Procédures devant la cour :
I - Par une requête, enregistrée sous le n° 19NC03317, le 15 novembre 2019, le préfet du Bas-Rhin demande à la cour d'annuler le jugement du 16 octobre 2019 du magistrat désigné du tribunal administratif de Nancy et de rejeter les demandes de première instance de M. D... et de Mme F....
Il soutient que :
- les garanties relatives à la prise en charge des personnes vulnérables doivent être obtenues avant l'exécution matérielle de la décision de transfert et non dès l'édiction de celle-ci ;
- le tribunal a statué ultra-petita en se prononçant sur l'absence de diligence des autorités françaises et non sur la stricte légalité de la décision de transfert ;
- le tribunal a commis une erreur de droit sur l'application de la clause discrétionnaire prévue par l'article 17 du règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- les autorités italiennes étaient expressément informées de ce que M. D... et Mme F... étaient accompagnés d'un enfant de moins de quatre mois ;
- le tribunal a commis une erreur de droit en lui enjoignant de délivrer aux requérants des attestations de demandeur d'asile en procédure normale en méconnaissance de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Par un mémoire en défense, enregistré le 28 février 2020, M. B... D... et Mme E... F..., représentés par la SCP Levi-Cyfermann, concluent au rejet de la requête, à ce qu'il soit enjoint au préfet du Bas-Rhin de leur délivrer l'attestation de demande d'asile prévue par l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir et à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Ils soutiennent que :
- eu égard à l'âge de leur bébé, soit trois mois à la date des arrêtés litigieux, ils sont particulièrement vulnérables ;
- le préfet ne s'est pas assuré qu'ils seraient pris en charge de manière adaptée à leur vulnérabilité et à leur situation familiale en cas de transfert vers l'Italie ;
- les autres moyens soulevés par le préfet du Bas-Rhin ne sont pas fondés.
II - Par une requête, enregistrée sous le n° 19NC03318, le 15 novembre 2019, le préfet du Bas-Rhin demande à la cour d'ordonner le sursis à exécution du jugement du 16 octobre 2019 par lequel le magistrat désigné du tribunal administratif de Nancy a annulé les arrêtés du 30 septembre 2019 portant transfert aux autorités italiennes de Mme F... et de M. D... en vue de l'examen de leur demande d'asile.
Il soutient que :
- sa requête est recevable ;
- le sursis à exécution du jugement du 16 octobre 2019 du tribunal administratif de Nancy doit être ordonné en application de l'article R. 811-17 du code de justice administrative, dès lors qu'il fait état de moyens sérieux et que l'exécution de la mesure d'éloignement est imminente ;
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en se prononçant, non sur la responsabilité de l'Etat membre responsable de l'examen de la demande d'asile, mais sur les modalités d'exécution matérielle du transfert ;
- le moyen tiré de ce que les décisions litigieuses méconnaissant les articles 3 et 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 et l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doit être écarté ;
- le tribunal a commis une erreur de droit en lui enjoignant de délivrer aux requérants des attestations de demandeur d'asile en procédure normale en méconnaissance de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Par un mémoire en défense, enregistré le 28 février 2020, M. B... D... et Mme E... F..., représentés par la SCP Levi-Cyfermann concluent au rejet de la requête, à ce qu'il soit enjoint au préfet du Bas-Rhin de leur délivrer l'attestation de demande d'asile prévue par l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir et à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Ils soutiennent qu'aucun des moyens soulevés par le préfet du Bas-Rhin n'est fondé.
