Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 30 avril 2018, M.A..., représenté par
MeB..., demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du 20 décembre 2017 en tant qu'il a limité l'indemnisation à la somme de 500 euros ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts, tous chefs confondus ;
3°) de juger que les sommes allouées porteront intérêts au taux légal, eux-mêmes porteurs d'intérêts, à compter de la date de réception de la demande préalable ;
4°) mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 400 euros, à verser à son avocat, en application des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
M. A...soutient que :
- le préfet a commis une faute en lui délivrant un récépissé plus d'un an et demi après le dépôt de sa demande de titre de séjour ;
- dès lors qu'il remplissait les conditions pour bénéficier d'un titre de séjour portant la mention " vie privée et familiale ", le préfet a commis une faute en refusant implicitement de lui en délivrer un ;
- alors que la décision de lui délivrer un titre de séjour a été prise le 14 novembre 2014, le titre ne lui a été délivré que le 13 mai 2015 ; il est ainsi fondé à se prévaloir d'un délai de délivrance du titre de séjour anormalement long ; si le tribunal a estimé que la faute tirée du délai anormal de près de six mois qui s'est écoulé entre le courrier du 14 novembre 2014 par lequel le préfet lui a indiqué qu'il avait décidé de l'admettre au séjour et la délivrance effective de ce titre n'était invoquée ni dans la demande préalable du 14 mars 2014, ni dans aucun autre document, il ne pouvait par avance connaître ce délai. En outre, une demande d'indemnisation pour un refus de séjour vaut nécessairement pour la période durant laquelle un requérant a été, selon lui à tort, privé d'un titre de séjour et de travail, et donc, lorsque, et si, le titre est finalement délivré en cours d'instance, comme en l'espèce, pour le délai mis à le lui délivrer, et durant lequel il en a été privé ;
- s'agissant de son préjudice matériel, le tribunal ne pouvait lui opposer, s'agissant de la perte de chance d'occuper un emploi, l'absence de démarches effectuées entre son licenciement intervenu en avril 2010 et le mois d'avril 2015, date à laquelle il a pu conclure un contrat de travail à la suite de la délivrance du titre de séjour qu'il sollicitait, dans la mesure où, privé de titre de séjour, il ne pouvait plus s'inscrire à Pôle-Emploi. Par ailleurs, compte tenu des risques de lourdes sanctions pénales infligées à un employeur embauchant un étranger en situation irrégulière, il n'avait aucune chance d'être engagé. Pour autant, il justifie ne pas être resté inactif durant cette période de par ses activités associatives bénévoles. Ainsi, il a été privé de tout revenu, dont ceux de remplacement prévus par la loi et de couverture sociale, les frais médicaux qu'il a dû supporter étant restés à sa charge. Au regard notamment du salaire à temps complet qu'il a perçu lorsqu'il a enfin pu travailler, en contrat à durée déterminée au regard de la nature temporaire des titres de travail délivrés, le préjudice matériel qu'il a subi, compte tenu de la perte de chance de pouvoir occuper un emploi pendant plus d'un et demi doit être évalué à la somme de 9 000 euros ; il est fondé à demander réparation de ce chef de préjudice à hauteur de cette somme ;
- durant près d'un an et demi, il a été maintenu en situation précaire et empêché de pouvoir mener à bien tout projet personnel, familial ou professionnel. Le montant alloué par les premiers juges en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence, et correspondant à moins d'un euro par jour, apparaît dérisoire. Ce chef de préjudice devra être évalué à la somme de 6 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 24 août 2018, le préfet conclut au rejet de la requête.
