Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 12 janvier 2016, la société Seguin-Follet, représentée par
Me C...demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 1410787/3-2 du
10 novembre 2015 ;
2°) de rejeter la demande de première instance de la société AIG Europe Limited en jugeant que sa responsabilité ne peut être engagée ;
3°) d'appeler la société Engie Energie Services anciennement dénommée Cofely services en garantie ;
4°) de mettre à la charge de la société AIG Europe Limited une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement attaqué est insuffisamment motivé ;
- les premiers juges ont commis une erreur de droit en engageant sa responsabilité sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs ;
- les premiers juges ont commis une erreur d'appréciation en écartant la responsabilité tant du Centre national d'Art et de Culture Georges Pompidou, que de la société Cofely ;
- les premiers juges ont commis une erreur d'appréciation en refusant de tenir compte d'un coefficient de vétusté pour chiffrer le préjudice.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2016, la société Engie Energie Services, anciennement dénommée Cofely services, représentée par MeA..., conclut au rejet de la requête et à ce que la société Seguin-Follet soit condamnée à lui verser une somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Par un mémoire en défense, enregistré le 11 avril 2016, la société AIG Europe Limited, représentée par MeD..., conclut à titre principal au rejet de la requête et à ce que la société Seguin-Follet soit condamnée à lui verser une somme de 90 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle conclut à titre subsidiaire, si la Cour devait annuler le jugement, à ce que le montant de l'indemnité due soit limité à la somme de 1 111 904,61 euros, assortie des intérêts de droit eux-mêmes capitalisés.
Elle soutient que la requête d'appel est irrecevable et qu'en tout état de cause, aucun des moyens qu'elle soulève n'est fondé.
Par une lettre du 3 mai 2016, le Centre national d'art et de culture Georges Pompidou indique qu'il n'est pas partie dans la cause.
Une mesure d'instruction a été adressée aux parties le 6 novembre 2018.
La société AIG Europe a répondu à cette mesure d'instruction, par une lettre du 9 novembre 2018.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme d'Argenlieu,
- les conclusions de Mme Oriol, rapporteur public,
- les observations de Me B...pour la société Seguin-Follet,
- et les observations de Me E...pour la société AIG Europe Limited.
Considérant ce qui suit :
1. Par un acte d'engagement, notifié le 26 janvier 2007, le Centre national d'art et de culture Georges Pompidou (CNAC) a confié à la société Seguin-Follet un marché de travaux de révision décennale des deux groupes électrogènes du Centre Pompidou (GE1 et GE2), en prévoyant une tranche ferme et une tranche conditionnelle. Des désordres sont apparus dans le cadre des travaux de révision, entraînant l'arrêt du premier groupe électrogène (GE1) le 30 juin 2010, puis l'arrêt du second groupe électrogène (GE2) le 10 septembre 2010. Le CNAC a déclaré le sinistre à la société AIG, son assureur, le 2 juillet 2010, puis a mis en cause les sociétés Cofely, responsable de l'exploitation et de la maintenance des courants forts, et Seguin-Follet. La société AIG a indemnisé le CNAC du préjudice subi à hauteur de 1 079 020 euros, suivant quittance subrogative signée par son assuré le 26 juin 2012. Ces désordres ont été analysés par un rapport d'expertise sollicité par le CNAC, qui a été déposé le 3 octobre 2012 au greffe du tribunal administratif. Par un jugement du 10 novembre 2015, dont la société Seguin-Follet fait appel, le Tribunal administratif de Paris a condamné cette société à verser à la société AIG, subrogée dans les droits de son assuré, une somme de 1 285 503,42 euros TTC, augmentée des intérêts de droit eux-mêmes capitalisés, en retenant sa responsabilité exclusive dans la survenance des dommages subis par les groupes électrogènes n° 1 et 2 du CNAC.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Il ressort du paragraphe 3 de ce jugement, que le tribunal administratif a énoncé l'ensemble des motifs l'ayant conduit à considérer que la responsabilité de la société Seguin-Follet devait, en l'espèce, être engagée au titre des désordres survenus. Par suite, le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement attaqué ne peut qu'être rejeté.
Sur le fond :
En ce qui concerne le fondement de la responsabilité :
3. Il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination engagent leur responsabilité, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que, lorsque eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables. Cette responsabilité peut être recherchée pour des éléments d'équipements dissociables de l'ouvrage s'ils rendent
celui-ci impropre à sa destination. Si la garantie décennale des constructeurs peut uniquement être engagée pour les désordres n'étant pas concernés par les réserves émises lors de la réception des travaux, la responsabilité du constructeur, en l'absence de toute réception, ne peut quant à elle être engagée que sur le fondement contractuel.
