Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 12 août 2016, et un mémoire complémentaire enregistré le 12 mars 2018, la Société Vergers de Châteaubourg, représenté par MeA..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 15 juin 2016 ;
2°) à titre principal d'annuler le titre de perception en date du 27 novembre 2009 valant demande de restitution de la somme de 2.012.643 euros, émis à son encontre en exécution de la décision de la Commission n°2004/343/CE du 16 décembre 2013 ;
3°) à titre subsidiaire de condamner l'Etat à lui verser la somme de 433.269 euros à titre de réparation du préjudice subi à raison de la faute commise par l'Etat du fait de l'exécution tardive de la décision de la Commission
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de dix mille euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle est recevable à exciper de l'invalidité de la décision n°2004/343/CE dans le cadre du recours visant à l'annulation du titre de perception pris en exécution de cette décision ; la question de la validité de cette décision ne pourra être tranchée que dans le cadre d'une question préjudicielle ;
- le principe général communautaire du droit de la défense a été méconnu ;
- la décision de la commission est insuffisamment motivée ;
- le titre de perception n'est pas motivé ;
- le dispositif d'exonération fiscale de l'article 44 septies de code général des impôts ne peut constituer une aide d'Etat, le critère de sélectivité n'étant pas rempli ;
- l'exonération fiscale ayant bénéficié au cédant et aux créanciers désintéressés, elle ne saurait être regardée comme redevable de l'aide litigieuse
- la décision n°2004/343/CE ne peut lui être opposée puisqu'elle se fonde dur le paragraphe 2 de l'article 88 du traité instituant la communauté européenne alors que la compétence de la Commission en matière de contrôle et de supervision des aides d'Etat dans le secteur agricole ne découle pas directement du traité mais des textes spécifiques à la politique agricole commune ;
- le montant demandé est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation ;
- son recours indemnitaire est recevable et qu'elle a subi un préjudice à raison de la violation du droit communautaire par l'Etat français.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2017, le ministre de l'action et des comptes publics conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les demandes d'indemnisation n'ayant pas fait l'objet d'une demande préalable sont irrecevables et qu'aucun des moyens présentés par la société n'est fondé.
Par ordonnance du 15 janvier 2018, la clôture d'instruction a été fixée au 15 mars 2018.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le traité instituant la Communauté européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement (CE) n° 659/1999 du Conseil du 22 mars 1999 portant modalités d'application de l'article 93 du traité CE ;
- le règlement (CE) n° 2201/96 du Conseil du 28 octobre 1996 portant organisation commune des marchés dans le secteur des produits transformés à base de fruits et légumes, modifié ;
- le règlement (CE) n° 1255/1999 du Conseil du 17 mai 1998 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers, modifié ;
- la décision 2004/343/CE du 16 décembre 2003 de la Commission européenne concernant le régime d'aide mis à exécution par la France concernant la reprise d'entreprises en difficulté ;
- l'arrêt C-214/07 de la Cour de justice des Communautés européenne en date du 13 novembre 2008 ;
- l'ordonnance du 4 décembre 2014 C-202/14 de la neuvième chambre de la Cour de justice de l'Union européenne répondant la demande de décision préjudicielle introduite par la
Cour administrative d'appel de Nantes ;
- le code général des impôts ;
- le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Sacher,
- les conclusions de M. Durup de Baleine, rapporteur public.
1. Considérant que la SAS Vergers de Châteaubourg, alors dénommée SAS Produits industriels de Châteaubourg, a été créée à la fin de l'année 1994, afin de reprendre la totalité des actifs industriels de la société SIAB, dans le cadre d'une cession décidée le 30 décembre 1994 par le tribunal de commerce de Rennes ; que la SAS Vergers de Châteaubourg a bénéficié, au titre des années 1995 et 1996, de l'exonération d'impôt sur les sociétés alors prévue par l'article 44 septies du code général des impôts dans sa rédaction issue de la loi n° 88-1149 du 23 décembre 1988 portant loi de finances pour 1989 et, par voie de conséquence, d'une exonération de la contribution de 10 % sur l'impôt sur les sociétés ; que son activité consistait au cours de ces années à fabriquer de la poudre de lait, de la compote et du jus de pomme qu'elle vendait à des professionnels du secteur agro-alimentaire ; que, par sa décision susvisée du 16 décembre 2003, la Commission européenne a estimé que le dispositif d'exonération d'impôt ainsi codifié à l'article 44 septies du code général des impôts constituait un régime d'aide d'État incompatible avec les règles du marché commun, illégalement mis en vigueur à défaut de notification préalable, et a ordonné la récupération des sommes ainsi illégalement versées, sous réserve de celles représentant des aides dites " de minimis " ou des aides compatibles au titre des régimes applicables aux aides à finalité régionale et aux aides en faveur des petites et moyennes entreprises ; que par son arrêt susvisé du 13 novembre 2008, la Cour de justice de l'Union européenne a condamné la République française pour manquement en raison de l'insuffisance de ses efforts pour procéder, en exécution de la décision précitée de la Commission européenne, au recouvrement de ces aides d'État illégales auprès des bénéficiaires ou de leurs ayant-droits ; que pour procéder à la récupération de la fraction illégale de l'aide dont avait bénéficié la SAS Vergers de Châteaubourg, le trésorier-payeur général d'Ille-et-Vilaine a émis le
