Par une mesure supplémentaire d'instruction du 17 mars 2020, le Conseil d'Etat a invité le ministre de l'agriculture et de l'alimentation et l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) :
- à préciser les raisons pour lesquelles l'utilisation des robots de traite ne permet en aucun cas, quelles que soient les précautions prises, de produire un lait de la même qualité qu'une installation de traite classique, en vue de la fabrication du Comté ;
- à donner la liste, d'une part, des appellations d'origine protégée fromagères qui interdisent les robots de traite et, d'autre part, de celles qui, comme l'appellation d'origine protégée Reblochon, ne les interdisent pas voire les autorisent, en indiquant les raisons pour lesquelles les arguments d'ordre sanitaire et organoleptique mis en avant pour le Comté ne leur sont pas applicables.
Par un mémoire, enregistré le 4 août 2020, le ministre de l'agriculture et de l'alimentation a répondu à cette mesure supplémentaire d'instruction.
Par deux mémoires, enregistrés les 3 août et 5 octobre 2020, l'INAO a répondu à cette mesure supplémentaire d'instruction, a conclu au rejet de la requête et demandé à ce que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge du GAEC Jeanningros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012 ;
- le règlement délégué (UE) n° 664/2014 de la Commission, du 18 décembre 2013 ;
- le règlement d'exécution (UE) n° 668/2014 de la Commission, du 13 juin 2014 ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de la consommation ;
- le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 ;
- l'arrêt n° C-785/18 du 29 janvier 2020 de la Cour de justice de l'Union européenne ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Laurent-Xavier Simonel, conseiller d'Etat en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Didier, Pinet, avocat de l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) ;
Considérant ce qui suit :
1. Le GAEC Jeanningros demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 8 septembre 2017 du ministre de l'agriculture et de l'alimentation et du ministre de l'économie et des finances relatif à la modification du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté ". Cet arrêté homologue le cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté ", tel que modifié sur proposition de la commission permanente du comité national des appellations laitières, agroalimentaires et forestières de l'Institut national de l'origine et de la qualité, en vue de sa transmission à la Commission européenne pour son approbation conformément à l'article 53 du règlement du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires. Ses conclusions doivent être regardées comme ne tendant à l'annulation de l'arrêté du 8 septembre 2017 qu'en tant que celui-ci homologue une nouvelle version du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " qui comporte, au point 5.1.18, l'ajout de la disposition : " Le robot de traite est interdit ". Par une décision publiée au Journal officiel de l'Union européenne n° C 187 du 1er juin 2018, la Commission européenne a, sur le fondement de l'article 6, paragraphe 2, troisième alinéa, du règlement délégué de la Commission du 18 décembre 2013, complétant le règlement du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012, approuvé la demande de modification mineure du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " résultant de l'ajout de cette disposition, conformément à l'article 53, paragraphe 2, de ce dernier règlement.
2. Par l'arrêt GAEC Jeanningros contre Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) e.a. du 29 janvier 2020 (n° C-785/18), par lequel elle s'est prononcée sur la question dont le Conseil d'Etat, statuant au contentieux l'avait saisie à titre préjudiciel, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 53 du règlement du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012, l'article 6 du règlement délégué de la Commission du 18 décembre 2013 et l'article 10 du règlement d'exécution de la Commission du 13 juin 2014, lus en combinaison avec l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, doivent être interprétés en ce sens que, lorsque la Commission a fait droit à la demande des autorités d'un Etat membre tendant à ce qu'il soit procédé à une modification mineure du cahier des charges d'une appellation d'origine protégée, les juridictions nationales saisies d'un recours portant sur la légalité de la décision prise par ces autorités sur cette demande en vue de sa transmission à la Commission, conformément à l'article 53, paragraphe 2, du règlement du 21 novembre 2012, ne peuvent, pour ce seul motif, décider qu'il n'y a plus lieu de statuer sur le litige pendant devant elles.
3. Il résulte de l'interprétation ainsi donnée par la Cour de justice de l'Union européenne que, en dépit de l'approbation par la Commission européenne, pendant la procédure engagée devant le Conseil d'Etat, de la demande de modification mineure du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " consistant en l'ajout, à son point 5.1.18, de la disposition : " Le robot de traite est interdit ", la requête tendant à l'annulation de l'arrêté du 8 septembre 2017 qui a homologué cette modification en vue de sa transmission à la Commission européenne n'est pas devenue sans objet et qu'il y a donc lieu d'y statuer.
Sur la légalité externe :
4. Il résulte des dispositions du décret du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du Gouvernement que la sous-directrice de la compétitivité du ministère de l'agriculture et de l'alimentation et le sous-directeur des produits alimentaires et des marchés agricoles et alimentaires du ministère de l'économie et des finances avaient qualité pour signer l'arrêté du 8 septembre 2017 au nom, respectivement, du ministre de l'agriculture et de l'alimentation et du ministre de l'économie et des finances. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence des auteurs de l'acte attaqué doit être écarté.
