Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 11 septembre 2017, le ministre de l'action et des comptes publics demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 11 juillet 2017 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg a déchargé la SAS Innovative Energy France des rappels de taxe sur la valeur ajoutée et des pénalités correspondantes qui lui ont été réclamés pour la période du 1er mars au 30 septembre 2009 ;
2°) de rétablir ces impositions et des pénalités correspondantes.
Il soutient que :
- la SAS Innovative Energy France ne pouvait ignorer sa participation à une fraude dès lors qu'elle n'a pas pris toute mesure pouvant être raisonnablement exigée d'elle pour s'assurer que ses opérations n'étaient pas impliquées dans une fraude ; elle ne pouvait ainsi bénéficier d'un droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ;
- un faisceau d'indices justifiait pour la société la nécessité de vérifier que les opérations étaient compatibles avec le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée.
Par ordonnance du 23 mai 2018, la clôture d'instruction a été fixée au 20 juin 2018.
Vu :
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 267 ;
- la directive 77/388/CEE du 17 mai 1977 ;
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Lambing,
- et les conclusions de Mme Peton, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. La société par actions simplifiée (SAS) Innovative Energy France, qui avait pour activité l'achat, la vente, le négoce pour son propre compte, notamment de quotas d'émission de gaz à effet de serre, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er mars au 30 septembre 2009. A l'issue de cette vérification, par une proposition du 10 octobre 2011 notifiée dans le cadre d'une procédure de rectification contradictoire, l'administration fiscale a remis en cause les droits à déduction exercés par la SAS Innovative Energy France en se fondant sur le fait que cette société savait ou aurait dû savoir qu'elle participait à un circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée. Le ministre de l'action et des comptes publics relève appel du jugement du 11 juillet 2017 du tribunal administratif de Strasbourg qui a prononcé la décharge des rappels de droits de taxe sur la valeur ajoutée mis à la charge de SAS Innovative Energy France et des pénalités correspondantes au titre de la période du 1er mars au 30 septembre 2009.
Sur le motif de décharge retenu par le tribunal :
2. Aux termes de l'article 256 du code général des impôts : " Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel ". Aux termes de l'article 271 du code général des impôts alors en vigueur, qui assurait la transposition en droit interne de l'article 17 de la sixième directive TVA du 17 mai 1977, dont les dispositions ont été reprises en substance à l'article 168 de la directive du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée : " I. 1. La taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à cette opération. (...) II 1. (...) la taxe dont les redevables peuvent opérer la déduction est, selon le cas : a) Celle qui figure sur les factures d'achat qui leur sont délivrées par leurs vendeurs, dans la mesure où ces derniers étaient légalement autorisés à la faire figurer sur lesdites factures (...) ". Aux termes du 3 de l'article 272 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à compter du 1er janvier 2007 : " La taxe sur la valeur ajoutée afférente à une livraison de biens ne peut faire l'objet d'aucune déduction lorsqu'il est démontré que l'acquéreur savait ou ne pouvait ignorer que, par son acquisition, il participait à une fraude consistant à ne pas reverser la taxe due à raison de cette livraison ".
3. Il résulte des dispositions de l'article 168 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006, que le bénéfice du droit à déduction de taxe sur la valeur ajoutée doit être refusé à un assujetti lorsqu'il est établi, au vu d'éléments objectifs, que celui-ci savait ou aurait dû savoir que, par l'opération invoquée pour fonder ce droit, il participait à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée commise dans le cadre d'une chaîne de livraisons ou de prestations . Selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, lorsqu'il existe des indices permettant de soupçonner l'existence d'irrégularités, un opérateur avisé pourrait, selon les circonstances de l'espèce, se voir obligé de prendre des renseignements sur un autre opérateur auprès duquel il envisage d'acheter des biens ou des services, afin de s'assurer de la fiabilité de celui-ci. Ainsi, il n'est pas contraire au droit de l'Union d'exiger qu'un opérateur prenne toute mesure pouvant raisonnablement être requise de lui pour s'assurer que l'opération qu'il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude fiscale.