27 novembre 2009 un titre de perception à son encontre pour une somme de 2 012 643 euros correspondant au montant de l'aide nette majorée des intérêts communautaires comme prescrit par le règlement (CE) n° 659/1999 du 22 mars 1999 ; que la SAS Vergers de Châteaubourg a formé le 29 janvier 2010 une opposition à l'exécution de ce titre de perception, qui a été rejetée le 15 mars 2010 par le trésorier-payeur général d'Ille-et-Vilaine ; que la SAS Vergers de Châteaubourg relève appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande d'annulation de ce rejet ainsi que sa demande d'indemnisation pour faute de l'Etat ;
Sur l'exception de prescription :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 15 du règlement du 22 mars 1999 : " 1. Les pouvoirs de la Commission en matière de récupération de l'aide sont soumis à un délai de prescription de dix ans. / 2. Le délai de prescription commence le jour où l'aide illégale est accordée au bénéficiaire, à titre d'aide individuelle ou dans le cadre d'un régime d'aide. Toute mesure prise par la Commission ou un Etat membre, agissant à la demande de la Commission, à l'égard de l'aide illégale interrompt le délai de prescription. Chaque interruption fait courir de nouveau le délai. Le délai de prescription est suspendu aussi longtemps que la décision de la Commission fait l'objet d'une procédure devant la Cour de justice des Communautés européennes. (...) " ; que le délai de prescription de dix ans prévu à
l'article 15, précité, du règlement (CE) n° 659/1999 du Conseil du 22 mars 1999 s'applique également aux Etats membres agissant à la demande de la Commission et dès lors aux mesures prises par ceux-ci pour récupérer les aides incompatibles avec le marché commun ; que, par suite, la SAS Vergers de Châteaubourg n'est pas fondée à soutenir qu'il conviendrait d'appliquer le délai de prescription prévu au premier alinéa de l'article L. 169 du livre des procédures fiscales ou à défaut celui figurant à l'article 2224 du code civil ; que la décision 2004/343/CE du 16 décembre 2003 est intervenue avant que le délai de prescription applicable aux aides dont a bénéficié la société requérante soit expiré ; que cette décision a interrompu une première fois ce délai, qui a été interrompu de nouveau par le recours en manquement introduit par la Commission européenne le 23 avril 2007 ; qu'un nouveau délai de dix ans a commencé à courir à compter de l'intervention de l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 13 novembre 2008 ; que, par suite, la SAS Vergers de Châteaubourg n'est pas fondée à soutenir que la créance de l'Etat à son égard, résultant de la décision de la Commission mentionnée plus haut, est prescrite depuis l'été 2015 ;
Sur les conclusions en annulation :
3. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes du 2 de l'article 88 du traité instituant la Communauté européenne : " Si, après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu'une aide accordée par un Etat ou au moyen de ressources d'Etat n'est pas compatible avec le marché commun aux termes de l'article 87, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, elle décide que l'Etat intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu'elle détermine. Si l'Etat en cause ne se conforme pas à cette décision dans le délai imparti, la Commission ou toute autre Etat intéressé peut saisir directement la Cour de justice, par dérogation aux articles 226 et 227 (...) " ; qu'aux termes de l'article 14 du règlement (CE) n° 659/1999 du Conseil du 22 mars 1999 : " 1. En cas de décision négative concernant une aide illégale, la Commission décide que l'État membre concerné prend toutes les mesures nécessaires pour récupérer l'aide auprès de son bénéficiaire (ci-après dénommée "décision de récupération"). La Commission n'exige pas la récupération de l'aide si, ce faisant, elle allait à l'encontre d'un principe général de droit communautaire. / 2. L'aide à récupérer en vertu d'une décision de récupération comprend des intérêts qui sont calculés sur la base d'un taux approprié fixé par la Commission. Ces intérêts courent à compter de la date à laquelle l'aide illégale a été mise à la disposition du bénéficiaire jusqu'à celle de sa récupération. / 3. Sans préjudice d'une ordonnance de la Cour de justice des Communautés européennes prise en application de l'article 185 du traité, la récupération s'effectue sans délai et conformément aux procédures prévues par le droit national de l'État membre concerné, pour autant que ces dernières permettent l'exécution immédiate et effective de la décision de la Commission. À cette fin et en cas de procédure devant les tribunaux nationaux, les États membres concernés prennent toutes les mesures prévues par leurs systèmes juridiques respectifs, y compris les mesures provisoires, sans préjudice du droit communautaire. " ; qu'il résulte de ces stipulations et dispositions que l'Etat membre ayant institué un régime d'aide incompatible avec le marché commun est tenu, sauf impossibilité absolue, d'exécuter la décision de la Commission européenne constatant cette incompatibilité et décidant la récupération de l'aide auprès de ses bénéficiaires ; que les autorités nationales étaient tenues de récupérer auprès des contribuables, dans les conditions prévues par le droit national, les aides dont ils avaient irrégulièrement bénéficié ; que cette obligation ne dispense pas nécessairement les autorités nationales de respecter le principe général du droit communautaire de respect des droits de la défense, notamment lorsque le calcul de l'aide à restituer est opéré par les seules autorités nationales ;