S'agissant du groupe électrogène n° 1 (GE 1) :
4. Il résulte de l'instruction que les travaux relatifs au groupe électrogène n° 1 (GE1) n'ayant pas encore été réceptionnés à la date où les désordres sont apparus, la responsabilité de la société Seguin-Follet ne peut à ce titre être engagée que sur le fondement contractuel.
S'agissant du groupe électrogène n° 2 (GE 2) :
5. Il résulte de l'instruction, d'une part, que le marché de révision décennale confié à la société Seguin-Follet n'impliquait pas uniquement une simple opération de maintenance, mais des travaux importants de montage, démontage et remplacement des mécanismes défaillants du GE2. La société Seguin-Follet doit donc être regardée comme ayant agi en l'espèce en qualité de constructeur. D'autre part, si le GE2 est dissociable de l'immeuble accueillant le CNAC, celui-ci sert notamment à alimenter les équipements de sécurité de cet immeuble dont les systèmes de désenfumage, d'évacuation et d'éclairage de sécurité. Dans ces conditions, les désordres ayant affecté ces deux groupes ont eu pour effet, dans un immeuble recevant chaque jour un nombreux public, de rendre le Centre Georges Pompidou impropre à sa destination.
6. Il est constant que les opérations de révision relatives au GE2 ont été définitivement réceptionnées le 15 juin 2010, avec des réserves qui ne portaient pas sur les travaux en litige. Les désordres constatés sur ce groupe électrogène sont apparus le 10 septembre 2010, soit dans le délai de la garantie décennale. Dans ces conditions, la responsabilité de la société Seguin-Follet doit, s'agissant de ce groupe électrogène, être engagée sur le fondement de cette garantie.
En ce qui concerne la détermination de la personne responsable :
7. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise judiciaire du 3 octobre 2012, lequel n'est pas sérieusement contesté, que les désordres ayant entrainé l'arrêt des deux groupes électrogènes GE1 et GE2 proviennent de la présence, au moment de la révision, de très nombreux dépôts métalliques, qui ont conduit à la destruction des nouveaux coussinets mis en place sur les bielles et les chapeaux de bielles lors de la révision. Ces dépôts ont été l'unique cause des " grippages " ayant entrainé les pannes en litige. La société Seguin-Follet n'ayant pas éliminé ces dépôts, alors que cette tâche relevait de la révision décennale qui lui avait été confiée par le CNAC à travers le marché litigieux, a commis une faute de nature à engager sa responsabilité contractuelle et décennale, dans les conditions fixées aux points 4 et 6 ci-dessus. Si la société Seguin-Follet soutient qu'il appartenait au CNAC de choisir un mode de révision de type R3, plus coûteux que le mode de type R2, mais incluant un contrôle dimensionnel qui aurait permis des mesures plus précises, il ne résulte pas de l'instruction qu'une révision de type R3 aurait permis d'éviter les désordres survenus. Au contraire, c'était à la société Seguin-Follet, eu égard à son devoir de conseil à l'égard du maître d'ouvrage de proposer une révision de type R3, si elle l'estimait nécessaire, ce qu'elle n'a pas fait. Dans ces conditions, la société Seguin-Follet n'établit pas l'existence d'une faute de nature à l'exonérer, fut ce partiellement, de sa responsabilité à l'égard du CNAC.
En ce qui concerne l'évaluation des préjudices :
8. En premier lieu, il ressort du rapport d'expertise, quand bien même le CNAC a finalement fait le choix de la solution la plus onéreuse en remplaçant les deux groupes électrogènes, alors qu'il aurait pu se contenter de procéder à leur réparation, que le chiffrage de ce chef de préjudice a été établi à partir du devis des travaux de réparation proposé par la société Sud Moteurs. Ce montant, chiffré à 514 053 euros HT n'est pas contesté par les parties. Certes, la société
Seguin-Follet sollicite l'application d'un coefficient de vétusté en vue de minorer cette somme. Toutefois, il n'y a pas lieu de prendre en compte un tel coefficient lorsque, ce qui est le cas en l'espèce, un très bref délai s'est écoulé entre l'achèvement des travaux et la survenance des désordres qui en sont la conséquence.
9. En second lieu, le CNAC a également dû prendre à sa charge les frais de location des groupes électrogènes de secours afin d'assurer la sécurité de l'alimentation en électricité du bâtiment. L'évaluation proposée par l'expert du coût de ses frais de location, qui n'est pas sérieusement contestée par les parties, s'élève à la somme de 573 337 euros HT.
