Par une requête, enregistrée le 20 août 2020, le ministre de l'intérieur demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Nantes du 23 juin 2020 ;
2°) de rejeter la demande présentée devant le tribunal administratif de Nantes.
Il soutient que :
- il entend substituer aux motifs initiaux de la décision de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France le motif tenant à ce qu'il n'a pas été demandé de visa pour deux autres membres de la fratrie dont l'intérêt est de ne pas être séparée ;
- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, il est impossible d'établir avec certitude l'identité des demandeurs de visa et leur lien avec M. F... J... S... au regard tant des actes d'état civil produits que de l'absence de possession d'état.
Par un mémoire en défense, enregistré le 21 décembre 2020, M. F... J... S..., Mme Q... et M. T... J... U..., représentés par Me Renard, concluent au rejet de la requête et à la mise à la charge de l'Etat d'une somme de 1 800 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils font valoir que les moyens soulevés par le ministre de l'intérieur ne sont pas fondés.
Vu :
- l'arrêt n° 20NT02589 du 3 novembre 2020 statuant sur la demande de sursis à exécution du jugement attaqué ;
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code civil ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme Bougrine a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. F... J... S..., ressortissant de la République démocratique du Congo, s'est vu reconnaître la qualité de réfugié le 23 octobre 2014. Les demandes de visa de long séjour présentées au titre de la réunification familiale par Mme Q..., qu'il présente comme son épouse et par les jeunes T... J... U..., E... J..., W... J... X..., K... V... et H... J..., qu'il présente comme leurs enfants, ont été rejetées par les autorités diplomatiques françaises. La commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a implicitement rejeté le recours préalable formé contre ces refus de visa. Le ministre de l'intérieur relève appel du jugement du 23 juin 2020 par lequel le tribunal administratif de Nantes a annulé cette décision implicite et lui a enjoint de délivrer les visas sollicités.
Sur le motif d'annulation retenu par les premiers juges :
2. Aux termes de l'article L. 752-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " I. - Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié (...) peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : / 1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d'au moins dix-huit ans, si le mariage ou l'union civile est antérieur à la date d'introduction de sa demande d'asile ; / 2° Par son concubin, âgé d'au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d'introduction de sa demande d'asile, une vie commune suffisamment stable et continue ; / 3° Par les enfants non mariés du couple, âgés au plus de dix-neuf ans. / Si le réfugié (...) est un mineur non marié, il peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint par ses ascendants directs au premier degré. / L'âge des enfants est apprécié à la date à laquelle la demande de réunification familiale a été introduite. / II. - Les articles L. 411-2 à L. 411-4 et le premier alinéa de l'article L. 411-7 sont applicables. / La réunification familiale n'est pas soumise à des conditions de durée préalable de séjour régulier, de ressources ou de logement. / Les membres de la famille d'un réfugié (...) sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. / Pour l'application du troisième alinéa du présent II, ils produisent les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié (...). En l'absence d'acte de l'état civil ou en cas de doute sur leur authenticité, les éléments de possession d'état définis à l'article 311-1 du code civil et les documents établis ou authentifiés par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, sur le fondement de l'article L. 721-3 du présent code, peuvent permettre de justifier de la situation de famille et de l'identité des demandeurs. Les éléments de possession d'état font foi jusqu'à preuve du contraire. Les documents établis par l'office font foi jusqu'à inscription de faux. / La réunification familiale ne peut être refusée que si le demandeur ne se conforme pas aux principes essentiels qui, conformément aux lois de la République, régissent la vie familiale en France, pays d'accueil. / Est exclu de la réunification familiale un membre de la famille dont la présence en France constituerait une menace pour l'ordre public ou lorsqu'il est établi qu'il est instigateur, auteur ou complice des persécutions et atteintes graves qui ont justifié l'octroi d'une protection au titre de l'asile. ".
3. Aux termes de l'article L. 111-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " La vérification de tout acte d'état civil étranger est effectuée dans les conditions définies par l'article 47 du code civil. / Le demandeur d'un visa pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois, ou son représentant légal, ressortissant d'un pays dans lequel l'état civil présente des carences, qui souhaite rejoindre ou accompagner l'un de ses parents mentionné aux articles L. 411-1 et L. 411-2 (...), peut, en cas d'inexistence de l'acte de l'état civil ou lorsqu'il a été informé par les agents diplomatiques ou consulaires de l'existence d'un doute sérieux sur l'authenticité de celui-ci qui n'a pu être levé par la possession d'état telle que définie à l'article 311-1 du code civil, demander que l'identification du demandeur de visa par ses empreintes génétiques soit recherchée afin d'apporter un élément de preuve d'une filiation déclarée avec la mère du demandeur de visa. (...) ". L'article 47 du code civil dispose : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. ".
