Procédure devant la cour :
Par un recours enregistré le 22 décembre 2016, le ministre des armées demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 31 octobre 2016 ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. D...devant le tribunal administratif de Bordeaux.
Il soutient que le tribunal administratif de Bordeaux a commis une erreur de droit en statuant en excès de pouvoir, alors que le litige dont il était saisi relève, par nature et à titre exclusif, du plein contentieux ; qu'il a à tort estimé que le requérant aurait dû bénéficier d'une surveillance de sa contamination interne, que les mesures de surveillance n'étaient pas suffisantes compte tenu des fonctions de M. D...et que le ministère de la défense n'apportait pas la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires devait être regardé comme négligeable.
Par un mémoire en défense, enregistré le 14 septembre 2017, M.D..., représenté par MeC..., conclut au rejet de la requête et demande que l'État soit condamné à lui verser 158 836 euros en réparation des préjudices subis, à prendre en charge les frais d'expertise, à défaut de renvoyer au CIVEN le soin de réexaminer sa demande avec injonction de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation des préjudices, majorée des intérêts de droit à compter de la date de première demande d'indemnisation avec capitalisation et que soit mise à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient qu'il réunit les conditions définies par la loi pour bénéficier de la présomption de causalité et le CIVEN ne peut établir que sa pathologie résulterait exclusivement d'une cause étrangère à son exposition aux rayonnements ionisants de nature à la renverser.
Les parties ont été informées, par lettre du 6 octobre 2017, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce que la cour, saisie d'un recours de plein contentieux, entendait régler le litige sur le terrain des dispositions de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 qui suppriment la condition tenant à l'existence d'un risque non négligeable à laquelle était subordonnée l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Par un mémoire, enregistré le 7 novembre 2017, en réponse au moyen d'ordre public, le ministre des armées conclut aux mêmes fins. Il soutient que si M. D...bénéficie d'une présomption d'imputabilité, il n'a concrètement subi aucune exposition aux rayonnements ionisants.
Par un mémoire, enregistré le 23 novembre 2017, en réponse au moyen d'ordre public, le CIVEN informe la cour qu'il n'appliquera pas, à ce stade, les dispositions du II de
l'article 113 de la loi du 28 février 2017 qui lui permettent de réexaminer les demandes d'indemnisation.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, et notamment son article 113 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative ;
- l'avis du Conseil d'État n° 409777 du 28 juin 2017.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de M. Katz, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B...D..., né le 16 décembre 1953, a été affecté en tant qu'appelé du contingent sur l'atoll de Hao où il était chargé de la mise en parking et de l'avitaillement des avions sur la base aérienne 185, du 25 mars au 2 août 1974. Au cours de cette période, quatre essais nucléaires ont été réalisés, "Capricorne", " Gémeaux ", " Centaure " et " Maquis " et deux tirs de sécurité " Bélier " et " Persée " à Mururoa. Un cancer du côlon lui a été diagnostiqué en 1981. Il a présenté, le 17 août 2012, une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Le ministre de la défense, alors compétent, après consultation du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), a rejeté cette demande le 1er décembre 2014, au motif que le risque attribuable aux essais nucléaires français dans la survenance de sa maladie pouvait être considéré comme négligeable. Le ministre de la défense relève appel du jugement du 31 octobre 2016 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a annulé sa décision du 1er décembre 2014 et lui a enjoint de présenter à M. D...une proposition d'indemnisation des préjudices subis du fait de l'affection dont il est atteint.
Sur le moyen soulevé d'office :
2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./ Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné :/ 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ;/ 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française./ (...) ".
3. L'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction antérieure à la loi du 28 février 2017, disposait : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) / V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) ".
