Par une ordonnance n° 421029 du 6 juin 2018, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a, en application de l'article R. 351-1 du code de justice administrative, attribué à la cour administrative d'appel de Paris le jugement du dossier d'appel enregistré au Conseil d'Etat.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 13 juin 2018 et 25 mars 2019, M. D..., représenté par Me B..., demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Paris du 4 avril 2018 ;
2°) d'annuler la décision du ministre du travail du 17 mars 2017 autorisant son licenciement ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 15 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la ministre du travail ne pouvait légalement retirer la décision de l'inspecteur du travail au-delà du 26 novembre 2016 ;
- la décision du 17 mars 2017 n'est pas suffisamment motivée ;
- la procédure préalable est entachée d'irrégularités ; ainsi, l'entretien préalable n'aurait pas dû avoir lieu à Paris et sa représentation ne pouvait pas être assurée par un délégué syndical ; cet entretien aurait dû être reporté ; par ailleurs, les membres du comité d'entreprise n'ont pas été convoqués avec un délai suffisant ; il n'a lui-même pas été régulièrement convoqué, dès lors qu'il était hospitalisé et qu'une adresse de messagerie électronique erronée a été utilisée par son employeur ;
- les faits qui lui ont été reprochés ayant déjà été sanctionnés par une mise en garde du 8 juillet 2015, la décision attaquée viole le principe non bis in idem ;
- ces faits étaient prescrits, la société CESI en ayant eu connaissance dès juillet 2014 ;
- il existe un lien entre les mandats exercés et la demande d'autorisation de licenciement ;
- la matérialité des griefs formulés à son encontre n'est pas établie ; il a dénoncé des faits de bonne foi, en qualité de " lanceur d'alerte " ; son employeur a fabriqué certains éléments en vue de tromper l'administration ;
- la décision ministérielle attaquée est entachée d'erreur d'appréciation s'agissant de la gravité de la faute qui lui est reprochée, laquelle ne justifiait pas une mesure de licenciement.
Par un mémoire en défense enregistré le 25 février 2019, la ministre du travail conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés par les motifs exposés dans ses écritures de première instance.
Par deux mémoires en défense enregistrés les 5 octobre 2018 et 15 juillet 2019, la société CESI SAS, représentée par Me C..., conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 2 000 euros soit mise à la charge de M. D... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que les moyens soulevés par le requérant ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteur public,
- les observations de Me B..., représentant M. D...,
- et les observations de Me C..., représentant la société CESI.
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., ingénieur en informatique, a été recruté le 3 septembre 2007 par la société CESI SAS, par contrat à durée indéterminée. Il exerçait ses fonctions à Pau, en qualité d'ingénieur de formation, assurant le pilotage de formations informatiques. Il a par ailleurs été membre titulaire du comité d'entreprise du 20 mars 2014 au 17 mars 2016, candidat non élu aux élections de délégué du personnel du 20 mars 2014, délégué syndical CFE-CGC du
31 mars 2014 au 25 novembre 2015, et candidat le 19 avril 2016 aux élections du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ; il est depuis le 8 septembre 2015 conseiller du salarié désigné par arrêté préfectoral. Après avoir convoqué l'intéressé à un entretien préalable fixé le 1er avril 2016 et consulté le comité d'entreprise le 28 avril 2016, la société CESI a sollicité de l'inspecteur du travail, par courrier du 2 mai 2016, l'autorisation de le licencier pour faute grave. Par une décision du 2 juin 2016, l'inspecteur du travail a refusé d'autoriser le licenciement de M. D.... Le 20 juillet 2016, la société CESI a formé un recours, reçu le 25 juillet 2016, contre cette décision auprès de la ministre du travail. Une décision implicite de rejet est née le 25 novembre 2016 du silence gardé par la ministre durant plus de quatre mois. Par une décision du 17 mars 2017, la ministre du travail a retiré cette décision implicite, a annulé la décision de l'inspecteur du travail du 2 juin 2016, et a autorisé le licenciement du requérant.
