Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 15 mai, 27 juin et 28 novembre 2018, la société Entoma demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 267 ;
- le règlement (CE) n° 258/97 du 27 janvier 1997 ;
- le règlement (UE) n° 2015/2283 du 25 novembre 2015 ;
- le code de la consommation ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 9 novembre 2016, Davitas GmbH contre Stadt Aschaffenburg (affaire C-448/14) ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Laurent-Xavier Simonel, conseiller d'Etat en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Entoma ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 27 janvier 2016, le préfet de police de Paris a suspendu la mise sur le marché des produits commercialisés par la société Entoma constitués de vers de farine, de criquets ou de grillons préparés et destinés à l'alimentation humaine sous la forme d'insectes entiers et a ordonné leur retrait de la consommation jusqu'à l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché délivrée après une évaluation démontrant que ces produits ne présentent pas de danger pour le consommateur. Par un jugement du 9 novembre 2017, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société Entoma tendant à l'annulation de cet arrêté. Par un arrêt du 22 mars 2018, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société Entoma contre ce jugement. La société requérante se pourvoit en cassation contre cet arrêt.
2. Aux termes du considérant 2 du règlement (CE) n° 258/97 du 27 janvier 1997, relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires, alors en vigueur, sur le fondement duquel l'arrêté préfectoral a été pris : " (...) afin de protéger la santé publique, il est nécessaire de s'assurer que les nouveaux aliments et les nouveaux ingrédients alimentaires font l'objet d'une évaluation d'innocuité unique suivant une procédure communautaire avant d'être mis sur le marché dans la Communauté ; (...) ". Aux termes de l'article 1er de ce règlement : " 1. Le présent règlement a pour objet la mise sur le marché dans la Communauté de nouveaux aliments et de nouveaux ingrédients alimentaires. / 2. Le présent règlement s'applique à la mise sur le marché dans la Communauté d'aliments et d'ingrédients alimentaires pour lesquels la consommation humaine est jusqu'ici restée négligeable dans la Communauté et qui relèvent des catégories suivantes : (...) e) les aliments et ingrédients alimentaires composés de végétaux ou isolés à partir de ceux-ci et les ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux, à l'exception des aliments et des ingrédients alimentaires obtenus par des pratiques de multiplication ou de reproduction traditionnelles et dont les antécédents sont sûrs en ce qui concerne l'utilisation en tant que denrées alimentaires ; (...) ". Aux termes de l'article 3 du même règlement : " 1. Les aliments ou ingrédients alimentaires qui relèvent du présent règlement ne doivent pas : / (...) - présenter de danger pour le consommateur, (...) ". Aux termes de l'article 4 du même règlement : " 1. La personne responsable de la mise sur le marché dans la Communauté, ci-après dénommée " demandeur ", soumet une demande à l'État membre dans lequel le produit doit être mis sur le marché pour la première fois. Elle transmet, en même temps, une copie de la demande à la Commission. / 2. Il est procédé à l'évaluation initiale prévue à l'article 6. / À l'issue de la procédure visée à l'article 6 paragraphe 4, l'État membre visé au paragraphe 1 informe sans délai le demandeur : / - qu'il peut procéder à la mise sur le marché de l'aliment ou de l'ingrédient alimentaire, lorsque l'évaluation complémentaire visée à l'article 6 paragraphe 3 n'est pas requise et qu'aucune objection motivée n'a été formulée conformément à l'article 6 paragraphe 4 / ou / - que, conformément à l'article 7, une décision d'autorisation est nécessaire (...) ".
Sur le bien-fondé de l'arrêt en ce qui concerne la proportionnalité des mesures décidées par l'arrêté préfectoral :
3. Aux termes de l'article L. 218-5-4 du code de la consommation dans sa rédaction alors en vigueur, sur le fondement duquel l'arrêté préfectoral a été pris : " S'il est établi qu'un produit a été mis sur le marché sans avoir été l'objet de l'autorisation, de l'enregistrement ou de la déclaration exigé par la réglementation applicable à ce produit, le préfet ou, à Paris, le préfet de police peut ordonner la suspension de sa mise sur le marché et son retrait jusqu'à la mise en conformité avec la réglementation en vigueur ".
