Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 18 octobre 2017, M. E..., représenté par Me C...F..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler l'arrêté du 23 décembre 2016 du préfet de l'Eure ;
3°) d'enjoindre au préfet de l'Eure, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, de lui délivrer, dans un délai d'un mois à compter de l'arrêt à intervenir, une carte de séjour temporaire mention " vie privée et familiale " ou " salarié " valable un an ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
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Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant, signée à New York le 26 janvier 1990 ;
- la directive 2003/109/UE du Conseil du 25 novembre 2003 ;
- l'accord du 17 mars 1988 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République tunisienne en matière de séjour et de travail, modifié ;
- l'accord-cadre relatif à la gestion concertée des migrations et au développement solidaire entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Tunisie et le protocole relatif à la gestion concertée des migrations, signés à Tunis le 28 avril 2008 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Dominique Bureau, première conseillère,
- et les observations de Me D...B...substituant Me C...F..., représentant M. E....
1. Considérant que M. E..., ressortissant tunisien né le 12 mars 1978, titulaire d'une carte de résident longue durée - UE délivrée par les autorités italiennes, déclare être entré sur le territoire français en décembre 2010 ; que, le 10 décembre 2015, il a sollicité son admission au séjour ; que, par un arrêté du 23 décembre 2016, le préfet de l'Eure a refusé de lui délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale ", sur le fondement des dispositions du 7° de l'article L. 313-11 et de l'article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ; que le préfet de l'Eure a, en outre, assorti ce refus d'une obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a désigné, notamment, le pays dont l'intéressé a la nationalité comme pays de renvoi ; que M. E... relève appel du jugement du 29 juin 2017 par lequel le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande en annulation de cet arrêté ;
Sur le refus de titre de séjour :
2. Considérant, en premier lieu, que l'arrêté du 23 décembre 2016 comporte un énoncé suffisant des considérations de droit et de fait sur lesquelles le préfet de l'Eure s'est fondé pour refuser de délivrer à M. E... un titre de séjour ; que cette décision répond, ainsi, aux exigences de motivation définies par les dispositions de l'article L. 211-5 du code des relations entre le public et l'administration ; que la circonstance que le préfet n'a pas mentionné l'ensemble des éléments factuels propres à la situation particulière du requérant n'est pas de nature à faire regarder la décision contestée comme insuffisamment motivée ;
3. Considérant, en deuxième lieu, qu'il ressort des pièces du dossier que M. E... et son épouse vivent ensemble sur le territoire français depuis la fin de l'année 2011, soit depuis plus de cinq ans à la date de l'arrêté du 23 décembre 2016 ; que le couple a deux enfants, nés respectivement en 2009 en Italie et en 2012 en France ; que M. E... fait valoir que sa famille est bien insérée, en raison notamment de sa propre insertion professionnelle, passée et potentielle, caractérisée par l'exercice d'une activité salariée de manoeuvre auprès de la même entreprise de novembre 2011 à avril 2014 et plusieurs propositions d'emploi, la scolarisation de ses deux enfants et les relations amicales que lui-même et son épouse ont nouées en France ; que, toutefois, mis à part une première demande d'autorisation de travail le concernant, rejetée en novembre 2014, et le formulaire d'une seconde demande d'autorisation de travail remplie en 2015, dont le dépôt n'est pas établi, il ne ressort pas des pièces du dossier que M. E... et son épouse, bien que tous deux titulaires d'une carte de résident longue durée - UE délivrée en Italie, auraient demandé leur admission au séjour sur le territoire français avant la fin de l'année 2015, alors d'ailleurs que les titres de séjour italiens détenus par M. E... et sa fille aînée ont été délivrés en 2014 ; que l'épouse du requérant fait également l'objet d'une décision de refus de titre de séjour assortie d'une obligation de quitter le territoire français ; qu'ainsi, dans les circonstances de l'espèce, eu égard notamment aux conditions du séjour de la famille en France, la décision refusant à M. E... un titre de séjour n'a pas porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée et n'a, par suite, méconnu ni les dispositions du 7° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ni les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