M. D... et Mme F... ont été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par des décisions du 26 décembre 2019.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme C..., présidente assesseur, a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. D... et Mme F..., ressortissants nigérians, nés respectivement le 16 février 1990 et le 14 février 1991, qui ont déclaré vivre en concubinage et être parents d'un enfant mineur, né le 17 juin 2019, ont déposé une demande d'asile en France, le 5 juillet 2019. A cette occasion, l'autorité administrative a constaté que leurs empreintes avaient été relevées en Italie, respectivement les 12 février et 22 novembre 2016 ainsi qu'en Allemagne, le 26 septembre 2018. Saisies de demandes de reprises en charge, les autorités allemandes ont opposé un refus. L'Italie a, en revanche, donné un accord explicite à la reprise en charge des intéressés, le 7 août 2019. Par des arrêtés du 30 septembre 2019, le préfet du Bas-Rhin a décidé le transfert de M. D... et de Mme F... vers l'Italie, Etat responsable de l'examen de leur demande d'asile. Par un jugement du 16 octobre 2019, le magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Nancy a annulé les arrêtés du 30 septembre 2019 et a enjoint au préfet du Bas-Rhin de délivrer à M. D... et à Mme F..., l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de ce jugement. Le préfet du Bas-Rhin relève appel de ce jugement et demande qu'il soit sursis à son exécution par deux requêtes, enregistrées respectivement sous les n°s 19NC03317 et 19NC03318, qu'il y a lieu de joindre.
Sur la requête n° 19NC03317 :
En ce qui concerne la légalité des décisions de transfert :
2. Aux termes de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'État membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité (...) ". Si, en principe, l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile est déterminé par application des critères d'examen des demandes d'asile fixés par le chapitre III de ce règlement, dans l'ordre énoncé par ce chapitre, l'application de ces critères est toutefois écartée en cas de mise en oeuvre de la clause dérogatoire énoncée au paragraphe 1 de l'article 17 du règlement, qui procède d'une décision prise unilatéralement par un Etat membre. Cette faculté laissée à chaque Etat membre est discrétionnaire et ne constitue nullement un droit pour les demandeurs d'asile.
3. Aux termes de l'article L. 741-1 du code de de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Tout étranger présent sur le territoire français et souhaitant demander l'asile se présente en personne à l'autorité administrative compétente, qui enregistre sa demande et procède à la détermination de l'Etat responsable en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ou en application d'engagements identiques à ceux prévus par le même règlement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat (...) ". L'article L. 742-1 du même code énonce que : " Lorsque l'autorité administrative estime que l'examen d'une demande d'asile relève de la compétence d'un autre Etat qu'elle entend requérir, l'étranger bénéficie du droit de se maintenir sur le territoire français jusqu'à la fin de la procédure de détermination de l'Etat responsable de l'examen de sa demande et, le cas échéant, jusqu'à son transfert effectif à destination de cet Etat. L'attestation délivrée en application de l'article L. 741-1 mentionne la procédure dont il fait l'objet. Elle est renouvelable durant la procédure de détermination de l'Etat responsable et, le cas échéant, jusqu'à son transfert effectif à destination de cet Etat. / Le présent article ne fait pas obstacle au droit souverain de l'Etat d'accorder l'asile à toute personne dont l'examen de la demande relève de la compétence d'un autre Etat. ".
4. Par les termes de son arrêt n° 29217/12 du 4 novembre 2014, la cour européenne des droits de l'homme a relevé que les capacités d'accueil de l'Italie étaient alors localement défaillantes, sans qu'il s'agisse pour autant d'une défaillance systémique. La cour a considéré que cette situation n'empêchait pas l'adoption de décisions de transfert, mais obligeait le pays qui envisageait une procédure de remise, lorsqu'elle porte sur une personne particulièrement vulnérable, et notamment s'agissant d'une famille avec de jeunes enfants, de s'assurer au préalable, avant toute exécution matérielle, auprès des autorités italiennes qu'à leur arrivée en Italie, les personnes concernées seront notamment accueillies dans des structures et dans des conditions adaptées à l'âge des enfants et que l'unité de la cellule familiale sera préservée.
