Procédure devant la cour :
Par un recours enregistré le 14 octobre 2014, présenté par le ministre de la défense, il est demandé à la cour :
1°) d'annuler ce jugement n° 1301059 du 4 juin 2014 du tribunal administratif de Lyon ;
2°) de rejeter la demande de Mme A...veuve B...et, à titre subsidiaire, de redéfinir la mission de l'expert.
Il soutient, tout en se référant à ses mémoires de première instance, que :
- la démarche conduite par le CIVEN pour calculer la probabilité de causalité est conforme non seulement aux termes de la loi et à son esprit tel qu'il ressort des débats parlementaires quant à la notion de risque négligeable, mais aussi aux méthodologies recommandées par l'A.I.E.A et par l'ensemble de la documentation scientifique disponible relative aux effets de l'exposition aux rayonnements ionisants ;
- il peut être affirmé avec certitude que M. B...n'a pas été exposé aux rayonnements ionisants ; alors qu'en qualité d'appelé du contingent, il avait été affecté dans le Sahara à In Amguel, en Base-vie, entre le 24 août 1961 et le 30 août 1962, période durant laquelle deux tirs souterrains ont été réalisés, Agathe le 7 novembre 1961 et Béryl le 1er mai 1962, ces deux tirs n'ont eu aucune incidence sur la santé de M.B..., le premier ayant été entièrement confiné, ce qui exclut toute contamination de M. B...à la suite de ce tir, et le nuage radioactif provoqué par le second, 5 à 10 % de la radioactivité provoquée par le tir étant sortie de la galerie, s'étant dirigé plein Est et étant donc passé très loin de la Base-vie du camp Saint-Laurent et d'In Amguel située au sud du polygone de tir, les concentrations de radioactivité retrouvées à In Amguel dans les jours suivants le tir ayant été largement inférieures aux normes prévues pour le public ;
- si les quatre expérimentations atmosphériques Gerboise, bien antérieures à la présence de M.B..., ont été à l'origine d'une contamination atmosphérique et de retombées sur le sol sous forme de poussières, détectées soit par des mesures directes, soit au-delà de quelques centaines de kilomètres par des mesures fines en laboratoire, aucune de ces retombées n'intéresse la base-vie de Reggane-plateau située au Nord d'Hamoudia, et seule la première expérimentation (Gerboise bleue), sort du périmètre du polygone de tir de Hamoudia vers l'Est ; la radioactivité atmosphérique a subi des pics de faible à très faible niveau limités aux jours suivants chaque expérimentation ; ces valeurs très minimes ne sont pas en mesure d'être à l'origine d'une dose efficace significative pour le personnel ne participant pas directement à l'expérimentation, donc consigné pendant celle-ci dans la base-vie et sont très largement inférieures aux normes légales fixées par les concentrations maximales admissibles du mélange non fractionné des produits de fission dans l'air pour le public ;
- alors que le 621ème GAS est resté à In Amguel, sur la période considérée, hormis le 1er mai 1962, où il a participé à l'expérience nucléaire Béryl, à In Ecker, et que le jour de ce tir, seul le personnel affecté directement aux opérations liées à l'essai était muni d'un dosimètre, le personnel présent à In Amguel, en base-vie durant cet essai, comme M.B..., n'ayant donc pas été l'objet d'un suivi dosimétrique individuel, ce dernier, ayant pénétré 5 fois en zone surveillée durant son séjour, un dosimètre individuel lui a été attribué à cinq reprises, les 5, 16 et 26 juin 1962 et les 2 et 9 juillet 1962, et la dose reçue relevée sur chacun de ces dosimètres a été de 0 mR ; la reconstitution de la dosimétrie d'ambiance au centre d'expérimentations militaires des Oasis (CEMO) a notamment permis de relever, pour le mois de mai 1962, au cours duquel est intervenu l'essai Béryl une dose d'exposition externe de 0,5 µSv (microSv) et une dose liée à l'inhalation de 7 µSv, de sorte qu'une dose totale majorante de 7,5 µSv peut être attribuée à M. B... ;
- la mise en oeuvre de la surveillance par la dosimétrie est un procédé de mesure si fiable qu'il est resté la technique de référence, imposée par la législation jusqu'en 2008 ;