Le préfet fait valoir que :
- comme l'a indiqué le tribunal, si l'absence de délivrance d'un récépissé de demande de titre de séjour n'est pas contestée, M. A...n'invoque aucun préjudice spécifique lié à cette absence ;
- l'illégalité du refus de séjour n'est pas établie dès lors que le tribunal n'a retenu aucune faute dans son ordonnance du 31 décembre 2014 prononçant un non-lieu sur la demande d'annulation du refus implicite né du silence sur sa demande de titre de séjour. Le titre délivré sur le fondement du 7° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile correspond à celui sollicité par l'intéressé. En outre, le tribunal a indiqué, à juste titre et sans être critiqué sur ce point, que les éventuelles illégalités externes révélées par ce refus implicite ne sont pas de nature à engager la responsabilité de l'Etat ;
- comme l'a estimé à bon droit le tribunal, il ne ressort d'aucune pièce du dossier que M. A...ait invoqué avant son mémoire du 25 janvier 2016 la faute tirée du délai anormalement long de la délivrance du titre de séjour, et alors que l'ensemble de la procédure, notamment la nécessité de disposer d'un certificat médical de l'Office français de l'immigration et de l'intégration, justifie le délai de six mois inhérent à la fabrication de la carte de séjour ;
- la demande préalable n'invoquant que les chefs de préjudice moral et de troubles dans les conditions d'existence, le contentieux n'a pas été lié en ce qui concerne le préjudice matériel invoqué par M. A...pour la première fois dans sa demande devant le tribunal administratif. Par ailleurs, les justificatifs produits à ce titre sont soit trop anciens soit postérieurs à la période s'étalant du 5 avril 2013, date de sa demande de titre, et le
14 novembre 2014, date d'effet de son titre de séjour, durant laquelle le préjudice est allégué et M. A...ne produit aucune promesse d'embauche ni aucun contrat de travail indiquant qu'il aurait été privé d'une chance sérieuse de pouvoir travailler durant la période précitée. En outre, il s'est maintenu en situation irrégulière entre 2010 et 2013, ne pouvait donc s'inscrire à Pôle-emploi et ne démontre pas qu'il pouvait bénéficier de la couverture maladie universelle ;
- M. A...ne produit aucun élément probant démontrant les projets " personnel, professionnel et familial " qu'il allègue, alors que le tribunal n'a retenu aucune illégalité fautive à l'encontre du refus de séjour implicite dans son ordonnance du
31 décembre 2014. Dans ces conditions, il n peut prétendre à une indemnisation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence qu'il dit avoir subis.
Par une décision du 1er mars 2018, le bureau d'aide juridictionnelle près le Tribunal de grande instance de Bordeaux a accordé à M. A...le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative.
Par décision du 1er septembre 2018, le président de la cour a désigné
Mme Déborah de Paz pour exercer temporairement les fonctions de rapporteur public en application des articles R. 222-24 et R. 222-32 du code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique du 21 mai 2019 :
- le rapport de M. Romain Roussel, premier conseiller ;
- et les conclusions de Mme Déborah de Paz, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Après avoir bénéficié de titres de séjours en qualité d'étudiant puis de salarié entre 1998 et 2010, M.A..., ressortissant sénégalais né en juin 1979, a sollicité, par un courrier du 5 avril 2013, la délivrance d'une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale ", sur le fondement du 7° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ou subsidiairement en application de l'article
L. 313-14 du même code. En l'absence de réponse du préfet de la Haute-Vienne, il a saisi le 12 mars 2014 le tribunal administratif de Limoges d'une demande tendant à l'annulation de la décision implicite de refus de séjour née du silence du préfet puis, par un courrier du
14 mars suivant, a formé une demande préalable en réparation des préjudices subis du fait des illégalités fautives affectant selon lui ce refus. Par une décision du 14 novembre 2014, le préfet de la Haute-Vienne a décidé de lui délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " et a rejeté la demande indemnitaire. Par une ordonnance n° 1400541 du 31 décembre 2014, le président du tribunal administratif de Limoges a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande d'annulation du refus implicite précité.
M. A...a saisi le 11 février 2015 le même tribunal d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 17 000 euros en réparation des entiers préjudices qu'il estime avoir subis, avec intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts. M. A...relève appel du jugement du 20 décembre 2017 en tant que le tribunal a limité la condamnation de l'Etat à la somme de 500 euros, et demande que cette somme soit portée à 15 000 euros, tous préjudices confondus.
Sur la responsabilité :
2. En premier lieu, le préfet de la Haute-Vienne, en se bornant à indiquer que le président du tribunal administratif de Limoges a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande de M. A...tendant à l'annulation de la décision implicite de refus de séjour née le 5 août 2013 du silence du préfet sur sa demande de titre de séjour sans statuer sur l'illégalité de cette décision, ne conteste pas utilement l'appréciation du tribunal selon laquelle, eu égard à la durée et aux conditions du séjour en France de M. A...depuis 1998 rappelées au point 1, ce dernier est fondé à soutenir que ce refus a porté une atteinte excessive à son droit à une vie privée et familiale normale et que l'illégalité ainsi relevée est donc susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat pour les préjudices qui sont la conséquence directe et certaine de la décision illégale.