4. Considérant que la société requérante soutient que le titre litigieux a été émis en méconnaissance du principe général du droit communautaire de respect des droits de la défense, du 2 de l'article 88 du traité instituant la communauté européenne et de l'article 6 du règlement n° 659/1999 ; que la possibilité de faire valoir ses observations sur des calculs effectués par les seules autorités nationales dans le cadre d'une procédure contradictoire préalable à l'édiction d'une mesure de restitution de l'aide constitue ainsi une garantie pour le bénéficiaire astreint à restituer cette aide ; qu'en l'espèce, il ne résulte pas de l'instruction que la société Les Vergers de Chateaubourg a été mise à même de faire valoir ses observations avant l'émission du titre de perception litigieux ; que la société est fondée à soutenir que le titre de perception a été émis à l'issue d'une procédure irrégulière ;
5. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société Les Vergers de Châteaubourg est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande ;
6. Considérant toutefois que l'annulation d'un titre de perception pour un motif de régularité en la forme n'implique pas nécessairement, compte tenu de la possibilité d'une régularisation par l'administration, la restitution immédiate à l'intéressé des sommes éventuellement perçues sur le fondement du titre irrégulier ; qu'il y a lieu pour l'administration, si elle s'y croit fondée, d'émettre un nouveau titre de perception dans des conditions régulières dans le délai de prescription mentionné au point 2 ;
Sur les conclusions indemnitaires :
En ce qui concerne la fin de non-recevoir tirée de l'absence de liaison du contentieux :
7. Considérant qu'il est constant que la SAS Vergers de Châteaubourg s'est bornée dans son courrier du 19 janvier 2010 valant opposition à l'exécution du titre de perception en litige à indiquer que " dans le cas où l'administration persisterait dans sa demande de remboursement, elle se réserve expressément la possibilité de mettre en jeu la responsabilité de l'Etat et de demander l'indemnisation du dommage qui lui a été causé en raison du caractère illégal de l'aide fiscale qui lui a été accordée en application de l'article 44 septies du code général des impôts " ; qu'une telle mention faisant référence à une éventualité ne constitue pas une demande d'indemnisation ; que ni le trésorier-payeur général d'Ille-et-Vilaine ni le ministre compétent pour examiner une telle demande n'ont pris position sur la responsabilité de l'Etat et sur le droit de la SAS Vergers de Châteaubourg à obtenir une indemnisation ; que, dès lors, aucune décision explicite ou implicite liant le contentieux sur le terrain indemnitaire n'est intervenue avant l'introduction de la requête ; que le ministre a, à titre principal, opposé aux conclusions susvisées des fin de non-recevoir ; que la SAS Vergers de Châteaubourg n'établit ni même ne soutient qu'elle aurait saisi l'Etat d'une demande indemnitaire postérieurement à l'introduction de sa requête ; que, par suite, le ministre est fondé à opposer à ces conclusions l'absence de liaison du contentieux faisant obstacle à leur recevabilité ; que, dès lors, les conclusions indemnitaires de la requête de la SAS Vergers de Châteaubourg ne peuvent qu'être rejetées ;
Sur les frais du litige :
8. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1500 euros à la société Les Vergers de Chateaubourg au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le titre de perception du 27 novembre 2009 est annulé.
Article 2 : La société Les Vergers de Châteaubourg est déchargée de l'obligation de payer la somme de 2 012 643 euros résultant du titre de perception du 27 novembre 2009.
Article 3 : L'Etat versera à la société Les Vergers de Châteaubourg une somme de 1500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Rennes du 15 juin 2016 est réformé en ce qu'il est contraire au présent arrêt.
Article 5 : Le surplus de la demande de la société Les Vergers de Chateaubourg est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la Sociétés Vergers de Châteaubourg, au ministre de l'action et des comptes publics, au ministre de l'action et des comptes publics et au directeur régional des finances publiques d'Ille-et-Vilaine.
Délibéré après l'audience du 14 mai 2018, à laquelle siégeaient :
- M. Lenoir, président de chambre,
- M. Mony, premier conseiller,
- M. Sacher, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 1er juin 2018.
Le rapporteur,
E. SACHER
Le président,
H. LENOIR
Le greffier,
C. GOY
La République mande et ordonne au ministre de l'action et des comptes publics en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 16NT02839