Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 4 janvier et 6 novembre 2017, la société Initial, représentée par MeD..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Caen du 3 novembre 2016 ;
2°) d'annuler la décision du ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social du 28 novembre 2014 en tant qu'elle procède vis-à-vis de la société Initial à la mise en demeure décrite ci-dessus.
Elle soutient que :
- la décision de mise en demeure ne respecte pas les dispositions de l'article L. 4721-1 du code du travail dès lors que le rapport de l'inspecteur du travail à l'origine de la mise en demeure n'est pas fondé sur des faits précis et objectifs caractérisant l'existence d'une situation dangereuse ;
- la décision de mise en demeure est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation au regard de la démarche de prévention des risques psycho-sociaux déjà mise en oeuvre par la société Initial.
Par un mémoire en défense, enregistré le 20 juillet 2017, la ministre du travail conclut au rejet de la requête.
Elle soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Francfort, président-assesseur,
- les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public,
- et les observations de MeB..., substituant MeC..., représentant la société Initial.
Considérant ce qui suit :
1. La société Initial, filiale du groupe Rentokil Initial, a une activité de location et d'entretien de vêtements et de linge professionnel. Elle dispose d'un établissement situé à Carpiquet (Calvados), au sein duquel un salarié, M.A..., s'est suicidé le 23 mai 2014. A la suite de la déclaration d'accident du travail formulée par l'employeur, l'inspecteur du travail compétent a procédé à une enquête. Au vu de son rapport, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) de Basse-Normandie a, par une décision du 28 juillet 2014, mis en demeure l'employeur d'élaborer et de mettre en oeuvre un plan d'actions prenant en compte les résultats de l'évaluation et le respect des principes généraux de prévention prévus par l'article L. 4121-2 du code du travail. Le ministre chargé du travail, saisi par la société Initial d'un recours administratif conformément à l'article L. 4723-1 du même code, a, par une décision du 28 novembre 2014, d'une part annulé la mise en demeure du directeur régional du 28 juillet 2014 et d'autre part mis en demeure l'employeur, dans un délai de quatre mois, en premier lieu, de procéder à l'évaluation et la transcription, dans le document unique d'évaluation des risques, des risques psychosociaux portant sur l'ensemble des facteurs susceptibles d'être à l'origine des constats effectués et, en second lieu, d'élaborer, de transmettre à l'inspection du travail et de mettre en oeuvre un plan d'actions prenant notamment en compte les résultats d'évaluation des facteurs de risques psychosociaux à l'établissement de Carpiquet et respectant les principes généraux de prévention énoncés à l'article L. 4121-2 du code du travail. La société Initial relève appel du jugement du 3 novembre 2016 par lequel le tribunal administratif de Caen a rejeté ses conclusions tendant à l'annulation de cette mise en demeure du 28 novembre 2014.
Sur les conclusions à fins d'annulation :
2. Aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail : " L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. / Ces mesures comprennent : 1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ; 2° Des actions d'information et de formation ; 3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. / L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. " ; et aux termes de l'article L. 4121-2 du même code : " L'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants : (...) 7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1 ". Aux termes de l'article R. 4121-1 : " L'employeur transcrit et met à jour dans un document unique les résultats de l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs à laquelle il procède en application de l'article L. 4121-3. / Cette évaluation comporte un inventaire des risques identifiés dans chaque unité de travail de l'entreprise ou de l'établissement, y compris ceux liés aux ambiances thermiques ". Enfin, selon l'article L. 4721-1 : " Le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi, sur le rapport de l'inspecteur du travail constatant une situation dangereuse, peut mettre en demeure l'employeur de prendre toutes mesures utiles pour y remédier, si ce constat résulte : / 1° D'un non-respect par l'employeur des principes généraux de prévention prévus par les articles L. 4121-1 à L. 4121-5 et L. 4522-1 ; / 2° D'une infraction à l'obligation générale de santé et de sécurité résultant des dispositions de l'article L. 4221-1 ".
En ce qui concerne la méconnaissance alléguée de l'article L. 4721-1 du code du travail :
3. La société Initial soutient que le ministre chargé du travail aurait méconnu les dispositions précitées de l'article L. 4721-1 dès lors que le rapport de l'inspecteur du travail ne caractérise, au sens de ces dispositions, aucune situation dangereuse qui résulterait de faits précis, objectifs et personnellement constatés.
4. Il ressort des pièces du dossier qu'à la suite du suicide à l'établissement de Carpiquet où était affecté un salarié préposé à l'entretien (" maintenance ") des installations, l'inspecteur du travail compétent a procédé à une enquête portant sur la carrière de la victime au sein de l'entreprise, l'organisation du service auquel il appartenait, ainsi que la politique managériale et l'évaluation des risques psycho-sociaux. L'inspecteur du travail a rédigé son rapport après s'être entretenu avec des responsables de la société et de l'établissement, la secrétaire du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des élus au comité d'entreprise, le médecin du travail ainsi que des collègues de la victime, et après avoir participé à la réunion du CHSCT des 27 mai 2014, au cours de laquelle il a été décidé de procéder à une enquête avec l'aide d'un cabinet extérieur spécialisé en risques psycho-sociaux, ainsi qu'à la réunion du 24 juillet 2014, au cours de laquelle les résultats de cette enquête ont été restitués. Il ressort du rapport d'enquête de l'inspecteur du travail rédigé le 25 juillet 2014, d'une part, sur la carrière professionnelle de la victime, qu'après 22 ans d'expérience professionnelle dans le même établissement et malgré les appréciations positives de sa hiérarchie louant ses qualités, le travail fourni par M. A...n'a pas été reconnu, ni récompensé à sa juste valeur par la direction de l'entreprise, et, d'autre part, sur l'organisation du service maintenance, que le rythme de travail est considéré comme soutenu par la hiérarchie, dans la mesure où les interventions sont nombreuses en raison d'un parc machine très ancien et d'une charge en production qui tend à augmenter d'une année sur l'autre. Le même rapport relève de plus qu'un changement des horaires de travail est intervenu peu avant le passage à l'acte de M. A..., lequel l'évoque dans une lettre, laissée après son geste, qui mentionne " Pas de reconnaissance au travail. Horaires de travail toujours plus ". Contrairement à ce que soutient la société requérante l'ensemble de ces constats est de nature à caractériser, compte-tenu de l'ampleur des risques psycho-sociaux qu'ils révèlent au sein de l'établissement de Carpiquet, une situation dangereuse au sens des dispositions précitées de l'article L. 4721-1 du code du travail.