4. Toutefois, l'administration fiscale ne peut exiger de manière générale de l'assujetti souhaitant exercer le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée, d'une part, de vérifier que l'émetteur de la facture afférente aux biens et aux services au titre desquels l'exercice de ce droit est demandé disposait des biens en cause et était en mesure de les livrer et qu'il a rempli ses obligations de déclaration et de paiement de la taxe sur la valeur ajoutée, afin de s'assurer qu'il n'existe pas d'irrégularités au niveau des opérateurs en amont, ou, d'autre part, de disposer de documents à cet égard. Il incombe aux autorités fiscales compétentes d'établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l'assujetti savait ou aurait dû savoir que l'opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une fraude commise par le fournisseur ou un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne de livraisons. Il appartient à la juridiction de vérifier si les autorités fiscales concernées ont établi l'existence de tels éléments objectifs.
5. D'une part, il résulte de l'instruction que la SAS Innovative Energy France, constituée le 27 mars 2009, est détenue à 51 % par la société Innovative Energy group Ltd dont le siège est à Dubaï et à 49 % par la société ABL dont le siège est au Luxembourg. Entre le 29 avril et le 28 mai 2009, la SAS Innovative Energy France a réalisé des opérations d'achat et de revente de quotas d'émission de gaz à effet de serre, en dehors du marché réglementé dit BlueNext, dans le cadre de transactions de gré à gré. Ladite société a eu recours à deux fournisseurs, la SARL Euro Traders et la SARL Trader Linkers, auprès desquelles elle a effectué des acquisitions de quotas à hauteur de 12 590 100,64 euros s'agissant de la première et de 2 141 940,32 euros au cours de la seule journée du 14 mai 2009 s'agissant de la seconde. La SAS Innovative Energy France a ensuite vendu les quotas à son unique client, la SA Sagacarbon, domiciliée.... Il est constant que, durant la période de taxation en litige, les fournisseurs de la SAS Innovative Energy France n'ont ni déclaré ni reversé la taxe sur la valeur ajoutée collectée facturée à ladite société pour l'acquisition de quotas d'émission de gaz à effet de serre, et se sont ainsi livrés à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée.
6. D'autre part, il résulte de l'instruction, notamment de la proposition de rectification du 10 octobre 2011 adressée à la SAS Innovative Energy France, que ladite société s'est approvisionnée exclusivement auprès des SARL Euro Traders et Trader Linkers. Eu égard à la numérotation continue des factures adressées à la SAS Innovative Energy France, lesdites sociétés avaient pour unique cliente la SAS Innovative Energy France. Les achats de quotas auprès de ces deux sociétés se sont interrompus le 28 mai 2009, peu avant la publication d'une instruction exonérant de la taxe sur la valeur ajoutée les opérations portant sur les quotas d'émission de gaz à effet de serre. Les deux sociétés qui fournissent la SAS Innovative Energy France, créées le 29 mars 2009, concomitamment à la constitution de cette dernière, avaient toutes les deux un associé unique résidant en Grande-Bretagne, un siège social à Paris auprès d'une même société de domiciliation, un objet social très étendu relatif à l'" import-export de tout produit non réglementé ", un capital social extrêmement faible au vu du montant des opérations en cause, des comptes bancaires ouverts à Hong-Kong et une inscription au registre de transactions des quotas de gaz à effet de serre au Danemark. A la suite de sa demande par courriel du 4 mai 2009, la SAS Innovative Energy France a obtenu le 14 mai 2009 l'extrait Kbis de la SARL Euro Traders où figuraient ces éléments. La SAS Innovative Energy France, dont le dirigeant est un habitué du commerce international, avait ainsi à cette date connaissance d'indices suspicieux quant à l'activité réelle de son fournisseur. La société a pourtant poursuivi ses opérations d'achat avec ce même fournisseur du 15 au 28 mai 2009 pour des montants très importants. L'administration fiscale a également relevé que les deux SARL, de création très récente au moment