4. Par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a notamment considéré qu'en estimant que les actes produits par les demandeurs de visa ne permettaient pas d'établir leur identité et, partant, leur lien familial avec M. J... S..., la commission de recours a commis une erreur d'appréciation.
En ce qui concerne Mme Q... :
5. Le ministre de l'intérieur fait valoir qu'alors que le certificat tenant lieu d'acte de mariage établi le 7 octobre 2015 par le directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, sur le fondement des dispositions de l'article L. 721-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, indique que l'épouse de M. J... S... est Mme P... née le 20 décembre 1978 de M. M... et de Mme A... C..., l'intéressée a produit à l'appui de sa demande de visa les copies d'un jugement supplétif d'acte de naissance, d'un acte de naissance et d'un passeport dont il ressort qu'elle serait née le 26 décembre 1978 et que ses parents seraient M. D... N... et Mme C... G.... Toutefois, M. J... S... a alerté l'administration française et entrepris, tant auprès des autorités françaises que congolaises, des démarches en vue de faire corriger sur son acte de mariage l'erreur concernant la date de naissance de son épouse. En outre, en ce qui concerne les parents de cette dernière, les légères variations orthographiques constatées entre le certificat tenant lieu d'acte de mariage et les documents d'état civil produits à l'appui de la demande de visa de même que l'énumération complète des noms et prénoms dans ces documents ne caractérise aucune fraude ni n'est de nature à les priver de valeur probante.
En ce qui concerne les enfants T... J... U..., E... J..., W... J... X..., K... V... :
6. Pour établir l'identité de ces enfants ainsi que leur lien de filiation, ont été produits pour chacun d'eux un jugement supplétif d'acte de naissance du 22 septembre 2016, le volet n° 1 de l'acte de naissance transcrivant le jugement supplétif et une copie intégrale d'acte de naissance.
7. Premièrement, il ressort des pièces du dossier que les documents d'état civil ci-dessus mentionnés ont été obtenus à l'issue de démarches entreprises devant le tribunal pour enfants R... et le service de l'état civil de la commune de Makaka par un avocat pour le compte de M. J... S..., alors réfugié en France. Ainsi, si les volets n° 1 indiquent " a comparu J... S... Freddy ", ces pièces ont été signées par l'avocat de M. J... S... sous la mention " Le déclarant, son conseil ". Contrairement aux allégations du ministre, les copies intégrales d'acte de naissance produites ne comportent pas la signature de M. J... S... mais se bornent à renseigner que les actes de naissance originaux ont été signés en son nom.
8. Deuxièmement, si les actes de naissance considérés comportent des informations relatives aux dates et lieux de naissance des parents ainsi qu'à leurs nationalités et professions qui ne sont pas contenues dans le dispositif des jugements supplétifs, il n'est pas démontré que cette circonstance serait constitutive d'une fraude ni même d'une irrégularité au regard du droit local, et en particulier de l'article 106 du code de la famille congolais. Les requérants produisent, à l'inverse, deux courriers par lesquels le responsable du service juridique de l'Ambassade de la République démocratique du Congo en France explique, d'une part, que " certaines informations telles que les noms et adresse des parents doivent nécessairement être identiques, et sur le jugement et sur l'acte de naissance (...) / Quant aux informations relatives à la profession, lieux et dates de naissance, elles peuvent ne pas être mentionnées dans le jugement car elles seront complétées lors de la rédaction de l'acte de naissance et ce, conformément aux dispositions des articles 92 et suivants du Code de la Famille congolais. Cela n'entache en rien la validité de l'acte naissance " et, d'autre part, que " Le contenu d'un acte de naissance est fixé aux articles 84, 92, 93, 95, 96, 97 et 118 du Code de la Famille congolais en vigueur. Par conséquent, il n'appartient pas au juge d'en déterminer le contenu. L'officier d'état civil lui-même se trouve dans une situation de compétence liée, car il doit suivre le modèle déterminé par ces dispositions légales. C'est en cas de manquement à ces obligations légales que l'acte n'aurait pas de valeur juridique probante de naissance. ".