- M. B...n'étant pas encore affecté dans le Sahara lorsque les essais Gerboise ont été réalisés, le CIVEN a pris en compte, à juste titre, la situation de M. B...au regard du risque de contamination à l'occasion des essais Agathe et Béryl et de ses passages en zone contrôlée ; la méthode de calcul utilisée par le CIVEN est conforme aux "méthodologies recommandées par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique ", respectant ainsi les dispositions légales de l'article 7 du décret 2010-653 du 11 juin 2010 ;
- à supposer que l'utilité de l'expertise soit confirmée, ce qui ne sera pas le cas si la cour estime que le risque attribuable aux essais dans la survenue de la maladie de M. B...doit être considéré comme négligeable, la mission de l'expert devrait être redéfinie afin d'analyser tous les aspects du lien de causalité entre le séjour de M. B...dans le Sahara et le cancer dont il a souffert et, notamment, les conditions d'exposition de 1'intéressé aux rayonnements ionisants.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique du 19 mai 2016 :
- le rapport de M. Seillet, président-assesseur ;
- et les conclusions de Mme Vigier-Carrière, rapporteur public.
1. Considérant que M. B..., né le 23 mai 1940 a, alors qu'il était appelé du contingent, été affecté au centre d'expérimentations militaires des oasis (CEMO) sur la base d'In Amguel, en Algérie, du 24 août 1961 au 30 août 1962, en qualité de chauffeur au sein du 621ème groupe d'armes spéciales (GAS) ; que durant cette période il a été procédé à deux expérimentations nucléaires souterraines, le tir Agathe du 7 novembre 1961 et le tir Béryl du 1er mai 1962 ; que M. B... qui avait développé un cancer du foie diagnostiqué en 1998, soit 36 ans après la fin de son séjour sur le site des essais nucléaires, est décédé le 17 juin 1998 ; que sa veuve a présenté, par une lettre du 3 janvier 2012, une demande d'indemnisation des préjudices subis adressée au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), en se prévalant des dispositions de la loi susvisée n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français ; que le ministre de la défense, par une décision du 28 mai 2013 suivant la recommandation émise par le CIVEN, a rejeté la demande présentée par Mme A...veuve B... ; que le ministre de la défense fait appel du jugement du 4 juin 2014 par lequel le tribunal administratif de Lyon a décidé, avant de statuer sur la demande de Mme B...tendant à l'annulation de la décision ministérielle du 28 mai 2013, de faire procéder à une expertise médicale ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français modifiée : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit " ; que l'article 2 de cette même loi définit les conditions de temps et de lieu de séjour ou de résidence que le demandeur doit remplir ; qu'aux termes du I de l'article 4 de cette même loi, dans sa version applicable au litige : " Les demandes d'indemnisation sont soumises à un comité d'indemnisation (...) " et qu'aux termes du II de ce même article : " Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) " ; qu'aux termes de l'article 7 du décret du 11 juin 2010 pris pour l'application de la loi du 5 janvier 2010, dans sa rédaction alors applicable : " (...) Le comité d'indemnisation détermine la méthode qu'il retient pour formuler sa recommandation au ministre en s'appuyant sur les méthodologies recommandées par l'Agence internationale de l'énergie atomique. (...) " ;
3. Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le législateur a entendu faire bénéficier toute personne souffrant d'une maladie radio-induite ayant résidé ou séjourné, durant des périodes déterminées, dans des zones géographiques situées en Polynésie française et en Algérie, d'une présomption de causalité aux fins d'indemnisation du préjudice subi en raison de l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires ; que, toutefois, cette présomption peut être renversée lorsqu'il est établi que le risque attribuable aux essais nucléaires, apprécié tant au regard de la nature de la maladie que des conditions particulières d'exposition du demandeur, est négligeable ; qu'à ce titre, l'appréciation du risque peut notamment prendre en compte le délai de latence de la maladie, le sexe du demandeur, son âge à la date du diagnostic, sa localisation géographique au moment des tirs, les fonctions qu'il exerçait effectivement, ses conditions d'affectation, ainsi que, le cas échéant, les missions de son unité au moment des tirs ;
