Procédure devant la Cour :
Par une requête et trois mémoires complémentaires, enregistrés respectivement les 20 novembre 2019, 17 avril 2020, 17 juin 2020 et 18 mars 2021, Mme D..., représentée par Me C..., demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1812745/3-2 du 25 septembre 2019 du tribunal administratif de Paris ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 130 153,66 euros, assortie des intérêts au taux de 6,5 % pour la période postérieure au 13 juillet 2017, au titre de la réparation de son préjudice ;
3°) de mettre les dépens à la charge de l'Etat, ainsi qu'une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
Sur la responsabilité sans faute de l'Etat du fait des conventions internationales :
- son préjudice est de nature à être indemnisé sur le terrain de la responsabilité sans faute de l'Etat, pour rupture de l'égalité devant les charges publiques, du fait de la signature par la France de trois conventions internationales, en l'occurrence la convention de coopération monétaire conclue entre les Etats membres de la Banque des Etats de l'Afrique centrale (BEAC) et la République française le 23 novembre 1972, les statuts de la BEAC, annexés à cette dernière convention, et l'accord du 20 avril 1998 conclu entre le gouvernement de la République française et les Etats membres de la BEAC relatif à l'établissement à Paris d'un bureau de la BEAC et à ses privilèges et immunités sur le territoire français, dès lors que ces conventions confèrent une immunité d'exécution à la BEAC ;
- la signature de ces conventions par la France l'empêche de poursuivre toute exécution forcée des décisions rendues à son profit, tant en France qu'au Cameroun ;
- du fait des pouvoirs de contrôle et de gestion que détient la France sur la BEAC, elle participe directement au maintien de l'immunité d'exécution qui lui est conférée ;
- son préjudice revêt un caractère grave et spécial, et ces conventions ne peuvent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation ;
- aucune autre voie de droit ne lui permet d'obtenir une chance raisonnable de recouvrer sa créance ;
- ni sa nationalité camerounaise, ni la circonstance que les décisions rendues en sa faveur émanent de juridictions camerounaises ne sont de nature à s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'Etat français ;
- le préjudice subi trouve son origine directe dans le fait de l'Etat français ;
Sur la responsabilité sans faute du fait des lois :
- son préjudice est de nature à être indemnisé sur le terrain de la responsabilité sans faute de l'Etat français, pour rupture de l'égalité devant les charges publiques, du fait de l'application des dispositions de l'article L. 153-1 du code monétaire et financier ;
- l'application de ces dispositions, lesquelles prévoient que les biens des banques centrales et des autorités monétaires étrangères ne peuvent faire l'objet d'une saisie, l'empêche de poursuivre l'exécution forcée, en France, des décisions de justice rendues à son profit.
Par deux mémoires en défense, enregistrés les 20 février 2020 et 17 mars 2021, le ministre de l'économie, des finances et de la relance conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la juridiction administrative est incompétente pour connaître des conclusions de Mme D... tendant à l'engagement de la responsabilité de l'Etat français du fait des stipulations lui conférant des pouvoirs de contrôle et de gestion sur la BEAC dès lors que de tels actes ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France ;
- la créance est prescrite, Mme D... en ayant eu connaissance au plus tard en 2008 ;
- les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention de coopération monétaire entre les Etats membres de la Banque des Etats de l'Afrique centrale et la République française du 23 novembre 1972 ;
- l'accord de coopération en matière de justice entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République unie du Cameroun du 21 février 1974 ;
- l'accord du 20 avril 1988 entre le gouvernement de la République française et la Banque des Etats de l'Afrique centrale relatif à l'établissement à Paris d'un bureau de la banque des Etats de l'Afrique centrale et à ses privilèges et immunités sur le territoire français ;
- le code monétaire et financier ;
- le code de justice administrative ;
- le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. A...,
- et les conclusions de Mme Bernard, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Mme B... D..., ressortissante camerounaise née le 27 septembre 1975, a été employée à compter du 18 juillet 1960 par la Banque des Etats de l'Afrique Centrale (BEAC), au sein d'une agence de cette banque située au Cameroun. Par une décision du 7 novembre 1988, la BEAC a procédé au licenciement pour faute de Mme D..., en dépit de l'opposition de l'inspecteur du travail. Par un arrêt du 3 octobre 2000, la Cour d'appel de Yaoundé a jugé ce licenciement nul et de nul effet car intervenu dans des conditions irrégulières, et a condamné la BEAC à verser à Mme D... ses salaires et accessoires, depuis la date de son licenciement jusqu'à son départ à la retraite, intervenu en septembre 1997. Par une décision du 19 février 2004, la Cour suprême du Cameroun a rejeté le pourvoi formé contre cet arrêt par la BEAC. Estimant le montant de son préjudice à 85 375 163 francs CFA, soit 130 153, 66 euros, et ne parvenant pas à en obtenir le versement par la BEAC, Mme D... a, par un courrier du 18 décembre 2017, demandé au ministre français de l'économie et des finances de procéder au règlement de cette somme par prélèvement sur le compte d'opérations ouvert au nom de la banque dans les livres du Trésor français. Le ministre de l'économie et des finances n'ayant pas donné suite à cette demande, cette dernière est réputée avoir été implicitement rejetée. Par une décision implicite du 19 mai 2018, le ministre de l'économie et des finances a rejeté la demande indemnitaire préalable formée par Mme D... par courrier du 19 mars 2018 tendant au versement d'une somme de 130 153,66 euros en réparation des préjudices subis du fait du refus fautif du ministre de procéder au règlement de la somme demandée, et du fait de la rupture d'égalité devant les charges publiques résultant de la signature, par l'Etat français, de conventions internationales conférant une immunité d'exécution à la BEAC. Mme D... relève appel du jugement du 25 septembre 2019 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser cette somme.
