettage sur corps longs à chaud et à froid ainsi que du montage, de l'usinage de l'ajustage de freins, l'exposant à un contact permanent avec l'amiante qui était utilisée dans la peinture, dans les équipements de protection thermique et dans le flocage des bâtiments de surface ; que, dès lors, au regard de ces conditions d'exposition à l'amiante, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral de l'intéressé qui vit dans la crainte de développer subitement une pathologie grave, en fixant le montant de sa réparation à la somme de 10 000 euros tous intérêts compris à la date du présent arrêt ;
En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :
15. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. C...ne verse au dossier que deux comptes rendus de scanner thoracique réalisés le 30 juillet 2008 et 4 juillet 2010 qui ne permettent pas d'établir qu'il a subi des examens médicaux à une fréquence telle qu'il en aurait subi des troubles dans ses conditions d'existence ; que par ailleurs, si les deux attestations produites émanant de son épouse et d'un ami font état de l'anxiété subie par M. C..., dont il a obtenu réparation au titre de son préjudice moral, elles ne permettent pas à la Cour d'apprécier les perturbations que cet état aurait pu entraîner dans la vie quotidienne de l'intéressé ; que, par suite, M. C...n'établit pas que la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents aux poussières d'amiante est à l'origine chez l'intéressé de troubles dans les conditions d'existence ;
16. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. C...est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté sa demande indemnitaire, et à en demander l'annulation ;
Sur les conclusions à fin d'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
17. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par M. C...et non compris dans les dépens ;
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 12 juin 2014 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. C...la somme de 10 000 euros tous intérêts compris à la date du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à M. C...la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. B...C...et au ministre de la défense.
Délibéré après l'audience du 7 juin 2016, où siégeaient :
- M. Gonzales, président,
- Mme Baux, premier conseiller,
- Mme Pena, premier conseiller.
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N° 14MA03730 3