4. Considérant que le calcul de la dose reçue de rayonnements ionisants constitue l'un des éléments sur lequel l'autorité chargée d'examiner la demande peut se fonder afin d'évaluer le risque attribuable aux essais nucléaires ; que si, pour ce calcul, l'autorité peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé, et sont ainsi de nature à établir si le risque attribuable aux essais nucléaires était ou non négligeable ; qu'en l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à cette même autorité de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires ; que si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires doit être regardé comme négligeable et la présomption de causalité ne peut être renversée ;
5. Considérant qu'il est constant que M. B... a été affecté, ainsi qu'il a été dit au point 1, au centre d'expérimentations militaires des oasis, au Sahara, en Algérie, du 24 août 1961 au 30 août 1962, et que durant cette période il a été procédé à deux expérimentations nucléaires souterraines, les 7 novembre 1961 et 1er mai 1962 ; que M. B... a ainsi séjourné dans des lieux et durant une période correspondant aux dispositions de l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 ; qu'il est également constant qu'il a été atteint d'un cancer du foie et qu'il a ainsi souffert de l'une des pathologies figurant sur la liste des maladies annexée au décret du 11 juin 2010 ; que, pour rejeter sa demande d'indemnisation, le ministre de la défense s'est toutefois fondé sur le motif tiré de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires français dans la survenance de la maladie dont l'intéressé avait été atteint était négligeable, suivant en cela la recommandation du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires français (CIVEN), lequel avait indiqué que, compte tenu du niveau de l'exposition aux rayonnements ionisants de l'intéressé lors de sa présence sur le site, la probabilité, évaluée selon les recommandations de l'Agence internationale de l'énergie atomique, d'une relation de causalité entre cette exposition et ladite maladie, était inférieure à 1 % (0,14 %) ;
6. Considérant, en premier lieu, qu'il ressort des pièces du dossier que la méthode retenue par le CIVEN pour évaluer le risque attribuable aux essais nucléaires s'appuie sur une pluralité de critères, recommandés par l'Agence internationale de l'énergie atomique, notamment sur les conditions particulières d'exposition de l'intéressé, et qui, pour le calcul de la dose reçue de rayonnements ionisants, prend en compte, au titre de la contamination externe, les résultats de mesures de surveillance individuelles ou collectives disponibles ou, en leur absence, la dose équivalente à la valeur du seuil de détection des dosimètres individuels pour chaque mois de présence, basée sur des données de surveillance radiologique atmosphérique permanente effectuée dans les centres d'essais nucléaires et, au titre de la contamination interne, les résultats des mesures individuelles de surveillance, ou en leur absence, les résultats des mesures de surveillance d'individus placés dans des situations comparables ; que ces critères, ainsi qu'il a été dit ci-dessus aux points 2 et 3, ne méconnaissent pas les dispositions de la loi et permettent, sur ce fondement, d'établir, le cas échéant, le caractère négligeable du risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie dont a souffert l'intéressé ; que, par suite, il ne peut être soutenu que la méthode utilisée par le CIVEN ne permettait pas de caractériser l'existence d'un risque négligeable attribuable aux essais nucléaires ;
