Procédure devant la Cour :
Par un recours et un mémoire enregistrés le 9 avril 2014 et le 1er février 2017, le ministre de la défense demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulon du 7 février 2014 ;
2°) de rejeter la demande présentée en première instance par Mme D....
Il soutient que :
- le tribunal, en ne se prononçant pas sur le renversement de la présomption de causalité et le droit à réparation de Mme D..., a méconnu l'étendue de sa compétence ;
- la méthode de calcul de la probabilité de causalité n'est pas utilement contestée ;
- l'appréciation portée sur les faits ayant conduit le tribunal à considérer que le lien entre les essais nucléaires et la maladie de M. B... n'était pas négligeable et justifiait l'indemnisation demandée est erronée.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 10 juillet 2014 et le 11 janvier 2017, Mme D..., représentée par Me E..., demande à la Cour de rejeter le recours du ministre et de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que c'est à bon droit que le tribunal a jugé que le risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenue de la leucémie sur myélofibrose dont a souffert son époux ne peut être regardé comme négligeable.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifiée ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Renouf,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de Me A..., substituant Me E..., représentant Mme D....
Sur la régularité du jugement :
1. Considérant que le tribunal administratif de Toulon a été saisi par Mme D... de conclusions tendant à l'annulation de la décision par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande d'indemnisation au motif que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenance de la maladie de son époux était négligeable et, dans le dernier état de ses écritures, à ce que le tribunal enjoigne au ministre de se prononcer sur l'étendue des préjudices subis ; que le tribunal a retenu que le ministre n'établissait pas que le risque en cause était négligeable et qu'ainsi, la présomption de responsabilité posée par le législateur n'était pas renversée ; que, par suite, en annulant la décision attaquée et en enjoignant au ministre de proposer à Mme D... la réparation intégrale du préjudice subi par son époux, le tribunal, qui a ainsi intégralement fait droit aux conclusions dont il était saisi, ne s'est aucunement mépris sur son office ;
Sur le bien-fondé du jugement :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français modifiée : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./ Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit " ; que l'article 2 de cette même loi définit les conditions de temps et de lieu de séjour ou de résidence que le demandeur doit remplir ; qu'aux termes du I de l'article 4 de cette même loi, dans sa version applicable au litige : " Les demandes d'indemnisation sont soumises à un comité d'indemnisation (...) " et qu'aux termes du II de ce même article : " Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) " ; qu'aux termes de l'article 7 du décret du 11 juin 2010 pris pour l'application de la loi du 5 janvier 2010, dans sa rédaction également applicable au litige : " Le comité d'indemnisation détermine la méthode qu'il retient pour formuler sa recommandation au ministre en s'appuyant sur les méthodologies recommandées par l'Agence internationale de l'énergie atomique (...) " ;
3. Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le législateur a entendu faire bénéficier toute personne souffrant d'une maladie radio-induite ayant résidé ou séjourné, durant des périodes déterminées, dans des zones géographiques situées en Polynésie française et en Algérie, d'une présomption de causalité aux fins d'indemnisation du préjudice subi en raison de l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires ; que, toutefois, cette présomption peut être renversée lorsqu'il est établi que le risque attribuable aux essais nucléaires, apprécié tant au regard de la nature de la maladie que des conditions particulières d'exposition du demandeur, est négligeable ; qu'à ce titre, l'appréciation du risque peut notamment prendre en compte le délai de latence de la maladie, le sexe du demandeur, son âge à la date du diagnostic, sa localisation géographique au moment des tirs, les fonctions qu'il exerçait effectivement, ses conditions d'affectation, ainsi que, le cas échéant, les missions de son unité au moment des tirs ;
4. Considérant que le calcul de la dose de rayonnements ionisants reçus constitue l'un des éléments sur lesquels l'autorité chargée d'examiner la demande peut se fonder afin d'évaluer le risque attribuable aux essais nucléaires ; que si, pour ce calcul, l'autorité peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé, et sont ainsi de nature à établir si le risque attribuable aux essais nucléaires était négligeable ; qu'en l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à cette même autorité de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires ; que si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires devrait être regardé comme négligeable et la présomption de causalité ne peut être renversée ;
5. Considérant qu'il est constant que M. B..., militaire de carrière, a été affecté du 9 février 1982 au 18 juin 1984 au 57ème bataillon de commandement et de soutien du Pacifique (BCSP), alors basé en Polynésie française ; qu'il a été atteint d'une leucémie, maladie qui figure au nombre des maladies radio-induites limitativement énumérées à l'annexe du décret cité ci-dessus du 11 juin 2010 pris pour l'application de cette loi ; qu'ainsi, la demande de Mme D..., présentée en qualité d'ayant droit de son époux décédé, entre dans le champ d'application des dispositions précitées ; que Mme D... doit bénéficier de l'indemnisation qu'elles prévoient sauf à ce que le ministre de la défense établisse que le risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie est négligeable ;
6. Considérant qu'il est constant que M. B... était à la tête du 57ème bataillon de commandement et de soutien du Pacifique et que le commandement dudit bataillon était basé à Tahiti, à 1200 km de Mururoa ; qu'il résulte de l'instruction et notamment de l'attestation établie par M. B... lui-même le 25 avril 2007 que, s'agissant de sa présence sur les atolls de Mururoa et de Hao, il ne s'y est rendu que " 2 à 3 jours (...) environ tous les deux mois (...) en dehors des périodes de tir " ; que cependant, l'intéressé soutient également sans être démenti s'être rendu début 1984 à Fangataufa en zone " Frégate " qui est au nombre des zones contrôlées en raison de leur contamination lors des essais aériens ; qu'il précise avoir notamment assisté au " pétardage " d'une bouée en béton dans cette zone ; qu'il résulte de l'instruction que, eu égard aux caractéristiques de la zone " Frégate ", des mesures de surveillance s'imposaient, nonobstant le délai écoulé entre les derniers essais atmosphériques et la présence de M. B... sur ces lieux ; que par suite, dès lors que le ministre de la défense ne se prévaut, s'agissant de ce séjour, d'aucune mesure de surveillance, il ne peut être regardé comme rapportant la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires devrait être regardé comme négligeable ; que la présomption de causalité établie par le législateur ne peut donc, dans le cas d'espèce, être renversée ;
7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de la défense n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulon a annulé sa décision du 28 mai 2013 et lui a enjoint, ainsi que Mme D... se bornait à le demander, de réexaminer la demande de cette dernière en vue de lui proposer une indemnisation ;
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
8. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme D... et non compris dans les dépens ;
DECIDE :
Article 1er : Le recours du ministre de la défense est rejeté.
Article 2 : L'État versera à Mme D... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de la défense, à Mme C... D...veuve B...et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Copie en sera adressée à la caisse nationale militaire de sécurité sociale.
Délibéré après l'audience du 9 février 2017, où siégeaient :
- M. Gonzales, président,
- M. Renouf, président assesseur,
- M. Coutel, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 7 mars 2017.
N° 14MA01602 2