5. En l'espèce, M. D... et Mme F... sont parents d'un garçon, A... D..., né le 17 juin 2019, un peu moins de quatre mois avant les décisions contestées. Ils doivent ainsi être regardés comme des personnes vulnérables au sens des normes qui régissent l'accueil des personnes demandant la protection internationale. En outre, alors même que les autorités françaises avaient expressément informé les autorités italiennes de la présence de ce bébé dans leur demande de reprise en charge, l'accord explicite de reprise en charge des autorités italiennes du 7 août 2019 ne mentionne pas le jeune A.... En l'absence de tout autre élément, cette réponse ne permet pas d'estimer que les autorités italiennes ont pris en compte le très jeune âge de l'enfant et prévu, en conséquence, une prise en charge adaptée pour ses parents et lui. Ainsi, en l'absence de garanties que les autorités italiennes assureront des conditions d'accueil et de prise en charge spécifiques adaptées à la situation de particulière vulnérabilité des intéressés, le préfet du Bas-Rhin, en ne mettant pas en oeuvre la clause discrétionnaire prévue par l'article 17 du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013 et en refusant ainsi d'instruire en France la demande d'asile de M. D... et de Mme F..., a entaché ses décisions d'une erreur manifeste d'appréciation.
6. Par suite, le préfet du Bas-Rhin n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné du tribunal administratif de Nancy, qui n'a pas statué au-delà des conclusions dont il était saisi, a annulé les arrêtés du 30 septembre 2019 portant remise de M. D... et de Mme F... aux autorités italiennes en vue de l'examen de leur demande d'asile.
En ce qui concerne l'injonction prononcée par le tribunal administratif :
7. Aux termes de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile : " Si la décision de transfert est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues au livre V. L'autorité administrative statue à nouveau sur le cas de l'intéressé. ". L'article L. 911-1 du code de justice administrative énonce que : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution (...) ".
8. Les dispositions de l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à la mise en oeuvre, par le juge, des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative. Selon ces dispositions, lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction prescrit, par cette même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution.
9. Eu égard au motif de l'annulation des décisions de transfert de M. D... et de Mme F... vers l'Italie retenu par le premier juge, le jugement de première instance impliquait nécessairement que les autorités françaises se reconnaissent responsables de l'examen des demandes d'asile de M. D... et de Mme F... et qu'ainsi ils soient autorisés à enregistrer leur demande d'asile en France.
10. Il résulte de ce qui précède, que le préfet du Bas-Rhin n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné du tribunal administratif de Nancy a enjoint au préfet du Bas-Rhin de délivrer à M. D... et à Mme F... l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans un délai de quinze jours à compter de la notification de ce jugement.
En ce qui concerne les conclusions à fin d'injonction :
11. Par le jugement attaqué, le magistrat désigné du tribunal administratif de Nancy a enjoint au préfet du Bas-Rhin de délivrer à M. D... et à Mme F... l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de ce jugement. Le présent arrêt, qui rejette la requête du préfet du Bas-Rhin tendant à l'annulation de ce jugement et notamment de cette injonction n'implique aucune nouvelle mesure d'exécution. Par suite, les conclusions à fin d'injonction présentées par M. D... et Mme F..., identiques à celles qu'ils avaient présentées en première instance et auxquelles il a été fait droit, doivent être rejetées.
Sur la requête n° 19NC03318 :
12. Le présent arrêt statue sur les conclusions tendant à l'annulation du jugement du 16 octobre 2019 du tribunal administratif de Nancy. Il n'y a, par suite, plus lieu de statuer sur les conclusions de la requête enregistrée sous le n°19NC03318 du préfet du Bas-Rhin tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution de ce jugement.
Sur les frais liés aux instances :
13. M. D... et Mme F... ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Levi-Cyfermann, avocate de M. D... et de Mme F..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la SCP Levi-Cyfermann de la somme de 1 500 euros.
D E C I D E :
Article 1er : Il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de la requête n° 19NC03318 du préfet du Bas-Rhin à fins de sursis à exécution du jugement du 16 octobre 2019.
Article 2 : La requête n° 19NC03317 et les conclusions à fin d'injonction présentées en appel par M. D... et Mme F... sont rejetées.
Article 3 : L'Etat versera à la SCP Levi-Cyfermann la somme de 1 500 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que celle-ci renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... D..., à Mme E... F..., au ministre de l'intérieur et à la SCP Levi-Cyfermann.
Copie en sera adressée pour information au préfet du Bas-Rhin.
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N°s 19NC03317, 19NC03318