2. Le 17 mai 2017, M. D... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision de la ministre du 17 mars 2017. Par un jugement du 4 avril 2018, dont le requérant relève appel, le tribunal a rejeté sa demande.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
3. En premier lieu, la décision de la ministre du 17 mars 2017 autorisant le licenciement de M. D... vise les articles du code du travail dont elle fait application et énonce de façon précise les faits qui la fondent. Elle se prononce notamment sur la matérialité de chacun des griefs portés par l'entreprise à l'encontre du salarié et sur leur caractère fautif. Elle est par suite suffisamment motivée.
4. En deuxième lieu, et d'une part, aucune disposition légale ou réglementaire n'impose à l'employeur d'organiser l'entretien préalable au licenciement d'un salarié sur son lieu de travail. M. D..., reconnu travailleur handicapé, n'établit pas en l'espèce qu'il aurait été dans l'impossibilité de se déplacer à Paris pour assister à cet entretien le 1er avril 2016, alors par ailleurs que l'arrêt de travail dont il bénéficiait autorisait des sorties libres sans restriction, et qu'il se rendait auparavant à Paris une fois par mois pour participer à des réunions du comité d'entreprise. Il n'est donc pas fondé à soutenir que la société CESI aurait organisé l'entretien préalable à Paris dans le seul but de l'empêcher de s'y rendre. Si le requérant soutient en outre qu'il ne pouvait y être représenté par un délégué syndical, il ressort des pièces du dossier qu'il a lui-même sollicité, par courrier du 28 mars 2016, l'accord de son employeur pour cette représentation, et qu'il n'a demandé le report de l'entretien qu'à défaut d'obtention de cet accord.
5. D'autre part, il ressort des pièces du dossier que les membres du comité d'entreprise, consulté le 28 avril 2016 sur le projet de licenciement de M. D..., ont été régulièrement convoqués par courrier électronique du 21 avril 2016. Le salarié a quant à lui été convoqué à la fois par courrier de ce même jour, présenté le 25 avril et retiré le 26 avril suivant. La circonstance, à la supposer établie, que les adresses électroniques auxquelles cette convocation a également été envoyée étaient erronées est donc sans influence sur la régularité de la convocation, effectuée par l'employeur dans un délai suffisant pour permettre au salarié de préparer son audition. M. D... n'établit pas enfin par les pièces qu'il produit que son état de santé justifiait que la séance du comité d'entreprise soit reportée. Dans ces conditions, il n'est pas fondé à soutenir que la procédure de licencement suivie par la société CESI aurait été irrégulière.
6. En troisième lieu, aux termes de l'article R. 2422-1 du code du travail : " Le ministre chargé du travail peut annuler ou réformer la décision de l'inspecteur du travail sur le recours de l'employeur, du salarié ou du syndicat que ce salarié représente ou auquel il a donné mandat à cet effet. Ce recours est introduit dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision de l'inspecteur. Le silence gardé pendant plus de quatre mois sur ce recours vaut décision de rejet. ". Par ailleurs, aux termes de l'article L. 242-1 du code des relations entre le public et l'administration : " L'administration ne peut abroger ou retirer une décision créatrice de droits de sa propre initiative ou sur la demande d'un tiers que si elle est illégale et si l'abrogation ou le retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette décision. ".
7. Par courrier du 20 juillet 2016, reçu par la ministre du travail le 25 juillet suivant, la société CESI a formé un recours hiérarchique contre la décision du 2 juin 2016 par laquelle l'inspecteur du travail a refusé de l'autoriser à licencier M. D.... Une décision implicite de rejet de ce recours est née le 25 novembre 2016 du silence gardé par la ministre. Par suite, cette dernière, estimant que la décision de l'inspecteur du travail était illégale, pouvait légalement l'annuler par sa décision du 17 mars 2017, intervenue moins de quatre mois suivant le rejet implicite du recours hiérarchique.