10. Enfin, le CNAC a dû financer les diverses dépenses relatives aux frais de montage, démontage, inspections et autres expertises. Le montant de ces dépenses chiffré par l'expert, qui l'évalue à 76 245 euros, n'est pas davantage contesté par les parties.
11. Il en résulte que le préjudice subi par la société AIG Europe Ltd, au titre de ces trois séries de dépense, s'élève à la somme totale de 1 163 635 euros HT, qu'il convient de limiter au montant que cette société a effectivement versé au CNAC, soit 1 079 020 euros HT.
12. Il résulte par ailleurs de l'instruction, que la société AIG Europe Ltd a exposé d'autres dépenses pour les besoins de l'expertise. A ce titre, elle sollicite le versement d'une somme totale de 206 483,42 euros correspondant aux frais d'expertise engagés auprès des sociétés Sud Moteurs et Eurailtest. Or, il ressort de ce qui a été dit au point 10 ci-dessus, que les frais d'expertise ont déjà, pour partie, été pris en compte dans le chiffrage effectué par l'expert. Dans ces conditions, le préjudice s'élève ici à la différence entre le montant total des factures émises par les deux sociétés Sud Moteurs et Eurailtest, soit 172 645 euros et les 76 245 euros évoqués au point 10 ci-dessus, soit une somme de 115 294,40 euros TTC. Par suite, le préjudice total dont peut se prévaloir la société AIG Europe Limited s'élève à la somme de 1 194 314,40 euros TTC. La société Seguin-Follet n'est pas en droit de solliciter la déduction d'une facture du 31 mai 2010 qui ne lui aurait pas été réglée car, par un jugement du Tribunal administratif de Paris devenu définitif du 17 décembre 2013, il a été jugé que les travaux correspondant à cette facture n'avaient pas été réalisés dans les règles de l'art.
En ce qui concerne les intérêts et la capitalisation des intérêts :
13. La société requérante a droit aux intérêts de la somme que la société Seguin-Follet est condamnée à lui verser à compter, comme elle le demande, du jour de l'enregistrement de sa requête devant le Tribunal administratif de Paris, soit le 30 juin 2014 ;
14. Aux termes de l'article 1154 du code civil : " Les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par une demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière ". Pour l'application de ces dispositions, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond, à condition toutefois que les intérêts soient dus au moins pour une année entière. En l'espèce, la société AIG Europe Limited a demandé la capitalisation des intérêts le 30 juin 2014. Cette demande ne peut donc prendre effet qu'à compter du 30 juin 2015.
En ce qui concerne l'appel en garantie :
15. La société Seguin-Follet soutient que la société Cofely aurait dû alerter le CNAC des désordres affectant les groupes électrogènes dès lors qu'elle était responsable de leur exploitation et de leur maintenance et ne pouvait ignorer les défaillances constatées à l'occasion des travaux de révision. Il ressort toutefois du rapport d'expertise que si l'usure des matériels préexistait aux travaux de révision, ce sont les opérations de révision elles-mêmes qui ont conduit exclusivement aux avaries constatées. Par suite, l'appel en garantie de la société Seguin-Follet doit être rejeté.
Sur les frais de justice :
16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société AIG Europe Limited, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demande la société Seguin-Follet au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Seguin-Follet une somme de 4 000 euros au titre des frais exposés à verser à concurrence de 50 % aux sociétés AIG Europe Limited et Engie Energie Services.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la société Seguin-Follet est rejetée.
Article 2 : La société Seguin-Follet versera à la société AIG Europe Limited une somme de 1 194 314,40 euros TTC, assortie des intérêts de droit capitalisés.
Article 3 : Le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 1410787/3-2 du 10 novembre 2015 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 2 ci-dessus.
Article 4 : La société Seguin-Follet versera respectivement aux sociétés AIG Europe Limited et Engie Energie Services une somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié aux sociétés Seguin-Follet, AIG Europe Limited et Engie Energie Services. Une copie sera adressée au Centre national d'art et de culture Georges Pompidou.
Délibéré après l'audience du 19 novembre 2018, à laquelle siégeaient :
- M. Even, président de chambre,
- Mme Hamon, président assesseur,
- Mme d'Argenlieu, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 11 décembre 2018.
Le rapporteur,
L. d'ARGENLIEULe président,
B. EVENLe greffier,
S. GASPARLa République mande et ordonne au ministre de la culture en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 16PA00133