Sur la responsabilité sans faute de l'Etat du fait des conventions internationales :
2. La responsabilité de l'État est susceptible d'être engagée, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d'autres États et entrées en vigueur dans l'ordre interne, à la condition, d'une part, que ni la convention elle-même, ni la loi qui en a éventuellement autorisé la ratification ne puissent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation et, d'autre part, que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère tant direct et certain que grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.
3. D'une part, il résulte de l'instruction, et notamment du courrier du 21 novembre 2008 du ministre des relations extérieures du Cameroun, que l'impossibilité dans laquelle s'est trouvée Mme D... d'obtenir l'exécution des décisions de justice rendues à son profit par la Cour d'appel de Yaoundé et la Cour suprême du Cameroun résulte, ainsi que l'a justement relevé le tribunal administratif, de l'immunité d'exécution conférée à la BEAC sur le territoire camerounais en vertu de l'accord de siège du 30 mars 2004 conclu entre la Banque et l'Etat camerounais, auquel la France n'est pas partie. D'autre part, si Mme D... soutient que son préjudice trouverait également son origine dans la signature, par la France, de l'accord du 20 avril 1988 prévoyant une immunité d'exécution au bénéfice de la BEAC sur le territoire français et l'empêchant dès lors d'exercer en France toute action tendant à obtenir l'exécution forcée des décisions rendues à son profit, l'immunité d'exécution ainsi conférée à la BEAC ne saurait être regardée comme étant à l'origine directe du préjudice subi par Mme D.... Au demeurant, si l'intéressée soutient que les décisions rendues à son profit par les juridictions camerounaises doivent être pleinement reconnues en France en application de l'article 34 de l'accord de coopération judiciaire signé entre la France et le Cameroun le 21 février 1974, il ne résulte d'aucune des stipulations de ladite convention que l'Etat français ait l'obligation d'indemniser les ressortissants camerounais du préjudice qu'ils pourraient subir du fait de l'inexécution des décisions des juridictions de l'Etat camerounais. Enfin, si Mme D... soutient que l'article 7 de la convention du 23 avril 1972, qui prévoit que le France participe au contrôle et à la gestion de la BEAC, constitue également la cause de son préjudice, ces stipulations n'ont ni pour objet, ni pour effet, de conférer une quelconque immunité d'exécution à la BEAC. Ainsi, comme l'ont à bon droit estimé les premiers juges, le préjudice subi par Mme D... ne trouve pas son origine directe dans le fait de l'Etat français et ne saurait dès lors engager la responsabilité de ce dernier sur le fondement du principe de l'égalité devant les charges publiques.
Sur la responsabilité sans faute de l'Etat du fait des lois :
4. La responsabilité de l'Etat du fait des lois est susceptible d'être engagée sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l'adoption d'une loi, à la condition que cette loi n'ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revête un caractère tant direct et certain que grave et spécial, interdisant de le regarder comme une charge incombant normalement à ceux qui le subissent.
5. Aux termes de l'article L. 153-1 du code monétaire et financier : " Ne peuvent être saisis les biens de toute nature, notamment les avoirs de réserves de change, que les banques centrales ou les autorités monétaires étrangères détiennent ou gèrent pour leur compte ou celui de l'Etat ou des Etats étrangers dont elles relèvent (...) ".
6. Si Mme D... fait valoir que son préjudice, résultant de l'impossibilité de faire exécuter les décisions rendues à son profit par la Cour d'appel de Yaoundé et la Cour suprême du Cameroun, trouverait son origine dans l'application des dispositions de l'article L. 153-1 du code monétaire et financier, il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été dit au point 3 du présent arrêt, que l'impossibilité dans laquelle elle s'est trouvée d'obtenir une indemnisation de la part de la BEAC résulte de l'immunité d'exécution dont bénéficie cette banque sur le territoire camerounais, en application de l'accord de siège conclu avec l'Etat camerounais le 30 mars 2004. Dans ces conditions, Mme D... n'est pas fondée à soutenir que la responsabilité de l'Etat du fait des lois est engagée en raison du préjudice invoqué qui résulterait de l'application de l'article L. 153-1 du code monétaire et financier.
7. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur l'exception de prescription quadriennale soulevée par le ministre de l'économie et des finances et sur la recevabilité de la requête, que Mme D... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 25 septembre 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Sur les frais liés à l'instance :
8. La présente instance n'ayant donné lieu à aucun dépens, les conclusions présentées à ce titre par Mme D... ne peuvent qu'être rejetées.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, verse à Mme D... la somme que celle-ci réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de Mme D... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... D... et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.
Délibéré après l'audience du 12 avril 2021, à laquelle siégeaient :
- M. A..., président de la formation de jugement,
- Mme Collet, premier conseiller,
- Mme Larsonnier, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 30 avril 2021.
Le président de la formation de jugement,
I. A...
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la relance en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 19PA03665