Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 18 mars 2020 et le 8 octobre 2020, M. E... D... et Mme I... G... épouse D..., représentés par Me Leudet, demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Nantes du 15 janvier 2020 ;
2°) d'annuler la décision implicite de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France ;
3°) d'enjoindre, sous astreinte, à l'administration de délivrer un visa de long séjour au jeune J... D..., dans le délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, ou, subsidiairement, et dans les mêmes conditions, de réexaminer la demande de visa de long séjour ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a fait une inexacte appréciation des circonstances de l'espèce concernant l'identité et le lien familial les unissant au jeune J... D... ; la production de différents actes d'état civil, dont les informations contenues sont identiques, s'explique par la disparition des registres, de sorte que l'intention frauduleuse n'est pas établie ; par ailleurs, le nouvel acte de naissance établi en 2018 est, en tout état de cause, sans incidence sur l'authenticité de l'acte préexistant ; enfin, les critiques formées par le ministre de l'intérieur sur les irrégularités dont serait entaché l'acte de naissance ne sont pas fondées ;
la possession d'état est établie au regard des pièces versées au dossier ;
la décision contestée méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et celles de l'article 3-1 de la convention internationale de New-York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l'enfant.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 juillet 2020, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu
la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
la convention internationale de New-York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l'enfant ;
le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
le code des relations entre le public et l'administration ;
le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. L'hirondel,
- les conclusions de M. Giraud, rapporteur public,
et les observations Me Pollono, substituant Me Leudet, représentant M. et Mme D....
Considérant ce qui suit :
1. M. E... D... et Mme I... G..., son épouse, de nationalité haïtienne, ont sollicité le bénéfice du regroupement familial pour leur fils allégué J... D..., ressortissant haïtien né le 29 septembre 2002 à Carrefour (Haïti). Par une décision du 24 octobre 2018, le préfet de la Marne a fait droit à leur demande. Le 27 décembre 2018, une demande de visa a été déposée pour l'enfant J... D... auprès des autorités consulaires françaises à Port-au-Prince. Par une décision du 14 janvier 2019, les autorités consulaires ont rejeté la demande de visa. Saisie d'un recours contre cette décision consulaire, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France l'a rejeté par une décision implicite. M. et Mme D... relèvent appel du jugement du 15 janvier 2020 par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté leur demande tendant à l'annulation de la décision implicite de la commission de recours.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
2. En premier lieu, l'article L. 111-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit, en son premier alinéa, que la vérification des actes d'état civil étrangers doit être effectuée dans les conditions définies par l'article 47 du code civil. L'article 47 du code civil dispose quant à lui que : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ".
3. Il résulte de ces dispositions que la force probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger peut être combattue par tout moyen susceptible d'établir que l'acte en cause est irrégulier, falsifié ou inexact. En cas de contestation par l'administration de la valeur probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger, il appartient au juge administratif de former sa conviction au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties. Pour juger qu'un acte d'état civil produit devant lui est dépourvu de force probante, qu'il soit irrégulier, falsifié ou inexact, le juge doit en conséquence se fonder sur tous les éléments versés au dossier dans le cadre de l'instruction du litige qui lui est soumis.
4. En réponse à la demande de communication des motifs de sa décision implicite formulée par les requérants, la commission leur a indiqué, par un courrier du 16 mai 2019, que cette décision est fondée sur le motif tiré de ce qu'il a été présenté deux actes de naissance relatifs à l'enfant J... D..., actes établis dans la même mairie et portant des numérotations différentes, ce qui ôte à ces actes toute valeur authentique. La commission en conclut que la production de tels documents relève d'une intention frauduleuse et ne permet pas d'établir l'identité du demandeur et, partant, son lien familial allégué avec le regroupant.
