Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 12 janvier 2018, MmeD..., représentée par MeB..., demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 1612763/6-1 du 10 novembre 2017 ;
2°) d'annuler la décision implicite de rejet de son recours gracieux par le Premier ministre ;
3°) de condamner l'Etat à leur verser la somme de 45 813 euros ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa requête est recevable ;
- le jugement est insuffisamment motivé en ce qui concerne la notion de perte partielle ;
- aucune disposition ni principe, et notamment pas le décret du 10 septembre 1999, n'exige que le préjudice subi soit certain et définitif pour être réparable ;
- en exigeant une absence de reprise de l'activité à la Libération, le Premier Ministre excède les conditions posées par le décret du 10 septembre 1999 ;
- la clientèle de l'entreprise " TricotsD... " a été intégralement dispersée en 1941 et le préjudice est de ce fait certain et définitif, à hauteur de 45 813 euros ;
- la décision du Premier ministre est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation.
Par un mémoire en défense enregistré le 1er octobre 2018, le Premier ministre conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens soulevés par Mme D...ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 2 octobre 2018, la clôture de l'instruction a été fixée au 17 octobre 2018.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Hamon,
- les conclusions de Mme Oriol, rapporteur public,
- et les observations de Me B...pour MmeD....
Considérant ce qui suit :
1. Mme D...a saisi la commission d'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS) en vue d'obtenir une indemnisation complémentaire de la spoliation des biens appartenant à son père, M. A... D..., qui exploitait une entreprise de fabrication et vente de tricots à Paris. Le recours gracieux formé par l'intéressée le 18 avril 2016 contre l'indemnisation qui lui avait été allouée ayant été implicitement rejeté, elle a demandé au Tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté ce recours et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 45 813 euros. Elle fait appel du jugement du 10 novembre 2017 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Les premiers juges ont suffisamment motivé leur réponse au moyen tiré de ce que la perte de la clientèle du fonds de commerce de M. D...serait définitive dans sa totalité et non partiellement, en relevant que lorsqu'un fonds de commerce a été restitué à son propriétaire ou à ses ayants droit, les éléments incorporels dudit fonds retournent dans le patrimoine de la victime ou entrent dans celui de ses ayants droit, et que dans une telle hypothèse, la perte éventuelle de la valeur de biens incorporels ne peut en principe être regardée comme constituant une spoliation au sens du décret du 10 septembre 1999, sauf si la perte de tout ou partie des éléments incorporels présente un caractère définitif, puis en relevant que la circonstance que l'exploitation du fonds a été interrompue en raison des persécutions antisémites et n'a pu être reprise que dans des conditions dégradées n'implique pas une perte définitive de la totalité de la clientèle.
Sur le fond :
3. L'article 1er du décret du 10 septembre 1999 a institué auprès du Premier ministre une commission qui est chargée " d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy " et, à ce titre, " de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées ". Le dispositif institué par les dispositions précitées aboutit, au terme d'une procédure de conciliation, à ce que la commission recommande, le cas échéant, au Premier ministre de prendre une mesure de réparation, de restitution ou d'indemnisation. Les décisions prises par le Premier ministre doivent notamment permettre la restitution à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit des biens dont ils ont été spoliés. Dans le cas où cette restitution est impossible, les propriétaires ou leurs ayants droit sont indemnisés selon les règles particulières issues du décret du 10 septembre 1999. Les décisions prises par le Premier ministre sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Elles peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d'erreur de droit, d'erreur de fait, d'erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir. Saisi de conclusions en ce sens, le juge administratif peut enjoindre à l'administration de prendre les mesures qu'impose nécessairement sa décision, notamment de procéder au réexamen des points encore en litige et de prendre, le cas échéant, une décision accordant en tout ou partie l'indemnisation demandée.
4. S'agissant d'une entreprise, l'indemnisation doit permettre de réparer sa perte définitive, en prenant en compte l'ensemble des éléments corporels et incorporels.
En ce qui concerne les éléments corporels du fonds de commerce :
5. En se bornant à faire valoir, en appel, que l'instruction de la demande d'indemnisation de la perte des éléments corporels du fonds de commerce exploité par ses parents a été entachée d'une erreur, la commission ayant à tort considéré que cette demande concernait également la perte de mobilier de leur logement, Mme D...n'établit nullement que cette erreur aurait eu une incidence sur l'évaluation, à hauteur de 27 436 euros, des biens corporels qui sont l'objet de sa demande. Par suite, l'intéressée n'est pas fondée à soutenir que, du fait de cette imprécision, le Premier ministre aurait commis une erreur manifeste d'appréciation en évaluant la perte du matériel et des stocks de marchandises à la somme de 27 436 euros et non à 55 644 euros.
En ce qui concerne la perte de clientèle :
6. Lorsqu'un fonds de commerce a été restitué à son propriétaire ou à ses ayants droit, les éléments incorporels de ce fonds retournent dans le patrimoine de la victime ou entrent dans celui de ses ayants droit. Par suite, dans une telle hypothèse, la perte éventuelle de la valeur de biens incorporels ne peut en principe être regardée comme constituant une spoliation au sens du décret précité du 10 septembre 1999. Il en va toutefois différemment si la perte de tout ou partie des éléments incorporels présente un caractère définitif.
7. Il ressort des pièces du dossier que dans le cadre d'une seconde demande de réexamen qu'elle a présentée en 2014, une indemnisation complémentaire d'un montant de 27 000 euros a été accordée à Mme D...au titre de la perte partielle de clientèle et des frais de procédure exposés par M. D...pour récupérer son fonds à l'issue de la guerre. Ainsi que l'ont relevé les premiers juges, la circonstance que l'exploitation du fonds de commerce a été interrompue en 1941 et qu'à la Libération, M. D...n'a pu reprendre son activité de fabrication et vente de tricots que dans un local situé dans le même immeuble, mais beaucoup plus exigu, ne suffit pas à faire regarder la perte définitive de clientèle du fonds de commerce subie comme étant totale.
8. Enfin, en rejetant la troisième demande d'indemnisation complémentaire de Mme D...relative à la perte de clientèle, au motif que cette perte n'était pas totale du fait de la reprise d'exploitation à la fin de la guerre, laquelle n'est pas contestée, le Premier ministre n'a pas fait peser sur l'intéressée la charge d'une preuve impossible.
9. Par suite, les moyens tirés de ce que le Premier ministre aurait excédé les conditions posées par le décret du 10 septembre 1999 en exigeant une absence de reprise de l'activité à la Libération, de ce qu'aucune disposition ni principe, et notamment pas le décret du 10 septembre 1999, n'exige que le préjudice subi doit être certain et définitif pour être réparable, et de ce que la décision du Premier ministre serait entachée d'une erreur manifeste d'appréciation, doivent être écartés.
10. Il résulte de tout ce qui précède que Mme D...n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
DECIDE :
Article 1er : La requête de Mme D...est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C...D...et au Premier ministre.
Délibéré après l'audience du 13 mai 2019, à laquelle siégeaient :
- M. Even, président de chambre,
- Mme Hamon, président assesseur,
- Mme d'Argenlieu, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 4 juin 2019.
Le rapporteur,
P. HAMONLe président,
B. EVENLe greffier,
S. GASPARLa République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 18PA00133