4. Aux termes de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, applicable aux instances en cours au lendemain de la publication de cette loi, comme en l'espèce : " I.- Au premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les mots et la phrase : " à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé. " sont supprimés./ II.- Lorsqu'une demande d'indemnisation fondée sur les dispositions du I de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du
5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l'objet d'une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la présente loi, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s'il estime que l'entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Il en informe l'intéressé ou ses ayants droit s'il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l'actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s'il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d'indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la
présente loi./(...)".
5. Par lettre du 6 octobre 2017, la cour a communiqué aux parties le moyen relevé d'office tiré de ce que, saisie d'un recours de plein contentieux, elle entendait régler le litige sur le terrain des dispositions de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 rappelées ci-dessus, lesquelles ont supprimé les dispositions du premier alinéa du V de l'article 4 de
la loi du 5 janvier 2010, relatives à la condition tenant à l'existence d'un risque non négligeable à laquelle était subordonnée l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
6. Il résulte des dispositions précitées que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.
7. Il est constant que M. D...a séjourné du 25 mars au 2 août 1974 sur l'atoll d'Hao en Polynésie française, soit dans l'une des zones et pendant une période définies à l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. Il résulte de l'instruction qu'il a développé un cancer du côlon, maladie inscrite sur la liste mentionnée à l'article 1er de cette même loi et annexée au décret
du 15 septembre 2014. Cette pathologie est, par suite, présumée imputable aux essais nucléaires réalisés en Polynésie française.
8. Le ministre fait valoir qu'aucune dose de radioactivité n'a été mesurée par les dosimètres, ainsi que par ceux à proximité de l'escadron Loire du 1er avril au 31 août 1974, selon la surveillance dosimétrique d'ambiance effectuée sur diverses zones de l'atoll d'Hao et en particuliers sur la zone aéroportuaire où M. D...servait en tant que mécanicien au sein de la base aérienne 185, ni par les relevés d'exposition externe effectués entre le 1er octobre 1974 et le 31 janvier 1975 sur cette zone et se prévaut de données relatives au cas d'un mécanicien se trouvant dans une situation comparable confirmant l'absence de contamination interne. Cependant et alors, au demeurant, que l'intéressé n'a jamais été doté d'un dosimètre individuel et n'a fait l'objet d'aucune surveillance de contamination interne, ces éléments ne peuvent suffire à établir que M. D...n'aurait subi au cours de son séjour aucune exposition aux rayons ionisants dus aux essais nucléaires et qu'ainsi sa pathologie résulterait exclusivement d'une cause étrangère à celle-ci. Il suit de là que le ministre n'est pas fondé à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé sa décision du 1er décembre 2014 de rejet de la demande d'indemnisation présentée par M.D....
9. Il résulte par ailleurs des dispositions rappelées ci-dessus de la loi du 28 février 2017, que le législateur a entendu que, lorsque le juge statue sur une décision antérieure à leur entrée en vigueur, comme en l'espèce, il se borne, s'il juge, après avoir invité les parties à débattre des conséquences de l'application de la loi précitée, qu'elle est illégale, à l'annuler et à renvoyer au CIVEN le soin de réexaminer la demande. Ainsi, le ministre n'est pas fondé, en tout état de cause, à soutenir que le tribunal n'aurait pas épuisé ses pouvoirs de juge de plein contentieux dont relève le contentieux relatif à la mise en oeuvre de ce régime d'indemnisation en prononçant seulement l'annulation de la décision du 1er décembre 2014.
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État une somme de 1 200 euros au titre des frais exposés par M. D...et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le recours du ministre des armées est rejeté.
Article 2 : L'État versera à M. D...une somme de 1 200 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M.D....
Une copie sera adressée au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Délibéré après l'audience du 25 avril 2018, à laquelle siégeaient :
M. Éric Rey-Bèthbéder, président,
M. Didier Salvi, président-assesseur,
Mme Aurélie Chauvin, premier conseiller.
Lu en audience publique le 29 mai 2018.
Le rapporteur,
Aurélie A...
Le président,
Éric Rey-BèthbéderLe greffier,
Vanessa Beuzelin
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 16BX04221