5. Il ressort des pièces du dossier qu'ont été présentés à l'appui de la demande de visa, un extrait d'acte de naissance délivré par l'officier d'état civil de la commune de Carrefour le 31 octobre 2002, l'authentification de cet acte de naissance par la direction des archives nationales d'Haïti, ainsi qu'un nouvel acte de naissance dressé le 16 avril 2018 par l'officier d'état civil de la commune de Carrefour " conformément à l'arrêté présidentiel du 16 janvier 2014 ".
6. D'une part, l'article 55 du code civil haïtien prévoit que : " 1°- Les déclarations de naissance seront faites dans le mois de l'accouchement à l'officier de l'état civil du lieu du domicile de la mère ou du lieu de naissance de l'enfant (...) / 2° - Si deux (2) ans après l'expiration du délai prévu au premier alinéa de l'article 1er du présent décret, une naissance n'est pas encore déclarée, 1 'officier de l'étal civil ne pourra la consigner dans ses registres qu'en vertu d'un jugement rendu par le tribunal civil de la juridiction où est né l'enfant ou, à défaut, par le tribunal civil du domicile de celui-ci (... ) ".
7. Si, à la date à laquelle l'acte de naissance en date du 31 octobre 2002 a été dressé l'enfant était âgé d'un mois et trois jours, il ne résulte pas des dispositions précitées qu'elles interdisent à l'officier d'état civil de recevoir, entre le mois de l'accouchement et le délai de deux ans fixé au 2° de l'article 55, les déclarations de naissance.
8. D'autre part, aux termes de l'article 56 du code civil haïtien : " L'acte de naissance énoncera le jour, l'heure et le lieu de naissance, le sexe de l'enfant et les prénoms qui lui seront donnés, les prénoms et noms, professions et domiciles des père et mère, ou de la mère seulement, si le père n'a pas fait la déclaration, enfin ceux des témoins ". Ces dispositions, qui s'appliquent spécifiquement aux actes de naissance, précisent les mentions que doivent comporter cet acte. Il ressort des pièces du dossier, et contrairement à ce que soutient le ministre, que l'acte de naissance établi le 31 octobre 2002 contient l'ensemble de ces mentions.
9. Par ailleurs, avait également été produit un extrait des registres de l'état civil délivré par la direction des archives nationales d'Haïti, qui conserve le double des registres de l'état civil haïtien. Il ressort de ce dernier document que les numéros du registre et de la page sont concordants avec ceux mentionnés dans l'extrait d'acte de naissance dressé le 31 octobre 2002. Par suite, la seule discordance portant sur le numéro de l'acte n'est pas de nature à ôter à chacun de ces documents leur caractère probant. Par ailleurs, ce certificat reprenant les mentions apposées dans l'acte de naissance figurant dans le double du registre que lui a adressé l'officier d'état civil, le ministre ne saurait utilement faire valoir, pour contester le caractère authentique de ces actes, la circonstance que l'extrait des registres de l'état civil délivré par la direction des archives nationales d'Haïti a omis de reprendre, dans l'adresse du comparant, la mention " de passage ", cette omission mineure étant au demeurant sans incidence pour apprécier le lien de filiation dès lors que les autres mentions restent identiques.
10. Enfin, l'arrêté présidentiel du 8 janvier 2014, publié le 16 janvier 2014, dans " Le Moniteur ", sur le fondement duquel l'acte de naissance a été dressé le 16 avril 2018, a pour objet d'accorder à toute personne dépourvue d'acte de naissance, un délai de cinq ans à partir de la publication de cet arrêté, pour faire régulariser son état civil, la déclaration tardive de naissance pouvant alors être notamment faite par l'un des parents biologiques vivant, sans jugement préalable. L'article 4 de cet arrêté prévoit qu'" en cas de perte, inexistence, destruction ou détérioration des registres dûment constatée par un certificat des Archives Nationales ou de tous autres dépositaires des registres, il sera procédé, après enquête à la diligence du commissaire du Gouvernement, selon les dispositions des paragraphes 1 et 2 de 1'article 1er ". A supposer que l'acte de naissance dressé le 16 avril 2018, que les requérants indiquent, sans être contestés, avoir été dans l'obligation de solliciter dès lors que les autorités consulaires refusaient de prendre en compte celui dressé le 31 octobre 2002 au motif qu'il ne s'agirait pas d'un acte original, ait été délivré en méconnaissance de ces dernières dispositions, cet acte est, en tout état de cause, superfétatoire et, en l'absence de toute discordance avec celui dressé en 2002, il ne saurait ôter à ce dernier document, dont l'exactitude des mentions est confirmée par l'acte émis par la direction des archives nationales d'Haïti, son caractère probant permettant d'établir le lien de filiation allégué, ni, par suite, révéler une intention frauduleuse.