4. Considérant, en troisième lieu, que la décision refusant de délivrer un titre de séjour à M. E... n'a pas par elle-même pour effet de séparer les membres de la cellule familiale, compte tenu de la possibilité pour la famille de s'installer soit en Italie, soit en Tunisie, et du jeune âge des deux enfants ; que ceux-ci seront à même de reprendre une scolarité hors de France ; qu'il s'ensuit que le préfet de l'Eure ne peut être regardé comme ayant méconnu l'intérêt supérieur de ces enfants, en violation des stipulations du 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
5. Considérant, en quatrième lieu, que les éléments dont se prévaut M. E..., décrits aux deux points précédents, ne sont pas de nature à établir que le préfet de l'Eure aurait commis une erreur manifeste d'appréciation en estimant, au regard des dispositions de l'article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, que son admission au séjour au titre de la vie privée et familiale ne se justifiait pas par des motifs exceptionnels et ne relevait pas de considérations humanitaires ;
6. Considérant, en cinquième lieu, qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que, dans les circonstances de l'espèce, le préfet de l'Eure aurait, en refusant de délivrer à M. E... un titre de séjour, commis une erreur manifeste dans l'appréciation de la situation personnelle du requérant, compte tenu en particulier de ce que celui-ci n'établit pas, ni même n'allègue qu'il présenterait une qualification et une expérience professionnelles dans l'un des métiers figurant sur la liste annexée au protocole relatif à la gestion concertée des migrations entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République tunisienne des métiers ouverts aux ressortissants tunisiens sans opposition de la situation de l'emploi ; que la circonstance que la situation de la famille entrait dans les prévisions de la circulaire du ministre de l'intérieur du 28 novembre 2012 relative aux conditions d'examen des demandes d'admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne suffit pas à démontrer une telle erreur manifeste d'appréciation ;
Sur l'obligation de quitter le territoire français :
7. Considérant, en premier lieu, qu'en application des dispositions du 3° du I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, mentionné dans l'arrêté du 23 décembre 2016, l'obligation de quitter le territoire français qui assortit une décision de refus de titre de séjour n'a pas à faire l'objet d'une motivation en fait distincte de celle de cette décision ; que celle-ci, ainsi qu'il a été dit au point 2, est en l'espèce suffisamment motivée ; qu'il s'ensuit que le moyen tiré de l'insuffisante motivation de l'obligation de quitter le territoire français manque en fait ;
8. Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte de ce qui a été dit aux points 2 à 6, que les moyens tirés, par voie d'exception, de l'illégalité de la décision de refus de titre de séjour doivent être écartés ;
9. Considérant, en troisième lieu, que pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux point 3 et 4 en ce qui concerne le refus de titre de séjour, l'obligation de quitter le territoire français n'a méconnu ni les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni celles du 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
10. Considérant, en quatrième lieu, qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que, dans les circonstances de l'espèce, l'obligation de quitter le territoire français prise à l'encontre de M. E... serait entachée d'une erreur manifeste commise par le préfet dans l'appréciation des conséquences de cette mesure sur sa situation personnelle ;
Sur la décision fixant le pays de renvoi :
11. Considérant qu'il résulte des dispositions du I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que l'autorité administrative peut obliger à quitter le territoire français un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, d'un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse et qui n'est pas membre de la famille d'un tel ressortissant au sens des 4° et 5° de l'article L. 121-1, en particulier, lorsqu'il se trouve dans l'un des cinq cas de séjour irrégulier qu'elles énumèrent ; qu'aux termes du dernier alinéa du I de l'article L. 511-1 : " L'obligation de quitter le territoire français fixe le pays à destination duquel l'étranger est renvoyé en cas d'exécution d'office " ; qu'aux termes de l'article L. 513-2 du même code : " L'étranger qui fait l'objet d'une mesure d'éloignement est éloigné : / 1° A destination du pays dont il a la nationalité (...) ; / 2° Ou à destination du pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité ; / 3° Ou à destination d'un autre pays dans lequel il est légalement admissible (...). " ; qu'aux termes de l'article L. 531-1 du même code : " L'étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne (...) peut être remis aux autorités compétentes de l'Etat membre qui l'a admis à entrer ou à séjourner sur son territoire (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 531-2 du même code : " L'article L. 531-1 est applicable à (...) / (...) l'étranger détenteur d'un titre de résident de longue durée-UE en cours de validité accordé par un autre Etat membre qui fait l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire français. (...) " ;