4. D'une part, pour juger que l'arrêté préfectoral avait été légalement pris sur le fondement des dispositions citées au point 3, la cour ne s'est pas exclusivement fondée sur l'avis adopté le 12 février 2015 par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) relatif aux connaissances scientifiques sur les risques sanitaires en lien avec la consommation des insectes mais a également relevé que la société Entoma ne disposait pas des autorisations de mise sur le marché prévues par le règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 janvier 1997 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires. D'autre part, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par cet avis, l'ANSES a souligné l'existence de différents risques susceptibles d'affecter la santé humaine liés à la consommation alimentaire des insectes ainsi que l'insuffisance des données scientifiques disponibles en vue de leur évaluation complète et que les mesures de police administrative décidées à titre temporaire par l'arrêté préfectoral prennent fin lorsque la société Entoma se sera mise en conformité avec les exigences de la législation de l'Union applicable à la mise sur le marché des nouveaux aliments qu'elle entend commercialiser. Par suite, la cour n'a ni commis d'erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en jugeant que les mesures décidées par l'arrêté préfectoral étaient nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi par les dispositions citées au point 3.
Sur le bien-fondé de l'arrêt en ce qui concerne l'interprétation du règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 janvier 1997 :
5. Aux termes du considérant 8 du règlement UE n° 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 relatif aux nouveaux aliments, abrogeant le règlement du 27 janvier 1997 à compter du 1er janvier 2018 : " Le champ d'application du présent règlement devrait, en principe, demeurer identique à celui du règlement (CE) n° 258/97. Toutefois, étant donné l'évolution scientifique et technologique depuis 1997, il y a lieu de revoir, de préciser et de mettre à jour les catégories d'aliments qui constituent de nouveaux aliments. Ces catégories devraient inclure les insectes entiers et leurs parties. (...) ". Aux termes de l'article 1er de ce règlement : " 1. Le présent règlement établit des règles relatives à la mise sur le marché dans l'Union de nouveaux aliments. / 2. La finalité du présent règlement est d'assurer le bon fonctionnement du marché intérieur tout en garantissant un niveau élevé de protection de la santé humaine et des intérêts des consommateurs ". En vertu de son article 2, ce règlement s'applique à la mise sur le marché dans l'Union de nouveaux aliments et, aux termes de son article 3 : " 2. En outre, on entend par : a) "nouvel aliment", toute denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l'Union avant le 15 mai 1997, indépendamment de la date d'adhésion à l'Union des États membres, et qui relève au moins d'une des catégories suivantes : / (...) v) les denrées alimentaires qui se composent d'animaux ou de leurs parties, ou qui sont isolées ou produites à partir d'animaux ou de leurs parties, à l'exception des animaux obtenus par des pratiques de reproduction traditionnelles qui ont été utilisées pour la production de denrées alimentaires dans l'Union avant le 15 mai 1997, et pour autant que les denrées alimentaires provenant de ces animaux aient un historique d'utilisation sûre en tant que denrées alimentaires au sein de l'Union ; (...) ". Enfin, aux termes de son article 35 : " (...) / 2. Les denrées alimentaires n'entrant pas dans le champ d'application du règlement (CE) n° 258/97, qui sont légalement mises sur le marché au plus tard le 1er janvier 2018 et qui entrent dans le champ d'application du présent règlement peuvent continuer d'être mises sur le marché jusqu'à ce qu'une décision soit prise en conformité avec les articles 10 à 12 ou avec les articles 14 à 19 du présent règlement à la suite d'une demande d'autorisation d'un nouvel aliment ou d'une notification d'un aliment traditionnel en provenance d'un pays tiers qui est introduite pour la date fixée dans les modalités d'exécution adoptées conformément à l'article 13 ou 20 du présent règlement, respectivement, mais au plus tard le 2 janvier 2020 ".