Sur la légalité interne :
5. Aux termes de l'article L. 641-5 du code rural et de la pêche maritime : " Peuvent bénéficier d'une appellation d'origine contrôlée les produits agricoles, forestiers ou alimentaires et les produits de la mer, bruts ou transformés, qui remplissent les conditions fixées par les dispositions de l'article L. 115-1 du code de la consommation, possèdent une notoriété dûment établie et dont la production est soumise à des procédures comportant une habilitation des opérateurs, un contrôle des conditions de production et un contrôle des produits ". Aux termes de l'article L. 115-1 du code de la consommation, devenu l'article L. 431-1 de ce code : " Constitue une appellation d'origine la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ".
6. Dans sa version antérieure à l'arrêté attaqué du 8 septembre 2017, le cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " prévoyait, en son point 5.1.18 : " Traite : La traite doit se faire deux fois par jour, le matin et le soir, à des heures régulières, de ce fait la traite en libre-service n'est pas possible. La suppression d'une traite est interdite. Le lait dont la traite précédente n'a pas été faite normalement pour des raisons majeures ne doit pas servir à la fabrication du Comté. La distribution de fourrage pendant la traite est interdite. Le nettoyage et l'essuyage des pis avant la traite sont obligatoires. Les graisses à traire contenant des antiseptiques ou présentant des composés fortement odorants sont interdites. Avant la pose du faisceau, l'utilisation de graisse et le pré-trempage avec désinfectant des trayons, sous forme de lingette pré-imprégnée, pulvérisation ou tout autre procédé, sont interdits. / (...) ". L'arrêté du 8 septembre 2017 a homologué une version modifiée de ce cahier des charges qui, après la première phrase du point 5.1.18, introduit la disposition suivante : " Le robot de traite est interdit ".
7. Il ressort des pièces du dossier que la disposition attaquée interdisant l'utilisation du robot de traite a pour objectif de préserver la qualité, résultant notamment d'un savoir-faire propre à cette appellation, du fromage de l'appellation d'origine protégée " Comté ". Ainsi, ce fromage tire, en particulier, sa qualité et ses caractères de l'alimentation des vaches laitières à base d'herbes ou de foins avec une présence significative en pâturages. Or, des études concordantes versées au dossier, qui n'ont pas été contestées, indiquent que la nécessité d'attirer les vaches laitières vers le robot de traite, en vue de sa bonne utilisation, induit un accroissement sensible de leur consommation d'aliments concentrés, d'où il résulte une réduction du temps de pâture. L'utilisation du robot de traite est, en outre, susceptible de produire une augmentation du taux de lipolyse du lait qui a, notamment, un effet sur le goût des fromages en leur donnant un goût de rance s'il est trop élevé. Ces études indiquent que l'utilisation du robot de traite conduit à augmenter ce taux de plus d'un tiers, en moyenne, par rapport au lait issu de la traite traditionnelle. Au plan sanitaire, les études convergent pour imputer à l'utilisation du robot de traite un effet amplificateur sur le développement de certains germes, tels les spores butyriques à l'origine de mauvaises fermentations fromagères, qui ne permettent pas au lait obtenu par ce procédé de répondre de manière aussi satisfaisante aux critères de qualité attendus pour la fabrication du fromage de l'appellation d'origine protégée " Comté " que le lait issu des exploitations n'utilisant pas le robot de traite, tandis que les mesures de nettoyage palliatives qui peuvent être mises en oeuvre par le robot de traite sont susceptibles, par leur caractère systématique, d'être incompatibles avec un développement harmonieux de la bonne microflore du lait. Dans ces conditions, en l'état des connaissances relatives aux effets de l'utilisation du robot de traite sur la qualité du lait utilisé pour la fabrication du fromage de l'appellation d'origine protégée " Comté ", telles qu'elles prévalaient au jour de l'adoption de l'arrêté contesté, ses auteurs ont pu légalement décider d'interdire le robot de traite en vue d'assurer le respect des dispositions du code de la consommation citées au point 5.
8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le comité interprofessionnel de gestion du Comté, que le GAEC Jeanningros n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêté du 8 septembre 2017 en tant que celui-ci homologue une nouvelle version du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " qui comporte, à son point 5.1.18, l'interdiction des robots de traite.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement de la somme que demande, à ce titre, le GAEC Jeanningros. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par l'Institut national de l'origine et de la qualité et par le comité interprofessionnel de gestion du Comté, au titre des mêmes dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête du GAEC Jeanningros est rejetée.
Article 2 : Les conclusions de l'Institut national de l'origine et de la qualité et celles du comité interprofessionnel de gestion du Comté présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au groupement agricole d'exploitation en commun Jeanningros, au ministre de l'agriculture et de l'alimentation, au ministre de l'économie, des finances et de la relance, à l'Institut national de l'origine et de la qualité et au comité interprofessionnel de gestion du Comté.