Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 25 novembre 2019, M. H... G..., représenté par Me F..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Dijon du 19 novembre 2019 ;
2°) d'annuler les arrêtés du 4 octobre 2019 du préfet du Doubs portant remise aux autorités italiennes et assignation à résidence ;
3°) d'enjoindre au préfet du Doubs, sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter d'un délai de 15 jours suivant la notification de la décision à intervenir, de lui délivrer une attestation de demande d'asile " procédure normale " ou, à défaut, de réexaminer sa situation ;
4°) à titre subsidiaire, de transmettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne ou, à défaut, une demande d'avis au Conseil d'Etat :
- quant à la conformité au droit de l'Union (notamment de l'article 5 du règlement 604/2013) de la jurisprudence administrative actuelle imposant à l'étranger de démontrer que l'agent qui a fait passer l'entretien individuel ne serait pas un agent qualifié,
- quant à la conformité au droit de l'Union (règlement européen Visabio) de l'état de la jurisprudence imposant à l'étranger de démontrer que l'agent qui a consulté Visabio ne serait pas habilité à le faire au sens des dispositions des articles R. 611-8 et R. 611-12 du CESEDA ;
5°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;
6°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- l'arrêté de transfert est entaché d'incompétence, dès lors que la délégation de signature produite en première instance ne vise pas les arrêtés de transfert " Dublin " ;
- il est entaché d'un vice de procédure au regard de l'article 4 du règlement UE n° 604/2013 du 26 juin 2013, dès lors que la brochure B ne lui a été notifiée que le 5 juillet 2019, soit 2 jours après l'entretien individuel en préfecture ;
- le préfet ne justifie pas que l'entretien individuel a été effectué par une personne qualifiée au sens de l'article 5 du règlement 604/2013, ou même par un agent de la préfecture ;
- le délai de convocation de trois jours prévu à l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'a pas été respecté ;
- le jugement attaqué procède à un renversement de la charge de la preuve de l'habilitation de l'agent ayant consulté le fichier Visabio, qui n'est prévu ni par les articles R. 611-8 et R. 611-12 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ni par le règlement CE n° 767/2008 sur les échanges d'information sur les visas ; en tout état de cause, il produit des éléments permettant de faire naître de sérieux doutes sur le défaut d'habilitation de l'agent qui a consulté Visabio, compte tenu de l'anonymisation de l'attestation de demande d'asile comme de l'entretien ;
- le préfet du Doubs, et non celui de la Côte d'Or, était seul compétent pour instruire la procédure de détermination de l'Etat membre responsable de sa demande d'asile en vertu de l'arrêté ministériel du 10 mai 2019 ;
- l'arrêté attaqué méconnaît les dispositions du préambule et de l'article 16 du règlement 604/2013 relatives au respect de la vie privée et familiale et de la préservation de l'unité familiale et procède d'une erreur manifeste d'appréciation dans la mise en oeuvre de la clause humanitaire de l'article 17, compte tenu de la présence en France de ses parents, qui le prennent intégralement en charge, ainsi que des membres de sa fratrie, en situation régulière ; sa mère l'a d'ailleurs accompagné pour toutes ses démarches en qualité de demandeur d'asile ;
- l'arrêté d'assignation à résidence doit être annulé en conséquence de l'illégalité de l'arrêté de transfert.
Par un mémoire en défense, enregistré le 24 janvier 2020, le préfet du Doubs conclut au non-lieu à statuer.
Il soutient que le requérant a été réadmis en Italie le 16 janvier 2020, la décision ayant ainsi été exécutée.
Par un nouveau mémoire, enregistré le 3 mars 2020, le préfet du Doubs conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- le moyen tiré de l'incompétence du signataire de l'arrêté de transfert n'est pas fondé ;
- les deux brochures ont été remises le 3 juillet 2019, le guide du demandeur d'asile ne devant être remis que dans le cas où l'examen de la demande relève de la France ;
- l'entretien, mené par un agent habilité, a bien eu lieu le 3 juillet 2019, jour du dépôt de la demande d'asile auprès du guichet unique ;
- aucun vice de procédure ne peut utilement être invoqué à l'encontre de l'arrêté de transfert en raison du délai pris dans l'enregistrement de la demande d'asile du requérant, alors qu'en outre aucun texte n'assortit d'une sanction procédurale l'obligation prévue à l'article L. 741-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ; à titre subsidiaire, le moyen n'est pas fondé, dès lors que la demande d'asile a bien été enregistrée dans les délais légaux ; à titre infiniment subsidiaire, si le moyen devait être regardé comme opérant et fondé, le requérant n'a pas été privé d'une garantie substantielle ou d'un droit ;
- la consultation du fichier Visabio a été réalisée par un agent habilité de la préfecture ;
- la préfecture de Côte d'Or est compétente pour l'enregistrement des demandes d'asile, conformément à l'article 1er de l'arrêté du ministre de l'intérieur du 10 mai 2019 ;
- rien ne permet d'affirmer que le passeport, au nom de M. C..., ayant permis au requérant d'entrer en France ne serait pas authentique, les copies de documents transmises étant insuffisantes à attester que la nouvelle identité revendiquée ne serait pas celle d'un tiers ; à titre subsidiaire, le requérant ne démontre ni le caractère indispensable de la présence à ses côtés de sa famille, dont il est séparé depuis 7 ou 8 ans, ni être privé de toutes attaches en Italie.