des opérations d'achat en cause, ne jouissaient d'aucune expérience sur le marché des quotas d'émission de gaz à effet de serre et que les prix de vente qu'elles pratiquaient étaient inférieurs à ceux du marché. S'agissant des contrats conclus entre la SAS Innovative Energy France et ses fournisseurs, l'administration fiscale n'a eu connaissance au cours de la vérification de comptabilité que de deux documents datés du 11 mai 2009 et qui ne portaient ni la signature ni le cachet de la SARL Euro Traders. Les documents produits en première instance par la SAS Innovative Energy France, ne sont que des confirmations des opérations d'achat et ne peuvent être regardés comme des contrats. Lors de l'intervention sur place de l'administration fiscale le 1er décembre 2009, le dirigeant de la SAS Innovative Energy France a d'ailleurs indiqué qu'il formulait des options d'achat et établissait les factures à destination de son client, la SA Sagacarbon. Il a précisé que cette dernière lui adressait ensuite les contrats et que les fournisseurs étaient réglés lors du paiement du prix par la SA Sagacarbon. La SAS Innovative Energy France, qui est la seule en mesure de détenir ces éléments, ne justifie pas que les relations commerciales qu'elle entretenait avec ses fournisseurs reposaient sur un contrat ou étaient établies par tout autre document relatif aux négociations entreprises en amont des opérations d'achat. Il ressort d'ailleurs des écritures de première instance que la SAS Innovative Energy France n'a soumis un projet de contrat, pour avis, à son cabinet d'expertise comptable que le 12 mai 2009, document au demeurant non produit dans l'instance. En outre, la SAS Innovative Energy France était un opérateur avisé puisqu'elle se prévaut d'avoir eu recours à un ancien conseiller " énergie-climat " auprès du ministère de l'écologie de 2003 à 2008 ayant participé à la mise en place du marché des quotas afin de l'assister dans son début d'activité. Dans ces conditions, l'administration fiscale, qui a opéré un examen global, justifie que la SAS Innovative Energy France disposait d'indices suffisants lui permettant de soupçonner l'existence d'irrégularités commises par ses fournisseurs dès le début de ses opérations d'achats et de prendre toute mesure pouvant raisonnablement être requise d'elle pour s'assurer que les opérations qu'elle effectuait ne la conduisaient pas à participer à une fraude fiscale.
7. Si la SAS Innovative Energy France justifie avoir adressé un courriel le 4 mai 2009 à la SARL Euro Traders dans lequel elle sollicitait des documents relatifs à la société et demandait que son fournisseur renseigne un formulaire, qui n'a pas été produit à l'instance, et avoir interrogé son cabinet d'expertise comptable le 19 mai 2009 sur la fiabilité de ses fournisseurs, la société a poursuivi ses relations commerciales avec cette société pour des montants très importants, sans attendre les résultats de ces mesures. La circonstance que les fournisseurs disposaient d'un numéro intracommunautaire d'identification à la taxe sur la valeur ajoutée, communiqué à la SAS Innovative Energy France après le début des opérations en litige, ne permettait pas à la SAS Innovative Energy France d'apprécier si ces fournisseurs étaient à jour de leurs obligations déclaratives et de reversement de ladite taxe collectée. La SAS Innovative Energy France ne justifie pas des échanges qu'elle aurait eus avec sa société mère lui recommandant de réaliser les opérations d'achat de quotas auprès de la SARL Euro Traders.
8. Il s'ensuit que c'est à bon droit que l'administration a considéré que la SAS Innovative Energy France ne pouvait ignorer qu'elle participait à un circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée et qu'elle lui a refusé le bénéfice du droit à la déduction de la taxe afférente aux factures délivrées.
9. Il résulte de ce qui précède que le ministre est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Strasbourg s'est fondé sur le motif selon lequel l'administration n'établit pas que la SAS Innovative Energy France ne pouvait pas ignorer sa participation à un circuit de fraude pour prononcer la décharge des impositions en litige et des pénalités correspondantes.