9. Troisièmement, le formulaire de la demande d'admission au séjour au titre de l'asile formée par M. J... S... le 19 août 2013 indique que l'enfant E... serait né le 15 novembre 2002 et que l'enfant K... serait décédé. Toutefois, M. J... S... a de manière constante déclaré auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides que son fils E... était né le 15 décembre 2002. La discordance isolée relevée par le ministre à propos de la date de naissance d'E... constitue une simple erreur matérielle entachant le formulaire ci-dessus mentionné. Par ailleurs, il ressort des explications circonstanciées des requérants que, lors de l'arrivée en France de M. J... S..., son épouse avait elle-même fui la République démocratique du Congo avec leur plus jeune fils K... et que, à défaut de nouvelles et compte tenu d'informations reçues d'un tiers, M. J... S... a, à tort, cru à cette date que son fils était décédé. Les fiches familiales de référence remplies en 2014 et 2018 font bien état de l'existence de cet enfant à propos duquel ont été établis en 2016 et 2017 les documents d'état civil mentionnés au point 6.
En ce qui concerne l'enfant H... J... :
10. Si l'acte de naissance du jeune H..., né le 4 septembre 2013, a été dressé le 17 décembre 2013, soit au-delà du délai de déclaration de 90 jours suivant la naissance prévu par l'article 116 du code de la famille congolais, cette irrégularité ne suffit pas, en l'espèce, à regarder cet acte comme entaché de fraude ni à lui ôter toute valeur probante alors que les requérants font valoir que les services compétents sont parfois amenés à déroger aux règles en vue de favoriser l'enregistrement des naissances à l'état civil très insuffisant en République démocratique du Congo. Par ailleurs, l'acte de naissance critiqué enregistre la déclaration de naissance reçue de la mère et non, contrairement aux allégations du ministre, de M. B... O..., lequel est l'officier d'état civil ayant enregistré cette déclaration.
11. Il résulte de ce qui a été dit aux points 5 à 10 qu'en estimant que l'identité des demandeurs et leur lien familial avec M. J... S... n'étaient pas établis, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a fait une inexacte application des dispositions précitées.
Sur la demande de substitution de motif :
12. Le ministre de l'intérieur ne conteste pas l'illégalité, censurée par les premiers juges, des deux autres motifs sur lesquels la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France s'est fondée. Il demande en revanche que soit substitué aux motifs initiaux de la décision de la commission le motif tiré de ce que M. J... S... a deux autres filles vivant en République démocratique du Congo pour lesquelles il n'a pas été demandé de visa de long séjour au titre de la réunification familiale et qu'il est dans l'intérêt de la fratrie de ne pas être séparée.
13. Aux termes des dispositions du second alinéa de l'article L. 411-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, que l'article L. 752-1 rend applicables à la réunification familiale, " Le regroupement familial est sollicité pour l'ensemble des personnes désignées aux articles L. 411-1 à L. 411-3. Un regroupement partiel peut être autorisé pour des motifs tenant à l'intérêt des enfants. ".
14. Il est constant que M. J... S... est le père de deux jeunes filles nées en 2009 et 2012 d'une relation extra-conjugale. Les requérants indiquent que celles-ci vivent auprès de leur mère et non au sein de leur cellule familiale. Ces deux enfants ne peuvent, en l'espèce, être regardées comme formant avec les demandeurs de visa la famille du réfugié dont la réunification ne peut, en principe, être partielle en application des dispositions combinées de l'article L. 752-1 et de l'article L. 411-4. Le ministre de l'intérieur ne peut, par suite, utilement faire valoir que la décision de la commission est légalement justifiée par ce motif.
15. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a annulé cette décision et lui a enjoint de délivrer les visas sollicités.
Sur les frais liés au litige :
16. Il y a lieu, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat le versement aux requérants de la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
Article 1er : La requête du ministre de l'intérieur est rejetée.
Article 2 : L'Etat versera aux requérants la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et à M. F... J... S..., Mme Q... et M. T... J... U....
Délibéré après l'audience du 30 mars 2021, à laquelle siégeaient :
M. Pérez, président de chambre,
Mme Douet, président assesseur,
Mme Bougrine, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 20 avril 2021.
Le rapporteur,
K. Bougrine
Le président,
A. PEREZLe greffier,
A. BRISSET
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 20NT02590 2