7. Considérant, toutefois, en deuxième lieu, qu'il ressort des pièces du dossier, et en particulier des propres indications du ministre de la défense, que, lors du tir souterrain Béryl auquel il a été procédé le 1er mai 1962, 5 % à 10 % de la radioactivité produite par l'explosion s'est échappée de la galerie au sein de laquelle elle aurait dû être confinée ; qu'il en ressort également que le 621ème GAS, régiment auquel appartenait M. B..., est demeuré stationné à In Amguel au cours de cette période, hormis le 1er mai 1962, lorsqu'il a participé à l'expérience nucléaire "Béryl " à In Ecker, et que seul le personnel affecté directement aux opérations liées à cet essai a été, ce jour-là, muni de dosimètres, aucun appareil de ce genre n'ayant équipé le personnel présent en base-vie à In Amguel durant cet essai, dont M. B...faisait partie ; que ce dernier n'a fait l'objet de mesures de surveillance de la contamination externe, par le port d'un dosimètre individuel, que durant les journées des 5 juin, 16 juin, 26 juin, 2 juillet et 9 juillet 1962, lorsqu'il a pénétré en zone surveillée, plus d'un mois après le tir d'expérimentation ; que M. B... n'a fait l'objet d'aucune mesure de contamination interne ; que si le ministre de la défense fait état d'une " reconstitution " de la dosimétrie d'ambiance au centre d'expérimentations militaires des Oasis, qui aurait notamment permis de relever, pour le mois de mai 1962, au cours duquel est intervenu l'essai Béryl, une dose d'exposition externe de 0,5 µSv (microSv) et une dose liée à l'inhalation de 7 µSv, soit une dose totale majorante de 7,5 µSv pouvant être attribuée à M. B..., il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il avait été procédé alors à des mesures de la contamination externe collective par des dosimétries d'ambiance de ce centre d'expérimentations, alors que le même ministre rappelle l'absence de résultats de dosimétrie collective (ou d'ambiance) dans les archives relatives au Centre saharien d'expérimentations militaires (CSEM) à Reggane ; qu'ainsi, alors que la situation de M. B... pendant la campagne de tirs de mai 1962 l'avait exposé à un risque particulier d'irradiation tant externe qu'interne qui nécessitait la mise en oeuvre de mesures particulières de surveillance, celles dont il a effectivement fait l'objet ont été insuffisantes ; que la circonstance alléguée par le ministre de la défense, selon laquelle le nuage radioactif qui s'est échappé lors du tir Béryl s'est dirigé plein Est et est donc passé très loin de la base-vie du camp Saint-Laurent et d'In Amguel située au sud du polygone de tir, et que les concentrations de radioactivité retrouvées à In Amguel dans les jours suivants le tir Béryl auraient été largement inférieures aux normes prévues pour le public, ne saurait suffire pour admettre que M. B...n'a pas connu d'exposition significative aux rayons ionisants ; que l'administration ne peut dès lors être regardée comme rapportant la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires devait être regardé comme négligeable ;
8. Considérant, en dernier lieu, qu'eu égard à l'absence de preuve du caractère négligeable du risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie de M. B..., résultant des éléments pris en compte par le CIVEN et, par suite, par le ministre de la défense, l'expertise ordonnée par les premiers juges, qui a en particulier pour objet, d'une part, de " dire si le risque attribuable aux essais nucléaires dans l'apparition du cancer du foie peut être considéré comme négligeable (inférieur à 1 %) " et, d'autre part, d'évaluer les préjudices subis, alors qu'il appartiendra seulement, le cas échéant, au juge statuant au fond, d'enjoindre au ministre de la défense, en cas d'annulation pour excès de pouvoir de la décision en litige, de réexaminer la demande ou de procéder à l'indemnisation de la victime, n'avait pas le caractère d'une mesure d'instruction utile au sens des dispositions applicables du code de justice administrative ;
9. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon a décidé, avant de statuer sur la demande de Mme B... tendant à l'annulation de la décision ministérielle du 28 mai 2013, de faire procéder à une expertise médicale ;
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Lyon n° 1301059 du 4 juin 2014 est annulé.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de la défense et à Mme D... A...veuve B....
Délibéré après l'audience du 19 mai 2016 à laquelle siégeaient :
M. Faessel, président de chambre,
M. Seillet, président-assesseur,
Mme Cottier, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 9 juin 2016.
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N° 14LY03397