11. Il résulte de ce qui précède que les requérants sont fondés à soutenir que la commission de recours contre les refus de visa d'entrée en France a fait une inexacte application des dispositions mentionnées au point 2 en estimant que l'identité et le lien de filiation entre l'enfant J... D... et M. et Mme D... n'étaient pas établis.
12. En second lieu, aux termes du paragraphe 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant du 26 janvier 1990 : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ".
13. L'intérêt d'un enfant est en principe de vivre auprès de la personne qui est titulaire à son égard de l'autorité parentale. Ainsi, dans le cas où un visa d'entrée en France est sollicité en vue de permettre à un enfant de rejoindre son père ou sa mère, titulaire de l'autorité parentale, ce visa ne peut en règle générale, eu égard notamment aux stipulations du paragraphe 1 de l'article 3 de la convention du 26 janvier 1990 relative aux droits de l'enfant, être refusé pour un motif tiré de ce que l'intérêt de l'enfant serait au contraire de demeurer auprès de l'autre parent, également titulaire de la même autorité parentale. En revanche, et sous réserve de ne pas porter une atteinte disproportionnée au droit de l'intéressé au respect de sa vie privée et familiale, l'autorité chargée de la délivrance des visas peut se fonder, pour rejeter la demande dont elle est saisie, sur l'atteinte à l'ordre public qui pourrait résulter de l'accès de l'enfant au territoire national, ainsi que sur le motif tiré de ce que les conditions d'accueil de celui-ci en France seraient, compte tenu notamment des ressources et des conditions de logement du titulaire de l'autorité parentale installé en France, contraires à son intérêt au regard de ses conditions de vie dans son pays d'origine.
14. Il résulte de ce qui a été dit que le lien de filiation entre les requérants et l'enfant J... D... doit être regardé comme établi. La décision contestée a pour effet de séparer cet enfant de ses parents qui résident en France alors que le préfet de la Marne, qui est chargé de vérifier les conditions d'accueil du demandeur en France, avait accordé son autorisation au regroupement familial. Par suite, en confirmant le refus de visa opposé à la demande du jeune J... D..., la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a méconnu l'intérêt supérieur de ce dernier, en violation des stipulations précitées du premier paragraphe de l'article 3 de la convention internationale de New-York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l'enfant.
15. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que M. et Mme D... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a rejeté leur demande.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
16. Le présent arrêt, eu égard à ses motifs, et sous réserve d'un changement dans les circonstances de droit ou de fait, implique de délivrer au jeune J... D... le visa de long séjour sollicité. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur d'y procéder dans un délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt sans qu'il y ait lieu, en l'espèce, d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
17. Pour l'application des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre des frais exposés par M. et Mme D... et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 15 janvier 2020 et la décision implicite de rejet née du silence gardé par la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France sur le recours formé par M. et Mme D... sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur de délivrer au jeune J... D... un visa d'entrée et de long séjour dans le délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à M. et Mme D... la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... D..., à Mme I... D..., à M. J... D... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 10 novembre 2020 , à laquelle siégeaient :
- M. Couvert-Castéra, président de la cour,
- Mme Douet, présidente-assesseur,
- M. L'hirondel, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 novembre 2020.
Le rapporteur,
M. L'HIRONDELLe président,
O. COUVERT-CASTÉRA
Le greffier,
A. BRISSET
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20NT01035