12. Considérant que, s'il ressort de ces dispositions que le champ d'application des mesures obligeant un étranger à quitter le territoire français et celui des mesures de remise d'un étranger à un autre Etat ne sont pas exclusifs l'un de l'autre, elles doivent toutefois être interprétées à la lumière des orientations de la directive du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, dans la mesure où elles s'appliquent aux étrangers qui, bénéficiaires de ce statut dans un autre Etat membre de l'Union européenne, entrent également dans le champ d'application de la directive ; qu'en vertu du paragraphe 1 de l'article 12 et du paragraphe 3 de l'article 22 de cette directive, un Etat membre ne peut prendre une décision d'éloignement du territoire de l'Union européenne à l'encontre d'un étranger résident de longue durée dans un autre Etat membre que lorsque l'intéressé représente une menace réelle et suffisamment grave pour l'ordre public ou la sécurité publique ;
13. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, lorsqu'un étranger est résident de longue durée dans un Etat membre de l'Union européenne, il appartient au préfet d'examiner s'il y a lieu de le reconduire en priorité vers cet Etat ou de le réadmettre dans cet Etat ; que, dans le cas où le préfet décide, comme il lui est loisible, d'obliger un tel étranger à quitter le territoire français sur le fondement du I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, il ne peut désigner comme pays de destination un ou des pays n'appartenant pas à l'Union européenne qu'à la condition que l'intéressé représente une menace réelle et suffisamment grave pour l'ordre public ou la sécurité publique, à moins que l'intéressé renonce expressément sur ce point au bénéfice du statut de résident de longue durée en demandant son renvoi vers le pays dont il a la nationalité ou vers un autre pays dans lequel il serait légalement admissible ;
14. Considérant qu'il est constant qu'à la date de la décision contestée, M. E... disposait d'une carte de résident longue durée - UE d'une durée de validité illimitée délivrée par les autorités italiennes ; qu'il ne ressort pas des pièces du dossier, et n'est d'ailleurs pas allégué que l'intéressé aurait perdu le droit au statut de résident de longue durée en Italie du fait de son absence du territoire de cet Etat ; que le préfet de l'Eure n'établit pas davantage, ni même n'allègue que la présence de M. E... en France aurait représenté une menace réelle et suffisamment grave pour l'ordre public ou la sécurité publique ; que, dès lors, en désignant, ainsi qu'il l'a fait, la Tunisie comme pays à destination duquel le requérant pourra être reconduit d'office, alors que celui-ci-ci n'avait pas présenté de demande en ce sens et même s'il n'avait pas expressément manifesté le souhait d'être reconduit en Italie, le préfet de l'Eure a entaché cette décision d'excès de pouvoir ;
15. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que M. E... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande en tant seulement que celle-ci était dirigée contre la décision désignant la Tunisie comme pays de destination ;
Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :
16. Considérant que le présent arrêt rejette les conclusions dirigées contre le refus de titre de séjour et l'obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours ; que l'annulation de la décision fixant le pays de renvoi n'implique par elle-même aucune mesure d'exécution ; que, par suite, les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte présentées par M. E... doivent être rejetées ;
Sur les conclusions présentées sur le fondement des dispositions des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique et L. 761-1 du code de justice administrative :
17. Considérant que M. E... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 750 euros à verser à Me C... F...sous réserve de sa renonciation à percevoir la part contributive de l'Etat ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1701350 du 29 juin 2017 du tribunal administratif de Rouen est annulé en tant qu'il rejette les conclusions de M. E... tendant à l'annulation de la décision désignant la Tunisie comme pays de renvoi.
Article 2 : La décision fixant la Tunisie comme pays de renvoi contenue dans l'arrêté du 23 décembre 2016 pris à l'encontre de M. E... par le préfet de l'Eure est annulée.
Article 3 : L'Etat versera à Me F... la somme de 750 euros sur le fondement des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve de sa renonciation à percevoir la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... E..., au ministre de l'intérieur et à Me C...F....
Copie sera adressée au préfet de l'Eure.
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N°17DA02015