8. En quatrième lieu, si M. D... fait valoir que les faits qui lui sont reprochés ont déjà été sanctionnés par une mise en garde du 8 juillet 2015, ce courrier concernait l'envoi par l'intéressé de courriers électroniques aux salariés de son entreprise, alors que le licenciement disciplinaire était motivé par l'envoi d'un courrier, daté du 26 février 2015 et reçu par ses destinataires le 1er mars 2016, dans lequel le requérant dénonçait des faits qu'il estimait " possiblement constitutifs d'abus de biens sociaux et salaires déguisés ". La mise en garde du
8 juillet 2015 visait donc des faits différents de ceux qui fondent la demande d'autorisation de licenciement. Par suite, le moyen tiré de la violation du principe non bis in idem doit être écarté.
9. En cinquième lieu, aux termes de l'article L. 1332-4 du code du travail : " Aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement de poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné lieu dans le même délai à l'exercice de poursuites pénales. (...) ".
10. Il ressort des pièces du dossier que la société CESI a eu connaissance du courrier adressé par M. D... aux commissaires aux comptes, qui fonde la demande de licenciement, le 1er mars 2016. Par suite, les faits n'étaient pas prescrits quand elle a convoqué l'intéressé par courrier du 22 mars 2016 à l'entretien préalable à son licenciement fixé le 1er avril 2016.
11. En sixième lieu, M. D... soutient qu'il a fait preuve de bonne foi et qu'il s'est positionné comme " lanceur d'alerte " lorsqu'il a dénoncé, dans le courrier qui lui est reproché, les faits délictueux qu'il impute à son employeur et à certains des salariés de la société CESI. Il fait ainsi valoir qu'aucune faute ne peut lui être reprochée. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que les multiples accusations portées par le salarié, relatives à des abus de biens sociaux, à des détournements de fonds et à l'utilisation de biens de la société à des fins personnelles, ne sont étayées par aucun élément probant. Alors même que le courrier en cause n'aurait initialement été adressé qu'aux commissaires aux comptes, au préfet des Pyrénées-Atlantiques et au procureur de la République, ses allégations mettent en cause la probité de salariés nommément désignés ainsi que la réputation et l'image de son employeur. Eu égard à la gravité des accusations portées et de leur caractère peu étayé, la ministre du travail était fondée à estimer, par la décision attaquée, que le salarié avait commis une faute justifiant son licenciement. Par ailleurs, la circonstance que les allégations de M. D... aient été formulées dans le cadre de ses fonctions syndicales n'est pas de nature à leur ôter leur caractère fautif.
12. En dernier lieu, il ne ressort d'aucune des pièces du dossier que la demande de licenciement formée par la société CESI aurait été motivée par les fonctions syndicales exercées par M. D.... La circonstance que les courriers envoyés sur sa messagerie professionnelle ont été transférés par son employeur sur d'autres messageries n'est pas de nature à établir un lien entre la demande et les mandats exercés par le requérant, dès lors qu'elle était justifiée par les arrêts de travail de l'intéressé pour maladie depuis juillet 2014.
13. Il résulte de tout ce qui précède que M. D... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par M. D... et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ce dernier le versement de la somme de 1 000 euros à la société CESI.
DECIDE :
Article 1er : La requête de M. D... est rejetée.
Article 2 : M. D... versera la somme de 1 000 euros à la société CESI au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... D..., à la ministre du travail et à la société CESI SAS.
Délibéré après l'audience publique du 5 novembre 2019 à laquelle siégeaient :
- M. Bernier, président-assesseur, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
- Mme Jayer, premier conseiller,
- Mme A..., premier conseiller.
Lu en audience publique le 19 novembre 2019.
Le rapporteur,
G. A... Le président de la formation de jugement,
Ch. BERNIER
Le greffier,
E. MOULIN
La République mande et ordonne à la ministre du travail en ce qui la concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 10PA03855
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N° 18PA02097