En application de l'article R. 613-2 du code de justice administrative, la clôture de l'instruction est intervenue trois jours francs avant l'audience.
M. H... G... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 11 décembre 2019.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 modifiée ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme E..., premier conseiller,
- et les conclusions de M. Vallecchia, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Le requérant, déclarant se dénommer M. A... H... G..., ressortissant de République démocratique du Congo né le 19 mai 1991, a indiqué être entré sur le territoire européen sous couvert d'un passeport au nom de Béni G... C..., revêtu d'un visa de court séjour délivré par les autorités italiennes. Il a présenté une demande d'asile en France qui a été enregistrée le 3 juillet 2019. Saisies d'une demande de reprise en charge sur le fondement de l'article 12 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013, les autorités italiennes l'ont tacitement acceptée. Par des arrêtés du 4 octobre 2019, le préfet du Doubs a décidé son transfert aux autorités italiennes et l'a assigné à résidence dans le département de la Côte d'Or. M. A... H... G... demande à la cour d'annuler le jugement du 19 novembre 2019 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ces arrêtés du 4 octobre 2019.
Sur les conclusions à fin de non-lieu à statuer :
2. Si le préfet fait valoir que l'arrêté de transfert litigieux a été exécuté le 11 février 2020, cette seule circonstance ne prive pas d'objet la présente requête. Par suite, l'exception de non-lieu présentée par le préfet du Doubs doit être écartée.
Sur la légalité de l'arrêté de transfert :
3. Le premier paragraphe de l'article 3 du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 visé ci-dessus prévoit que la demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride " est examinée par un seul Etat membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable ". Le premier paragraphe de l'article 17 de ce règlement dispose que : " Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement (...) ", ces dispositions étant notamment éclairées par le point 17 du préambule du règlement qui précise qu'il " importe que tout État membre puisse déroger aux critères de responsabilité, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion, afin de permettre le rapprochement de membres de la famille, de proches ou de tout autre parent et examiner une demande de protection internationale introduite sur son territoire ou sur le territoire d'un autre État membre, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères obligatoires fixés dans le présent règlement ". Il résulte de ces dispositions que la faculté laissée à chaque Etat membre de décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement précité, est discrétionnaire et ne constitue pas un droit pour les demandeurs d'asile.
4. Par ailleurs, aux termes de l'article 47 du code civil : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ".
5. En l'espèce, s'il est constant que le requérant est entré sur le territoire européen sous couvert d'un passeport établi au nom de Béni G... C..., il a présenté sa demande d'asile sous l'identité de Béni H... G... et produit à l'instance une copie intégrale d'acte de naissance correspondant à cette identité, datée du 20 janvier 2016, dressée au vu d'un jugement supplétif d'acte de naissance du 15 novembre 2015 du tribunal de grande instance de Kinshasa/Gombe, de l'acte de signification de ce jugement, et d'un certificat de non-appel du 14 janvier 2016, également produits. Aucun élément tiré de ces différents actes n'est de nature à faire douter de leur régularité. Le requérant justifie par ailleurs être hébergé en France chez les personnes désignées sur ces actes comme son père et sa mère, présents en France depuis 2011 avec deux autres enfants, tous désormais en situation régulière. Ces personnes, qui le prennent effectivement en charge, circonstance corroborée notamment par le refus par l'intéressé du bénéfice des conditions matérielles d'accueil offertes aux demandeurs d'asile, ont au demeurant confirmé que l'intéressé est leur fils. Il ne ressort par ailleurs pas des pièces du dossier que le requérant disposerait d'autres attaches en Italie. Ainsi, dans les circonstances de l'espèce, et quand bien même la présence du requérant auprès de ses parents ne serait pas indispensable, le préfet du Rhône a commis une erreur manifeste d'appréciation en refusant de faire application des dispositions précitées de l'article 17 du règlement du 26 juin 2013.
6. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que M. H... G... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 4 octobre 2019 portant transfert aux autorités italiennes ainsi que, par voie de conséquence, de l'arrêté du même jour l'assignant à résidence.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
7. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution ".
8. Il résulte de ces dispositions, à la mise en oeuvre desquelles l'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, prescrivant à l'autorité administrative de statuer à nouveau sur le cas de l'intéressé en cas d'annulation de l'arrêté de transfert, n'a ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle, qu'il y a lieu en l'espèce d'enjoindre au préfet du Doubs de remettre à M. A... H... G... une attestation de demande d'asile, selon la procédure normale, dans un délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt. Il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, de mettre à la charge de l'Etat le versement au conseil du requérant d'une somme de 1 000 euros, sous réserve qu'il renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Dijon du 19 novembre 2019 et les arrêtés du préfet du Doubs du 4 octobre 2019 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au préfet du Doubs de remettre à M. A... H... G... une attestation de demande d'asile, selon la procédure normale, dans un délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Me F..., avocat de M. H... G..., une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve qu'il renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. H... G..., à Me F... et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet du Doubs.
Délibéré après l'audience du 26 novembre 2020, à laquelle siégeaient :
M. Bourrachot, président de chambre,
Mme B..., présidente assesseure,
Mme E..., premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 17 décembre 2020.
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N° 19LY04323