En ce qui concerne la nécessité des mesures prescrites par la mise en demeure :
5. Le document unique d'évaluation des risques de l'établissement de Carpiquet, mis à jour le 27 avril 2013, ne comporte pas d'évaluation des risques psycho-sociaux auxquels sont exposés les salariés de l'établissement. Une mission nationale d'évaluation de ces risques, confiée en 2012 à l'organisme 3E Conseil a donné lieu à un rapport final de diagnostic, remis le 23 octobre 2013 et qui, à la suite d'entretiens complémentaires relatifs au site de Carpiquet au vu d'une situation apparaissant comme très dégradée, a mis en lumière dans cet établissement une surcharge de travail en accentuation, aggravée par un manque cruel de moyens (sous-effectifs, outils vieillissants, matériel inadapté), à l'origine de tensions interprofessionnelles exacerbées à la production et entre les services. Or ce rapport n'a été communiqué ni aux institutions représentatives du personnel de l'établissement de Carpiquet, ni au médecin du travail, et les recommandations qu'il comporte n'ont donné lieu à la mise en oeuvre d'aucun plan d'action, alors que les constats de ce premier rapport ont été confirmés par l'enquête réalisée par le CHSCT avec l'assistance du cabinet Réhalto, à la suite du suicide M.A.... Ainsi, selon les constatations effectuées par l'inspecteur du travail et corroborées par les constats des cabinets 3E Conseil et Réhalto :
- le lien de causalité entre les pratiques managériales de l'entreprise, les conditions de travail de M. A...et le suicide de ce dernier ne peut être écarté ;
- si la direction a bien évalué les risques psycho-sociaux, elle n'a pas mis en oeuvre les préconisations nécessaires pour y remédier et a laissé perdurer la situation en toute connaissance de cause, et n'a donc pas satisfait à son obligation de mise en oeuvre des principes de prévention prévus aux articles L. 4121-1 à L. 4121-5 du code du travail qui visent à préserver la santé des salariés par la mise en place d'un plan d'actions.
6. A la date à laquelle le ministre chargé du travail a décidé, par la décision en litige, de mettre en demeure la société Initial d'une part de compléter le document unique d'évaluation des facteurs risques par la description des risques psycho-sociaux susceptibles d'être à l'origine des contrats effectués et d'autre part d'élaborer un plan d'action correspondant, il était en possession de l'ensemble des constats résultant de l'enquête effectuée par l'inspecteur du travail et des travaux réalisés par les cabinets 3E Conseil et Réhalto.
7. Contrairement à ce que soutient la société Initial, les éléments d'information qui résultent de ces travaux reposent sur des faits précis, objectifs et personnellement constatés auprès de diverses parties prenantes de l'entreprise, et dont la matérialité n'a d'ailleurs pas fait l'objet de sa part d'une contestation argumentée.
8. Par ailleurs, cette même société ne peut se prévaloir de l'attention qu'elle aurait portée aux facteurs de risques psycho-sociaux en confiant une mission d'évaluation nationale au cabinet 3E Conseil, dès lors qu'elle n'a ni mis en pratique les préconisations de cet organisme alors que cette mise en oeuvre n'était pas dépendante de l'assentiment des organisations syndicales de salariés, ni même communiqué aux institutions représentatives du personnel de l'établissement de Carpiquet le rapport correspondant. Elle ne justifie pas davantage avoir satisfait à son obligation de prévention par la seule signature le 18 juillet 2013 d'une convention avec le cabinet Réhalto prévoyant la mise à disposition d'une assistance psychologique par téléphone, sur appel des salariés, incluant la possibilité limitée de consultations en face à face sur décision des psychologues de ce cabinet.
9. Par suite le ministre chargé du travail n'a ni méconnu les dispositions de l'article L. 4121-1, ni commis d'erreur manifeste d'appréciation en enjoignant à la société Initial, d'une part, de procéder à l'évaluation et la transcription, dans le document unique d'évaluation des risques, des risques psychosociaux portant sur l'ensemble des facteurs susceptibles d'être à l'origine des constats effectués dans l'établissement et, d'autre part, d'élaborer, de transmettre à l'inspection du travail et de mettre en oeuvre un plan d'actions prenant notamment en compte les résultats d'évaluation des facteurs de risques et respectant les principes généraux de prévention résultant de l'article L. 4121-2 du code du travail.
10. Il résulte de ce qui précède que la société Initial n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la société Initial est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société Initial et à la ministre du travail.
Délibéré après l'audience du 28 septembre 2018, à laquelle siégeaient :
- M. Lenoir, président de chambre,
- M. Francfort, président assesseur,
- M. Pons, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 15 octobre 2018.
Le rapporteur,
J. FRANCFORTLe président,
H. LENOIR
La greffière,
E. HAUBOIS
La République mande et ordonne à la ministre du travail en ce qui la concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 17NT00027