10. Toutefois, il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la SAS Innovative Energy France devant le tribunal administratif de Strasbourg et la cour administrative d'appel.
Sur les autres moyens soulevés par la SAS Innovative Energy France devant le tribunal administratif de Strasbourg :
En ce qui concerne le bien fondé des impositions :
11. Il résulte de l'instruction et notamment de la proposition de rectification du 10 octobre 2011 notifiée à la SAS Innovative Energy France, que ses fournisseurs, les SARL Euro Traders et Trade Linkers, n'ont ni déposé de déclaration ni reversé la taxe sur la valeur ajoutée collectée relative aux opérations réalisées avec la SAS Innovative Energy France durant la période de taxation en litige. Ainsi qu'il a été dit plus haut l'administration, en l'absence de preuve contraire que la SAS Innovative Energy France est seule susceptible de pouvoir apporter, doit être regardée comme établissant que ces sociétés, qui n'ont ni déclaré, ni payé la taxe qu'elles avaient facturée à ladite société pour l'acquisition de quotas d'émission de gaz à effet de serre, se sont livrées à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée. Par suite, la SAS Innovative Energy France n'est pas fondée à soutenir qu'à défaut de décision juridictionnelle ou de procédure judiciaire en cours, la fraude ne serait pas établie.
En ce qui concerne les pénalités pour manquement délibéré :
12. Aux termes de l'article 1729 du code général des impôts : " Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt ainsi que la restitution d'une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l'Etat entraînent l'application d'une majoration de : a. 40 % en cas de manquement délibéré (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 195 A du livre des procédures fiscales : " En cas de contestation des pénalités fiscales appliquées à un contribuable au titre des impôts directs, de la taxe sur la valeur ajoutée et des autres taxes sur le chiffre d'affaires, des droits d'enregistrement, de la taxe de publicité foncière et du droit de timbre, la preuve de la mauvaise foi et des manoeuvres frauduleuses incombe à l'administration " .
13. En premier lieu, dans la proposition de rectification du 10 octobre 2011, l'administration fiscale a justifié l'application des pénalités pour manquement délibéré eu égard aux éléments matériels et intentionnels établissant la participation de la SAS Innovative Energy France à un circuit de facturation destiné à rompre la chaîne de taxe sur la valeur ajoutée et révélant sa volonté délibérée de frauder en ne reversant pas la taxe due. Eu égard à ce qui a été dit aux points 6 et 7, et quand bien même les opérations en litige ne se seraient déroulées que sur une très courte période, l'administration établit le caractère délibéré des manquements reprochés à la société et, par suite, le bien-fondé des pénalités appliquées aux rappels de taxe contestés.
14. En second lieu, la reprise de la taxe indûment déduite ne tend pas à sanctionner l'assujetti ayant, par les opérations qu'il a réalisées, participé à un circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée dont il n'est pas à l'origine. Par suite, la SAS Innovative Energy France n'est pas fondée à soutenir qu'en raison de l'application des pénalités pour manquement délibéré, elle a fait l'objet d'une double sanction.
15. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'action et des comptes publics est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a déchargé la SAS Innovative Energy France des rappels de taxe sur la valeur ajoutée et des pénalités correspondantes qui lui ont été réclamés pour la période du 1er mars au 30 septembre 2009. Il y a lieu d'annuler le jugement attaqué et de rétablir les impositions concernées ainsi que les pénalités correspondantes à la charge de la SAS Innovative Energy France.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1204669 du tribunal administratif de Strasbourg du 11 juillet 2017 est annulé.
Article 2 : Les rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui ont été réclamés à la SAS Innovative Energy France pour la période du 1er mars au 30 septembre 2009 sont remis à sa charge ainsi que les pénalités correspondantes.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'action et des comptes publics et à la SAS Innovative Energy France
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N° 17NC02232