3. En second lieu, il ne ressort pas de l'instruction que, d'une part, le délai de près d'un an et demi écoulé entre le date de sa demande de titre de séjour le 5 avril 2013 et la délivrance le 25 septembre 2014 d'un récépissé de demande de titre de séjour l'autorisant à travailler et d'autre part, le délai de de six mois écoulé entre le courrier du 14 novembre 2014 annonçant à M. A...qu'il serait admis à séjourner sur le territoire et la délivrance effective de ce titre le 13 mai 2015, compte tenu notamment des documents nécessaires à la fabrication du titre, révèleraient une faute de l'administration, et alors au demeurant, comme l'ont relevé les premiers juges, que l'intéressé n'invoque aucun préjudice spécifique inhérent à ces délais.
Sur les préjudices :
4. En premier lieu, M. A...soutient que la décision implicite par laquelle le préfet de la Haute-Vienne lui a illégalement refusé la délivrance d'un titre de séjour lui a fait perdre une chance sérieuse de rechercher et d'occuper un emploi, de bénéficier de la couverture médicale universelle ou encore de pouvoir prétendre à un revenu de remplacement. Toutefois, il n'établit pas davantage en appel qu'en première instance qu'il a été privé d'une chance de trouver un emploi en raison de la prolongation de sa situation de séjour irrégulier entre les mois d'août 2013 et de novembre 2014. Il résulte notamment de l'instruction que
M. A...a fait l'objet en avril 2010 d'un licenciement économique à la suite de la liquidation judiciaire de l'entreprise dans laquelle il travaillait et l'intéressé ne se prévaut d'aucune promesse d'embauche ni même d'aucune recherche active d'emploi à la suite de son licenciement. Par ailleurs, il ne produit aucun élément justifiant notamment des frais médicaux qu'il allègue avoir supportés. Dans ces conditions, M. A...n'établit pas que la décision illégale serait à l'origine pour lui de préjudices matériels tenant notamment à l'impossibilité d'exercer une activité professionnelle rémunérée entre les mois d'aout 2013 à novembre 2014.
5. En second lieu, M. A...fait valoir que, du fait de la décision illégale, il a subi un préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence, dès lors qu'il a été maintenu pendant près de quinze mois en situation précaire et empêché de pouvoir mener à bien tout projet personnel, familial ou professionnel. Dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral et des troubles de toute nature subis par
M. A...à raison de l'illégalité fautive commise à son encontre en lui allouant à ce titre, une indemnité de 1 000 euros.
6. Cette indemnité portera intérêts au taux légal à compter du 17 mars 2014, date de réception par le préfet de la demande indemnitaire préalable de M.A.... Celui-ci en a demandé la capitalisation dans sa demande présentée devant le tribunal, enregistrée le
11 février 2015. A cette date, les intérêts étaient dus pour une année entière et il y a donc lieu de faire droit à cette demande en application de l'article 1343-2 du code civil.
7. Il résulte de ce qui précède que M. A...est seulement fondé à demander que l'indemnité que le tribunal administratif de Limoges a condamné l'Etat à lui verser soit portée à la somme de 1 000 euros en principal, augmentée des intérêts avec capitalisation.
8. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que M. A...est seulement fondé à soutenir que c'est à tort, que par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Limoges a limité son indemnisation à 500 euros.
Sur les conclusions présentées en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
9. M. A...bénéficiant de l'aide juridictionnelle totale, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 200 euros à verser à l'avocat de M. A...sur le fondement des dispositions précitées, sous réserve que Me B...renonce au bénéfice de la part contributive de l'Etat à l'aide juridique.
DECIDE
Article 1er : La somme que l'Etat est condamné à verser à M. A...en réparation de ses préjudices est portée à 1 000 euros. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 14 mars 2014. Les intérêts échus à la date du 11 mars 2015 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 2 : Le jugement n° 1500268 du 20 décembre 2017 du tribunal administratif de Limoges est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 200 euros à l'avocat de M. A...en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que Me B...renonce à la part contributive de l'Etat à l'aide juridique.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A...est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. C...A..., au ministre de l'intérieur, à MeB.... Copie en sera adressée au préfet de la Haute-Vienne.
Délibéré après l'audience du 21 mai 2019 à laquelle siégeaient :
Mme Marianne Pouget, président,
M. Paul-André Braud, premier conseiller.
M. Romain Roussel, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 12 juin 2019.
Le rapporteur,
Romain RousselLe président,
Marianne Pouget
Le greffier,
Florence Faure
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, et à1 tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition certifiée conforme.
18BX01770 2