6. Pour juger que l'article 1er, paragraphe 2, point e) du règlement du 27 janvier 1997 doit s'interpréter comme incluant les insectes entiers consommés pour eux-mêmes, dont il n'est pas contesté que la consommation humaine est jusqu'ici restée négligeable dans la Communauté jusqu'à l'entrée en vigueur de ce règlement, la cour s'est fondée sur l'arrêt du 9 novembre 2016, Davitas GmbH c/ Stadt Aschaffenburg (C-448/14) par lequel la Cour de justice de l'Union européenne, dans son interprétation de l'article 1er, paragraphe 2, point c) du même règlement, a dit pour droit que celui-ci " se caractérise par une double finalité, laquelle consiste non seulement à assurer le fonctionnement du marché intérieur des nouveaux aliments, mais aussi à protéger la santé publique contre les risques que ceux-ci peuvent générer " et qu'il " vise à établir au sein de l'Union des standards communs dans le domaine des nouveaux aliments et des nouveaux ingrédients alimentaires qui se traduisent, notamment, ainsi qu'il ressort de son considérant 2, par l'instauration d'une évaluation d'innocuité unique de ceux-ci suivant une procédure communautaire avant leur mise sur le marché de l'Union ".
7. La société Entoma soutient que l'arrêt de la cour qu'elle attaque repose sur une interprétation erronée de l'article 1er, paragraphe 2, point e) du règlement du 27 janvier 1997. Selon elle, ces dispositions ne visent expressément que les " ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux " et non les animaux entiers qui ont été exclus de leur champ d'application matériel, comme l'ont d'ailleurs estimé les autorités britanniques et belges qui n'ont pas fait obstacle à la commercialisation d'insectes entiers sans autorisation préalable. Elle fait valoir, en s'appuyant sur le considérant 8du règlement du 25 novembre 2015 qui a abrogé et remplacé, à compter du 1er janvier 2018, le règlement du 27 janvier 1997, que l'inclusion des insectes entiers dans la catégorie des nouveaux aliments, résultant de l'article 3, paragraphe 2, point v) du règlement du 25 novembre 2015, ne précise pas la définition antérieure qui était limitée aux seules parties d'animaux mais en modifie la portée par un ajout à la précédente définition. La société requérante en déduit que ses produits alimentaires constitués d'insectes entiers avaient été légalement mis sur le marché avant le 1er janvier 2018 et, à ce titre, bénéficient des mesures transitoires prévues par l'article 35, paragraphe 2 du règlement du 25 novembre 2015 qui permettent leur maintien sur le marché à condition de faire l'objet, avant le 2 janvier 2020, d'une demande d'autorisation comme nouveaux aliments ou d'une notification en tant qu'aliments traditionnels soumis au régime défini par ce règlement.
8. Le ministre de l'économie et des finances soutient qu'il n'y avait aucune raison sanitaire d'exclure la mise sur le marché d'insectes entiers du champ d'application du règlement du 27 janvier 1997, conformément au considérant 2 de ce même règlement qui poursuit un objectif de santé publique, la consommation d'insectes entiers présentant autant de risques que celle d'ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux.
9. Compte tenu des possibilités d'interprétation différentes des termes de ce règlement du 27 janvier 1997, la question de savoir si son article 1er, paragraphe 2, point e) doit être interprété comme incluant dans son champ d'application des aliments constitués par des animaux entiers destinés à être consommés en tant que tels ou ne s'applique qu'à des ingrédients alimentaires isolés à partir d'insectes pose une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union. Cette question est déterminante pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur les conclusions du pourvoi de la société Entoma.
D E C I D E :
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Article 1er : Il est sursis à statuer sur les conclusions du pourvoi de la société Entoma jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question suivante : l'article 1er, paragraphe 2, point e) du règlement du 27 janvier 1997 doit-il être interprété comme incluant dans son champ d'application des aliments composés d'animaux entiers destinés à être consommés en tant que tels ou ne s'applique-t-il qu'à des ingrédients alimentaires isolés à partir d'insectes '
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Entoma, au ministre de l'économie et des finances, au ministre de l'agriculture et de l'alimentation et au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée au Premier ministre.